DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 7

Par Sylvain Lavallée, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Somatic Films

I’M NOT EVERYTHING I WANT TO BE (JEŠ NEJSEM, KÝM CHCI BÝT)

Klára Tasovská  |  République tchèque / Slovaquie / Autriche  |  2024  |  90 minutes  |  Panorama Dokumente

Cette biographie photographique de la récemment célèbre Libuše Jarcovjáková, surnommée « Nan Goldin de la Prague soviétique » par le New York Times en 2019, rappelle un peu le All the Beauty and the Bloodshed (2022) de Laura Poitras, en cela qu’il s’articule autour d’un dispositif simple de photos commentées en voix off par l’artiste, qui s’adresse à nous comme à son journal intime. La différence ici, c’est la nature extrêmement dynamique et expressive du montage qui, non seulement donne vie aux images grâce à des processus d’animation séquentielle et de paysages sonores incantatoires, mais permet aussi d’exprimer par diverses manœuvres rythmiques et graphiques les différents états d’esprit de son sujet. Cette tactique s’accorde d’ailleurs parfaitement à la nature du travail photographique de Jarcovjáková, dont les imperfections, les flous et les contrejours permettent de cristalliser ses humeurs de façon impressionniste. 

On assiste ainsi à un récit de soi richement étoffé par une quantité de matériau intarissable — le fait que l’artiste ait documenté sa vie avec une telle assiduité semble trouver ici une finalité inattendue, produit d’un travail de recherche héroïque. Mais c’est aussi un inestimable portrait d’époque que constitue le film, qui s’intéresse à quelques événements charnières de l’histoire européenne, incluant l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968 et la chute du Mur de Berlin en 1989. Comme dans le film de Poitras, la perspective adoptée est celle des marginaux, qui se livrent ici à la caméra sans pudeur et sans artifice, dans toute leur beauté excentrique. Il y a d’abord Jarcovjáková et ses amant·e·s, qui s’offrent volontiers à l’objectif, les travailleur·euse·s praguois·es dionysiaques de la période communiste, les Roms « étranger·ère·s dans leur propre pays », les queers flamboyant·e·s du T-Club, les exilées tchécoslovaques et les designers de mode au Japon, puis, dans un moment d’allégresse salutaire, les foules en liesse abattant le Mur de Berlin. La photographe immortalise instinctivement des merveilles éphémères, des bacchanales et des moments fugaces, mais aussi des souvenirs cruciaux de l’histoire mondiale, nous guidant généreusement à travers le parcours simultané d’une artiste et d’un monde qui se cherchent… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Chloé Galibert-Laîné


prod. Chernin Entertainment / Twentieth Century Fox

I WOULD LIKE TO RAGE
Chloé Galibert-Laîné  |  France  |  2023  |  11 minutes

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DICKS: THE MUSICAL
Larry Charles  |  États-Unis  |  2023  |  86 minutes

Programme « Sound & Fury »  |  Woche der Kritik

Il y a de ces soirées de débat à la Semaine de la critique de Berlin qui finissent par prendre le dessus sur les films, à la fois dans la durée (deux heures de discussion pour moins d’une heure quarante de métrage) et dans le souvenir de l’expérience, s’amoncelant en une traversée intellectuelle qui s’avère plus marquante que la somme de toutes ses parts. Cette soirée, la quatrième, était à compter parmi celles-là. Le simple choix problématique de la programmation n’y est sans doute par pour rien, puisque cette dernière joue d’un mariage forcé entre I Would Like to Rage  un essai vidéo magnifique, émouvant, sur la difficulté pour les femmes et les personnes s’identifiant comme telles à s’approprier un droit à la rage comme exutoire des traumas passés et en particulier ceux liés à l’inceste  et Dicks: The Musical  le nouveau film de Larry Charles, dont l’histoire tourne autour d’un couple de jumeaux cédant éventuellement à la passion incestueuse et professant leur amour (après tout, love is love). 

La conjonction a eu l’effet d’un bouquet de dynamites. Galibert-Laîné n’ayant pas encore vu Dicks, on imagine sa (mauvaise) surprise lorsqu’ielle a réalisé la connexion sournoise entre son film puissamment fragile et la farce musicale et anarchique écrite et interprétée par les deux nouveaux venus de la scène humoristique new-yorkaise, Josh Sharp et Aaron Jackson (qui brillaient par leur présence désinvolte à la soirée). À la défense de la Semaine de la critique, son directeur artistique Dennis Vetter, qui modérait aussi la discussion suivant le programme double, a ouvert la soirée en expliquant que le comité de programmation n’avait compris que trop tard le lien aussi fortuit que troublant entre les deux œuvres. Galibert-Laîné, qui aurait ensuite bien pu retirer son film comme il est maintenant coutume de le faire en de telles circonstances, a toutefois tenu à le maintenir afin de provoquer un débat sur les responsabilités de l’humour vis-à-vis des expériences intimes d’autrui. Seul compromis : ielle ne serait pas présente pour assurer une « défense » de son film face aux humoristes américains, ielle participerait plutôt au débat par l’entremise d’une lettre d’explication lue à la fin de Dicks, tout juste avant l’ouverture de la discussion. « Il y a des blagues qui guérissent et il y a des blagues qui blessent », entendait-on après avoir vu Bowen Yang jouer un Dieu queer revêtu d’une robe aux vitraux orgiaques.

Avec la participation additionnelle de l’humoriste allemande İdil Baydar, une sommité nationale de la comédie potache, puis de Margarita Tsoumou, une dramaturge et théoricienne du théâtre spécialisée dans les enjeux queers, la discussion avait pile ce qu’il fallait de réflexion engagée et de malaise apparent pour susciter l’attention d’une salle plus captivée que captive. En ramenant constamment au centre des enjeux discutés la présence du film d’introduction et de la lettre de Galibert-Laîné (alors qu’il aurait été si facile de lire son mot et d’ensuite oublier son court enterré par le long), les deux invités étasuniens ont dû se confronter à la culture du débat à l’allemande, devant accepter de s’inscrire dans une discussion à la fois sensible et théorisante, et qui allait les mener bien plus loin que les discours anecdotiques sur la comédie grivoise qu’ils pratiquent. Discussions sur les différentes postures de l’humour qui se veut subversif (tendu entre le sérieux du sujet et la sincérité de la démarche), autocritique de la blague poussive à souhait (« How far do you go in order to do what? »), voilà qui a été, quoique discrètement durant ce séjour festivalier à Berlin, un haut point unique à ce genre d’événement ou ni la parole, ni le cinéma, ne sont tenus pour acquis. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Ulrich Seidl Filmproduktion

THE DEVIL’S BATH (DES TEUFELS BAD)
Veronika Franz et Severin Fiala  |  Autriche / Allemagne  |  2024  |  121 minutes  |  Compétition officielle

Dans l’Autriche du 18e siècle, une femme vole un bébé laissé sans surveillance par une famille de paysans, puis le jette du haut d’une chute, d’où son corps tombe en frappant les saillies rocheuses dans une démonstration de violence inutile au récit. La femme est décapitée, puis son corps est exposé dans la forêt pour servir d’avertissement. Mais qu’est-ce qui explique son geste ? Nous le comprendrons en assistant au récit d’Agnes qui, après son mariage avec Wolf (oui, Agnes et Wolf, on ne fait pas exactement dans la subtilité ici), sombre dans la folie lorsque son mari, impuissant, échoue à la mettre enceinte. 

Je ne sais pas si c’est un ras-le-bol pour la complaisance sadique et le formalisme glacial d’un certain cinéma d’horreur auteuriste, ou un malaise grandissant face au féminicide « artistique », mais quelque chose s’est brisé aujourd’hui entre moi et le duo de Franz et Fiala. Déjà, le déplacement de l’action de l’Autriche moderne vers la campagne d’il y a trois siècles dérange — sans doute parce que l’esthétique de la cruauté perd de son intérêt si elle ne s’accompagne pas d’une critique de la bourgeoisie ou d’une souillure de cet univers, surtout qu’ici, les images « abjectes » de corps étêtés et de carcasses d’animaux s’inscrivent dans la « normalité » de l’époque, dure pour les femmes nous dit-on, comme pour en faire la critique tout en se vautrant dans le spectacle de sa barbarie. En cela, le film, et particulièrement sa conclusion sanglante, démontre une certaine hypocrisie, surtout que la tradition du « folk horror» contemporain dont il s’inspire tend généralement à réhabiliter et à émanciper les figures féminines traditionnellement ostracisées. Ici, la démonstration des injustices faites aux femmes s’exprime presque uniquement par l’avilissement d’Agnes, le spectacle de son corps traîné sur le sol, transporté comme une poche, percé, tuméfié, souillé de vomi, les doigts de son mari dans la bouche ou les joues creusées de larmes devant Dieu, dans des compositions hyper soignées qui ne sont d’aucun réconfort pour faire passer la pilule. On n’accède surtout jamais vraiment à son intériorité ou à sa psychologie, de sorte qu’elle ne génère de l’empathie que par sa souffrance, comme un symbole de féminité essentialisée, affiliée à la nature et à un désir de maternité dévorant qui s’épanche dans une iconographie menstruelle monstrueuse, confirmant ainsi le rôle de la mère comme victime sacrificielle centrale dans les rituels cinématographiques de Franz et Fiala. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Netflix / Tango Entertainment / et al.

SPACEMAN
Johan Renck | États-Unis | 2024 | 106 minutes | Berlinale Speciale Gala

Nous savons depuis Punch-Drunk Love (2002) au moins qu’Adam Sandler est capable de détourner son personnage habituel pour l’amener de façon convaincante vers le drame. Il n’a plus rien à prouver, mais Spaceman n’en semble pas si sûr, tant le visage de la star est marqué par les cernes, la fatigue et la dépression, jusqu’à ce qu’il en devienne méconnaissable. Cette mise en scène insistant sur la tristesse démontre un irritant manque de confiance envers l’acteur, pourtant tout à fait apte à jouer un homme qui a construit sa propre solitude en étant incapable de s’intéresser réellement aux autres. Un peu comme Brad Pitt dans Ad Astra (2019), partir découvrir les mystères de l’univers (ici un phénomène étrange apparu aux confins de notre système solaire) ramène le protagoniste à lui-même, à ses problèmes psychologiques. Si chez James Gray cela suggérait que la psyché humaine est aussi vaste et infinie que le cosmos, avec Johan Renck nous avons plutôt l’impression d’esquiver les questions existentielles pour se refermer sur la morale la plus clichée possible, exprimée avec une emphase ampoulée qui rend le tout parfaitement ridicule. 

Trop bavard, trop explicatif, trop simpliste et trop grossier, Spaceman gaspille le potentiel de sa prémisse pour l’utiliser de la manière la plus ennuyante imaginable : quand une tarentule géante s’infiltre dans le vaisseau de Jacob (Sandler), elle deviendra la thérapeute idéale, puisqu’elle possède une sagesse éternelle (elle existe depuis la nuit des temps) et le pouvoir de visionner la mémoire des autres. Cela s’avère fort pratique pour le scénariste, le concept autorisant moult retours en arrière inutiles pour saisir la relation de Jacob à sa femme (Carey Mulligan), qui l’attend sur Terre. Paul Dano prête sa voix au monstre, en contre-emploi lui aussi, alors qu’il a recours à un ton calme et posé bien distinct de celui de ses personnages habituels, pathétiques et emplis de haine envers eux-mêmes. C’est sans doute ce qui fonctionne le mieux, les interprétations senties de Sandler et Dano donnent un peu de vie à la relation d’amitié qui s’établit entre leurs deux personnages, mais autour d’eux tout paraît fade et désincarné, la mise en scène peinant à nous faire ressentir l’apesanteur, à rendre concrète la créature de CGI, à éveiller notre émerveillement devant les étendues majestueuses de l’espace. Il ne reste qu’un simulacre vide d’œuvres de science-fiction des dernières années, Ad Astra mais aussi Interstellar (2014), Gravity (2013) ou même Mission to Mars (2002), le prédécesseur trop peu apprécié de tous ces films qui utilisent le prétexte du voyage intersidéral pour parler de deuil, de solitude et d’amour. (Sylvain Lavallée) 

 


prod. Cinéfrance Studios / Archipel 35 / Dune Vision

BLACK TEA
Abderrahmane Sissako  |  France / Mauritanie / Luxembourg / Taïwan / Côte d’Ivoire  |  2024  |  117 minutes  |  Competition 

Une fiancée ivoirienne dit « Non » au moment le plus fatidique de sa cérémonie de mariage. Elle formule ce refus tout juste après que celui qui ne sera finalement jamais son époux ait tué une fourmi noire grimpant le long de l’étoffe blanche de sa robe. Elle n’aurait pas été heureuse avec lui, alors autant prendre la fuite, loin de cette société qui l’a contrainte au mariage. La déterritorialisation est brutale : Aya débarque en Chine (ou à Taïwan — le lieu du tournage — bien que le film se garde de le préciser), dans un quartier que ses habitant·e·s appellent Chocolate City et où ont trouvé refuge des membres de la diaspora africaine. Iels s’entremêlent au quotidien chinois, pratiquant un mandarin impressionnant que le cinéaste Sissako ne se lasse pas de mettre en valeur par son scénario dépourvu de subtilité. 

Aya dit bonjour à la cliente chinoise du salon de coiffure, à la cuisinière de rue, aux policiers ; la caméra réduit son expérience migratoire au parcours d’une cité affable, sorte de Animal Crossing sino-africain qui s’avère dépouillé de toute approche critique. Car au fond, Black Tea n’a pas grand-chose à offrir si ce n’est cette romance bourgeoise entre sa protagoniste et le propriétaire d’un comptoir de thé, qui se charge de transmettre à sa nouvelle protégée le secret de cérémonies ancestrales minutieuses. Les mains frottent les feuilles pour en faire sortir les arômes, les paumes se caressent, la proximité physique s’immisce dans un récit où le lourd passé de chacun cherche à se réconcilier avec un présent que chacun·e souhaite émanciper des diktats de l’origine culturelle. Rien de plus noble sur papier, mais lorsqu’on sait dans quelle mesure les liens entre la Chine et l’Afrique s’annoncent de plus en plus centraux dans un avenir proche tout en demeurant inexplorés par le film (la « nouvelle route de la soie » n’est mentionnée que de façon anecdotique par un grand-père raciste), quand on sait à quel point l’intégration des étranger·ère·s en Chine est une entreprise ardue, complexe et surtout révélatrice de nombreuses tares culturelles autant qu’économiques, on se dit bien rapidement que Sissako, qui avait pourtant toujours fait un grand cinéma de survie, sur la nécessité d’exister, passe complètement à côté du sujet qu’il a à portée de main. Dans ce film de cuisines luxueuses où toute réalité sociale semble évacuée au profit d’une utopie interculturelle, il ne reste enfin que ce papillon jaune se posant sur la main d’Aya alors qu’elle visite une plantation de thé en compagnie de celui qui vient tout juste de lui déclarer son amour. Ce renvoi à la fourmi noire du début et un énième surlignage dont la symbolique ethnologique est douteuse, à défaut d’être convaincante. (Mathieu Li-Goyette)

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Article publié le 24 février 2024.
 

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