prod. La pobladora/Pelicano cine/Desvia/Baldr Film
WINDOW BOY WHO WOULD ALSO LIKE TO HAVE A SUBMARINE
Alex Piperno | Uruguay, Argentine, Brésil, Pays-Bas, Philippines | 2020 | 85 minutes | Berlinale Forum
La nature de l’expérience cinématographique que propose Window Boy est déjà explicite dans son synopsis : un mousse travaillant sur un bateau de croisière patagonien use d’une porte dérobée dans la cale du vaisseau pour rejoindre l’appartement d’une femme sud-américaine tandis qu’un groupe de villageois philippins tente d’exorciser une remise de béton exposée par hasard sur le sommet d’une montagne feuillue. Mais où exactement mène la porte de cette remise ? Sur l’appartement ou sur le navire ? Sur un autre lieu encore ? C’est ce que nous découvrirons à la toute fin de ce récit ludique quasi fantastique, quasi réflexif, toujours très beau à voir, mais trop peu substantiel pour la satiété cinéphile.
Window Boy est un film de portes, et par extension, un film sur le pouvoir thaumaturgique du montage comme liant entre des espaces disjoints. Il y a peu de choses à ajouter sur la démarche auteurielle tant elle est immédiatement intelligible : les personnages passent magiquement d’un espace à l’autre, et la gestion du hors-champ est à l’avenant, poussant le spectateur à deviner sans cesse d’où apparaîtront ceux-ci ; le montage fait du distinct du contigu, et les protagonistes sondent avec curiosité les espaces impossibles ainsi créés, au gré de plans parfois fort astucieux (celui du double pilier en miroir notamment, sur la surface duquel se dédoublent les personnages). Il n’y a pas grand-chose à rajouter, sauf pour louer l’excellence du travail photographique qui, à défaut de pourvoir au film un lustre fantastique, lui offre du moins un fini pittoresque fort appréciable ; j’ai longtemps été tenté en fait de décrire le film comme une balade initiatique dans un album photo. Notons également le caractère irrésistible de la dernière scène qui, en joignant aussi habilement les trois espaces diégétiques, réitère la cohérence synthétique de l’œuvre, à laquelle on ne peut finalement reprocher grand-chose, sauf son incapacité à transcender la prémisse pourtant si intrigante qui la sous-tend. (Olivier Thibodeau)
prod. Dezenove Som e Imagens/Good Fortune Films
TODOS OS MORTOS
Caetano Gotardo et Marco Dutra | Brésil/France | 2020 | 120 minutes | Berlinale Competition
À l’image des meilleurs films historiques, Todos os Mortos (All the Dead Ones) est étiré entre deux ères qui servent de paradigmes narratifs et symboliques, comme dans les œuvres de Lucrecia Martel, d’Albert Serra ou de Visconti, ces films amples, généreux, qui doivent à la fois évoquer la stabilité d’un présent reconstitué tout en laissant deviner la fragile incertitude d’un avenir trop bien connu. C’est donc dans ce Brésil de 1899 où le duo Caetano Gotardo et Marco Dutra campe sa réflexion sur la transformation postcoloniale, soit dix ans après l’indépendance du pays et douze ans après l’abolition de l’esclavage. À ce moment bien précis, où une première génération d’enfants d’ex-esclaves atteint l’âge de raison sans jamais avoir connu la condition première de leurs parents, une autre génération de coloniaux sur le point de trépasser se rappelle avec nostalgie la grande époque de leurs plantations de café et de leurs servantes dociles.
Inversement, depuis ce retournement de situation et les liens coupés avec la métropole portugaise, les richesses commencent à manquer en même temps que les ex-esclaves, toujours stigmatisés, malgré leur volonté d’insertion, malgré leur conversion au catholicisme, peinent à trouver leur place dans une société qui n’accepte toujours pas la couleur de leur peau ni leur héritage culturel. C’est à travers ces tensions intrinsèques à l’époque qu’on découvre minutieusement (sans quelques caractérisations un peu soulignées – comme la matriarche mourante représentant l’ex-colonie « abandonnée » ou le père absent incarnant le Portugal retiré) la belle complexité des liens qui unissent cette famille blanche à leur entourage métissé. De la difficulté pour la vieille fille de la famille, Ana (Carolina Bianchi, parfaitement placide) à trouver un époux qui partage le teint de sa peau à sa sœur religieuse qui ira jusqu’à embaucher une ancienne esclave pour qu’elle détourne des rites angolais ancestraux pour simuler un rituel de guérison, Todos os Mortos repose sur « tous ces cadavres » qui composent une histoire coloniale, avec ses fantômes, ses contradictions, et surtout ses désirs de vouloir racheter des fautes historiques bien trop lourdes pour qu’il en incombe à des individus de les compenser. Alors que peu à peu la famille blanche se décompose dans sa demeure délabrée et que le jeune garçon de la guérisseuse improvisée est charmé par le jeu de piano d’Ana, un affrontement culturel se prépare.
Au cœur de cette mise en scène picturale on retrouve le regard exceptionnel d’Hélène Louvart (directrice photo d’Alice Rohrwacher ou du Pina de Wenders notamment), qui travaille la couleur des peaux comme les unités de base d’une expression chromatique tout en nuances, privilégiant un style distancié, analytique, qui observe les personnages s’enfoncer dans la nuit noire du racisme et de l’intolérance, les Noirs se perdant dans l’obscurité et les Blancs devenant de plus en plus nacrés, livides. Ce qui devait être au départ un échange interculturel (comme apprendre au garçon à jouer une polka au piano) devient une agression culturelle, une appropriation forcée, humiliante, qui sert à re-hiérarchiser implicitement ce qui était censé avoir été réglé par l’indépendance et l’abolition de l’esclavage. C’est aussi pourquoi, passé un certain point névralgique du récit, les traces du présent se font progressivement plus apparentes, par des graffitis, des tours à bureaux, dans une superposition historique qui secoue le dispositif cinématographique en réduisant les trames du récit au profit d’un discours qui s’affine en s’épurant. Alors que Gotardo et Dutra confirment leur statut de nouveaux cinéastes à suivre, leur film s’inscrit en porte-à-faux d’un Brésil actuellement soumis à l’extrême droite de Bolsonaro, à la fois comme un regard historiquement lucide et comme un film de front, dont toutes les logiques duelles participent à le rendre doublement nécessaire. (Mathieu Li-Goyette)
prod. Rei Cine/Picnic Producciones
THE INTRUDER
Natalia Meta | Argentine, Mexique | 2020 | 90 minutes | Berlinale Competition
Le sous-texte queer de cette œuvre bancale, alternativement hypnotique et frustrante, est un peu malhabile, mais il est surtout coincé si inextricablement dans un embrouillamini d’effets d’horreur et de mécanismes dramatiques usés qu’on le perd dans le même dédale symbolique qui engloutit tout le propos du film. Fidèle à son titre hypergénérique, c’est en effet avec une certaine complaisance que The Intruder plonge et replonge à gué dans les lieux communs du cinéma d’épouvante, pourvoyant au canon une fausse nouveauté (l’idée de possession sonore), avec laquelle il brode maladroitement, particulièrement au vu du fait embarrassant qu’il est souvent impossible pour le spectateur de distinguer les bruits extradiégétiques des bruits intradiégétiques, sources de la menace qui pèse sur la protagoniste. La surenchère de pistes narratives et d’autres menaces potentielles, assimilable à un désir maniaque de brouiller les pistes et d’épaissir la matière onirique qui seule sert de ciment entre les différentes séquences a quant à elle pour effet de court-circuiter le pouvoir d’évocation des images pourtant fort travaillées de Meta qui, hors d’un contexte sociologique et psychologique adéquat, ne sont finalement que ça : des images désarticulées, issues des rêves d’un personnage éthéré dont on se fout éperdument.
C’est dommage puisque l’œuvre portait en germe le potentiel hallucinatoire d’un Berberian Sound Studio (2013) féministe, auquel elle ne fait finalement qu’emprunter des éléments superficiels. Le film dans le film qu’on voit dans la scène d’introduction ne constitue en ce sens qu’une matrice formelle cohérente, en cela qu’elle laisse présager les ennuyeux emboîtements oniriques qui constitueront le cœur de l’œuvre. On voit dans cette scène une jeune Japonaise victime d’un bourreau dans une sorte de film d’horreur BDSM que double la figure d’Inés (hypnotique, mais impuissante Érica Rivas), sur le visage de qui en sont projetées les images reflétées. Le rapport à l’image et au son qu’entretient la protagoniste est déjà très complexe, mais il se complexifie ensuite en se dispersant à tout vent. Tout débute lors des vacances de celle-ci dans un tout-inclus brésilien, où l’accompagne son copain macho de service. Après une altercation violente entre les amants, durant laquelle Inés se réfugie aux toilettes et évoque à demi-mot un rêve d’enfance récurrent où sévit un monstre insubstantiel qui lui susurre des horreurs, le macho de service tombe du balcon et plonge vers sa mort. Le film semble vouloir nous convier à un giallo assez classique, où la protagoniste devra enquêter sur les causes de la mort de l’homme, mais il se résorbe ensuite dans une sorte de méli-mélo d’horreur, alors que, trois mois plus tard, celle-ci est hantée par divers bruits et figures potentiellement réelles ou irréelles, posées çà et là au gré d’une narration en zigzag qui se termine avec une scène si belle et si mémorable qu’on aurait aimé qu’elle constitue le faîte d’un parcours dramatique digne de ce nom. (Olivier Thibodeau)
prod. Insolence Production/Les Films Fauves/Kwassa Films
JUMBO
Zoé Wittock | France, Belgique, Luxembourg | 2019 | 94 minutes | Berlinale Generation 14plus
Les mots de mon professeur de Social Deviance résonneront toujours avec la même intensité dans ma tête : « les humains sont les seuls animaux qui peuvent baiser n’importe quoi ». Et pourquoi pas ? Après tout, les objets sont toujours à l’écoute, ils sont toujours disponibles, ils ne sont pas teigneux, maussades ou mesquins, surtout, ils ne risquent pas de briser le cœur de personne, même si on leur prête des traits humains, comme c’est le cas ici. En effet, le véritable tour de force que réalise Zoé Wittock dans son premier long-métrage, c’est la mise en scène d’une histoire d’amour réciproque entre sa jeune protagoniste et le manège titulaire, qu’elle cadre a priori comme une passion unilatérale, interdite, assimilable au lesbianisme (via des plans de récurage des lumières qui ressemblent étrangement à des plans de stimulation clitoridienne), mais qui se mue bientôt en fulgurante romance fusionnelle, garante des plus belles scènes de son œuvre, rappelant tour à tour le meilleur de la science-fiction mainstream et de la science-fiction indépendante (de Close Encounters of the Third Kind [1977] à Beyond the Black Rainbow [2010] notamment).
Jumbo, c’est l’histoire de Jeanne (Noémie Merlant, vedette du Portrait de la jeune fille en feu [2019], méconnaissable et peu crédible ici en personnage quinze ans plus jeune), adolescente renfermée à la sexualité bourgeonnante, encadrée maladroitement dans son processus initiatique par une mère dévergondée et vulgaire qui aurait préféré l’enfanter avec son vibrateur plutôt qu’avec son ex-mari, de qui elle est encore amoureuse malgré elle. Cette histoire de vibrateur est d’ailleurs très révélatrice puisque c’est aussi d’une machine (le nouveau manège du parc d’attractions où elle travaille) que s’entichera finalement Jeanne, question de pallier l’imbécillité profonde des garçons de son entourage, au grand dam de ces derniers d’ailleurs, et de sa mère, qui la croient tous folle et la réprimandent comme telle. En filigrane, c’est donc l’histoire de toutes les sexualités dites déviantes à laquelle on assiste, et de l’ostracisme social dont sont victimes ses adeptes aux mains des conservateurs sans imagination qui se revendiquent bruyamment de la normalité. D’ailleurs, cette plèbe est montrée ici de façon grotesque, caricaturale même, et c’est à la fois pour le meilleur et pour le pire.
Les personnages sont minces dans Jumbo, et ils sont mal interprétés. Leurs récits sont schématiques et familiers, de sorte qu’il est dur de vraiment s’investir émotionnellement dans le récit. Le machisme stupide des garçons en papier qui peuplent la diégèse, particulièrement celui de Marc, le prétendant visqueux de la pauvre Jeanne, est effectivement bien affligeant, mais comme peut l’être celui des méchants d’un soap pour adolescents. La grossièreté grivoise de la mère est plutôt abrasive, mais comme peut l’être celle d’Anne Dorval dans Mommy (2014). Au final, on constate ici que les interactions interpersonnelles sont bien peu intéressantes au-delà de leur valeur superficielle de mise en contexte, mais cela permet en fait à Wittock d’ajouter de l’eau à son moulin, le moulin lumineux et multicolore qui sert d’amant à la protagoniste. En effet, l’ennui qui caractérise les relations standardisées du récit ne fait que rendre les interactions entre les amoureux plus extraordinaires. Les conversations banales entre humains précèdent gracieusement les discussions par clignotements lumineux entre Jeanne et Jumbo, les tactiques de drague ineptes utilisées par Marc et par l’amant de sa mère s’effacent devant les portées étourdissantes du manège, les plans d’intérieurs kitsch de la maison familiale s’effritent devant les plans féériques de jeunes filles couchées sur des corolles irisées couvertes par la voûte étoilée, la scène de sexe extrêmement moche entre Jeanne et Marc, où il éjacule alors qu’elle fond en larmes est oblitérée par la scène de sexe incroyablement émoustillante et sensuelle que Jeanne s’imagine avoir avec le manège, dont l’huile enveloppe langoureusement son corps frémissant. Le prosaïque cède ainsi constamment le pas au magique dans une célébration jouissive du pouvoir thaumaturgique de l’art cinématographique. Ils s’immiscent même totalement l’un dans l’autre lors d’une scène de mariage particulièrement gnangnan qui permet néanmoins de subvertir les codes de la comédie romantique en transformant l’ennuyeux prince charmant en sublime roue charmante. (Olivier Thibodeau)
PARTIE 1
(Swimming Out Till the Sea Turns Blue, Malmkrog,
Los Conductos, Time to Hunt)
PARTIE 2
(Window Boy Who Would Also Like to Have a Submarine,
Todos os Mortos, The Intruder, Jumbo)
PARTIE 3
(The Woman Who Ran, My Name is Baghdad,
Dau. Natasha, Stella Dallas)
The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin)
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