DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les Sommets du cinéma d'animation 2024 : Partie 2

Par Olivier Thibodeau et Claire Valade

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prod. ONF

CORPUS AND THE WANDERING
Jo Roy | Colombie-Britannique | 2024 | 7 minutes | Grand angle 2

Depuis l’avènement du iPhone, les expériences cinématographiques ayant mis de l’avant ses prodigieuses capacités n’ont pas manqué, de Steven Soberberg (Unsane, 2018) à Sean Baker (Tangerine, 2015) en passant par d’audacieux jeunes créateurs nigériens qui ont créé tout un pan de leur cinématographie nationale à partir du célèbre appareil. La danseuse, chorégraphe et cinéaste canadienne Jo Roy ajoute aujourd’hui son grain de sel à la pratique avec une œuvre éblouissante de beauté et d’élégance technique, mais aussi d’une émotion à couper le souffle. À l’aide seulement de son propre corps et de son cellulaire, elle filme dans un noir et blanc lumineux une infinité de détails corporels — œil, mains, oreilles, cheveux, dents, etc. — dans des mouvements exagérés, des éclairages évolutifs ou des positions statiques précises, cachant des éléments particuliers ou, au contraire, en exposant d’autres rarement étalés au grand jour, comme ses dents et le dessous de ses lèvres. Manipulant ensuite ces innombrables plans en une extraordinaire danse multiécranique (un seul plan peut contenir jusqu’à des centaines d’images, semble-t-il parfois !), elle crée une saisissante réflexion impressionniste et kaléidoscopique sur le rapport de l’être humain à son propre corps et sa place au sein du monde naturel qui l’entoure. Un œil multiplié par mille devient pistil de fleur ou globules rouges. Des fragments répercutés de cheveux ondulant sous la brise tiennent lieu de sang qui s’agite dans les veines ou de rivières qui coulent lentement dans la campagne. Un enchevêtrement de bras, de jambes, de ventres se transforment en cervelle ; un agencement de mains et de doigts agités devient cœur ; une forêt surgit d’un assemblage de bras et de cheveux. Le montage fait apparaître un orage, puis des oiseaux du mouvement d’une main et de ses doigts. Les empreintes digitales deviennent tronc d’arbre ou ondulation marine. Rarement une telle simplicité d’approche aura-t-elle bénéficié d’une telle complexité d’exécution. (Claire Valade)

 


prod. Ivan Li

DRIZZLE IN JOHNSON
Ivan Li  |  Colombie-Britannique  |  2023  |  21 minutes  |  Compétition canadienne 4

Parmi tout un programme dédié au sexe (des tangos fusionnels de Loca [2024] aux fétiches christiques de Second Coming [2023] en passant par la capsule didactique Est-ce que le sexe, c’est juste une affaire de jeunes ? [2024]), c’est définitivement le Drizzle in Johnson d’Ivan Li qui remporte la palme de l’outrage au bon goût et de l’hystérie psychanalytique. Dans le sillon du troublant et luxurieux Fruit (2020), son film pornographique de fruits, le cinéaste revient aujourd’hui avec une œuvre beaucoup plus complexe qui puise dans d’autres genres (la science-fiction et l’horreur, le western aussi, avec son duel final sous une averse de pénis), démontrant un penchant distinctement cronenbergien pour l’érotisme posthumain et la fusion de la chair avec la technologie. La séquence d’ouverture, où des figures exsangues s’affairent dans un laboratoire à servir une machine, au gré d’un montage hachuré qui souligne le caractère mécanique de leurs actions, s’apparente à un portrait de l’aliénation orwellienne. Puis, dans sa quête pour se procurer un moteur de remplacement pour la machine, le protagoniste échoue dans un bar psychédélique où la froideur scientifique cède à la chaleur organique dans une sorte de transition de paradigme à la Matrix (1999). Il se retrouve alors avec une mallette contenant une masse de chair palpitante aux tentacules phalliques et aux orifices yoniques, et c’est là que le plaisir commence, lorsque l’iconographie coïtale ludique qui accompagne l’exploration de la créature transcende soudain la réalité et s’épanche dans la fissure des mondes et la métamorphose gore des corps, au sein d’un délire symbolique dont le rythme gagne en vitesse jusqu’à atteindre un paroxysme éjaculatoire. On assiste ainsi à une démonstration jouissive des potentiels du médium animé pour la transfiguration corporelle, le voyage interdimensionnel, et la création d’une expérience sensorielle pure, qui puise ici directement dans la passion viscérale du public pour le sexe et la violence. (Olivier Thibodeau)



prod. Miyu Productions / New Deer / ONF

MISÉRABLE MIRACLE
Ryo Orikasa  |  France / Québec / Japon  |  2023  |  8 minutes  |  Compétition canadienne 3

Un cinéaste japonais. Coproduit par une maison française, un producteur japonais et l’ONF. Animant l’œuvre d’un poète français unique relatant une expérience particulière et éprouvante. Le tout porté par l’une des voix les plus justes du cinéma. Voilà ce à quoi nous convie l’enlevant et stressant Misérable miracle de Ryo Orikasa, d’après le recueil homonyme de poèmes et de dessins d’Henri Michaux. Un tel enchevêtrement de talents aurait pu donner un résultat quelconque, embourbé dans un trop-plein de cultures et d’intentions divergentes. Au contraire, le film propose une joyeuse illustration dansante et épurée des mots de l’écrivain — une orgie de mots, véritablement, qui déboulent tant sur la page blanche qui se couvre d’encre noire que dans la bande sonore qui les enchaîne avec une précision et une émotion exquisement calibrées par le toujours excellent Denis Lavant. L’œuvre de Michaux relatant les expériences de celui-ci avec la mescaline, une drogue dont les effets vont de l’euphorie à la panique en passant par les hallucinations et l’accroissement de l’acuité sensorielle, Orikasa donne vie à l’anxiété coulant des mots prononcés à travers le tremblement grandissant des lettres tracées, desquelles se détachent des gribouillis à figures humaines qui vacillent et valsent sur l’écran immaculé. Oscillant entre l’angoisse qui monte (comme l’accumulation de choses qui «pourraient» se produire, défilant dans un empressement vocal rempli d’un effroi croissant) et le calme qu’on se force à retrouver (le désamorçage de ce «pourrait», finalement simple évocation de possibilités encore parfaitement abstraites), le film propose une pirouette poétique amusante et virevoltante qui reconnaît et embrasse le pouvoir des mots dans toute leur simplicité. (Claire Valade)

 


prod. Thomy Laporte

BOUSCUEIL
Thomy Laporte  |  Québec  |  2023  |  10 minutes  |  Grand angle 2

Il a quelque chose de troublant dans cette huitième offrande du Rimouskois Thomy Laporte, quelque chose du domaine de l’horreur cataclysmique qui émane sans doute de l’écoanxiété que provoque le choc grinçant de ses images hydrauliques et de ses bruitages angoissants. Un malaise qui émerge d’un acte de désintégration matérielle (grattage et brûlure de la pellicule) apparenté à une sombre prophétie, que l’incipit de Lao-Tseu à propos de la suprématie de l’eau sur le roc, vient confirmer plutôt que conjurer. Tout semble évanescent à l’écran, comme une promesse de mort gravée en porte à faux du désir de mémoire qui sous-tend l’entreprise d’un certain cinéma documentaire (à mi-chemin ici entre le travelogue pittoresque et la chronique ethnographique de l’univers riverain). Les images égratignées des villageois·e·s de la côte québécoise, l’embrasement des photogrammes qui devaient les immortaliser, évoquent une Histoire qui prend l’eau, la beauté fanée d’un geste (de la pêche ou de la collecte des algues noires) reléguée à un passé fragile comme le celluloïd. L’esthétique sombre du film donne aux images un parfum de fin du monde. Des bouscueils hors foyer prennent l’aspect de magma en fusion tandis que sur la bande sonore, on entend le bruit de vagues énormes qui submergent tout. Des tempêtes violentes s’accompagnent d’entrechoquements de pellicule déchiquetée, et la caméra nous promène effrontément dans des cimetières exsangues auxquels le noir et blanc donne une facture fantomatique qui finit par envelopper toute la diégèse d’un épais voile saturnien. « Entre ce début de corps et cette fin d’étoile nous intercalant ici à l’échelle des petites et des grandes extinctions », nous dit finalement Laporte par le biais du poète Philippe More, dans l’épilogue de ce qui constitue sans doute l’un des meilleurs films d’épouvante de 2023. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Sok Cinema

TOURIST TOWN
Dan Sokolowski  |  Yukon  |  2023  |  4 minutes  |  Grand angle 2

Si l’on peut débattre de la place relativement restreinte dédiée à l’animation dans le Tourist Town de Dan Sokolowski, il reste que ce film de quatre minutes propose une utilisation inspirée de celle-ci pour souligner des aspects cachés de la ville du cinéaste, Dawson City au Yukon. Marquée par la ruée vers l’or du Klondike en 1898, Dawson City porte les traces de son histoire dans les bâtiments restaurés de l’époque. Le cinéaste propose initialement une visite dite «touristique», ouvrant son film à la manière d’un travelogue d’antan sur un plan large aux couleurs délavées de la ville et sa rivière dans l’écrin montagneux vert jaunâtre qui les sertit, mélodie ragtime digne d’un saloon à l’appui. Mais dès qu’il pénètre les rues et filme en plans fixes ses bâtiments, qui tiennent parfois plus de la baraque et de la cabane que de la maison habitable, il ne peut résister à l’envie de mettre en doute leur «restauration», imaginant leur apparence originale et leur place dans la Dawson City d’alors, ville en friche construite à même le paysage. Il faut dire que certains des édifices ont des fenêtres placardées, d’autres paraissent tenir à peine debout. Dessinant directement par-dessus chacune des maisons captées, Sokolowski leur donne des lignes extrêmement sommaires et vacillantes, des couleurs primaires, des fenêtres noircies de gribouillis. Surtout, il élimine le voisinage qui les entoure, tout élément superflu qu’on imagine apparu après l’époque du Klondike, remplaçant les autres bâtiments, les camions, etc., par des arbres et des éléments naturels. Misant sur le choc entre les images photographiques et les images animées, Sokolowski parvient à semer le doute et l’ambiguïté sur la nature réelle de Dawson City et de son histoire. (Claire Valade)

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Article publié le 13 mai 2024.
 

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