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prod. De Gaulle Eid
FAR FROM MICHIGAN
Silva Khnkanosian | France / Arménie | 2023 | 77 minutes | Panorama – États du monde
Le soleil se lève sur la république du Haut-Karabakh aussi sûrement que la guerre que persistait à y mener l’Azerbaïdjan jusqu’à l’invasion qui s’est achevée cet automne après de multiples agressions, incursions et humiliations s’inscrivant dans une longue lignée d’attaques à l’égard des Arméniens qui espéraient encore y vivre en paix. Menant aujourd’hui à la dissolution de la république, le conflit, paramétré par une multitude d’alliances et de rivalités culturelles et ethniques qui n’ont jamais cessé de percoler après la chute de l’URSS, s’était étiré en une guerre d’attrition, intestinale, complexe car menée au nom de tensions à la fois toutes contemporaines et profondément historiques… C’est un peu toute cette réalité évidente — la faim, la misère, la détresse, l’incertitude — qui se dissimule dans ses paysages montagneux de forêts torturées. Et c’est aussi toute cette complexité, essentielle à la compréhension des enjeux du conflit, à son inlassable répétition au fil des décennies et des siècles, qu’échoue à rendre Far From Michigan, film trop simple pour son sujet, trop esthétisant pour sa situation, et en cela tout à l’opposé de l’impressionnant Sous un même soleil (2020) de François Jacob, qui se chargeait de tout ce que Far From Michigan ne fait pas.
Car la cinéaste Silva Khnkanosian, filmant caméra chancelante à l’épaule, y était ces dernières années, à filmer dans les abris souterrains de la capitale Stepanakert, à regarder des hommes plaindre leurs fils partis au combat et des dames prononcer avec ferveur qu’elles ne cèderont jamais un pouce aux Turcs et à leurs sbires. « Réveille-toi, monde indifférent », exige l’une d’elles en apostrophant l’objectif. Or la caméra de la réalisatrice s’infiltre, regarde la situation et la commente à travers des sous-titres tranquilles, sans narration, et sans réel approfondissement de la situation politique ou humaine qui se déroule sous nos yeux. On voit un homme fumer sa clope sur un balcon, un sous-titre venant étiqueter l’image et dire « Je n’aurais pas imaginé que la guerre ressemblerait à ça » ; un soleil qui se lève à nouveau, chargé par une musique tonitruante ad hoc qui annonce la transition vers des légumes pourris dans un marché en ruine. Cumulant ainsi les images « marquantes », Far From Michigan, intitulé ainsi car le Michigan est l’une des seules entités politiques au monde qui avait reconnu le Haut-Karabakh durant son existence, joue mal des disproportions qui sont à sa portée. Celles du conflit si éloigné (de toutes les manières possibles) de cet état du Midwest, celles des paysages paisibles secoués par la guerre, celles de la résilience quotidienne des habitants cachés, debout face à l’invasion certaine, celles du monde indifférent à ce qui se passe pourtant là, sous nos yeux, différentes disproportions, différents rapports au visible et au sensible que le film échoue à explorer ou à pousser de l’avant.
Au contraire, la mise en scène de Khnkanosian (on pourrait parler ici d’impression de mise en scène) semble constamment à la recherche de la belle shot : cadrer le hoodie qui dit « smile » à travers le trou béant d’un mur de béton, jouer d’une courte focale obstinée qui ne sait saisir des visages apeurés que leurs éléments les plus spectaculaires — des yeux tournés vers le ciel où l’on attend des avions de chasse ennemis —, captant une sombre « beauté » qui ne trouve aucune dimension particulièrement éclairante, qui n’aide pas à mieux comprendre ni même à mieux ressentir, se contentant de perpétuer l’effroi que l’on voit bien, mais que trop de gens ne comprennent pas encore. Qu’est-ce qu’un beau paysage, qu’est-ce qu’un beau plan peut cacher de douleur qu’une caméra ne devrait pas à tout prix tenter de voir au-delà de leur plastique ? Tout un rapport au réel et aux histoires qu’on devine derrière. (Mathieu Li-Goyette)
Prochaine projection : 26 novembre à 15h30 (Cinéma du Parc)
prod. Yoonsoo Her / Nung Cool
K-FAMILY AFFAIRS
Arum Nam | Corée du Sud | 2023 | 86 minutes | Panorama – Horizons
Dur d’ignorer le fil rouge qui noue la programmation des premiers jours aux RIDM, soit la présence de cinéastes aux identités schizoïdes dont les récits individuels sont profondément ancrés dans celui de leur pays respectif. C’était le cas pour la Palestine de Lina Soualem et pour l’Abkhazie d’Anna Dziapshipa comme c’est le cas pour la Corée du Sud d’Arum Nam, individu vraisemblablement prédestiné à réaliser un film autobiographique de la sorte. Née le jour de l’arrestation de l’ancien président dictatorial Roh Tae-woo, son anniversaire marquera, jusqu’à l’arrestation de Park Geun-hye en 2017, le jour des élections démocratiques dans son pays. Arum est donc une enfant de la démocratie sud-coréenne, identité que renforce encore davantage son histoire familiale. Fille d’un père fonctionnaire et d’une mère activiste, féministe meurtrie par l’absence au pays d’une véritable équité des chances, elle oscillera, tout au long de ce conte initiatique journalistique, entre différentes interprétations de la démocratie.
Le tout commence d’une manière idiosyncratique irrésistible, avec un générique où la réalisatrice cabotine allégrement, et où se succèdent des titres au lettrage enfantin décrivant des rôles fantasques — sous « Éclairage », on peut lire : « Le soleil et la lumière fluorescente. » La musique et les effets sonores sont cocasses, préfigurant le récit humoristique d’un couple dépareillé qui constitue la première partie du film. Le côté rigide du père, qui débite l’énoncé de mission de son ministère lors de son entrevue d’introduction, est donc établi en opposition à la posture désinvolte, mais brutalement honnête de sa mère, sur qui Arum pose le micro-cravate alors qu’elle est évachée sur le sofa. « Il n’a même jamais lancé de pierre ; il s’est battu avec son crayon », dira d’ailleurs sa mère à propos de son père en jetant un regard rétrospectif sur leurs années de lutte prodémocratie à l’université — elle étant manifestante et lui journaliste. Or, au-delà de sa valeur anecdotique, cette déclaration sert surtout à opposer deux visions distinctes de la démocratie, soit le principe intrinsèque de lutte citoyenne contre l’idéal d’une bureaucratie apolitique.
Or, si le récit du film s’intéresse à l’évolution biographique et psychologique de la réalisatrice, sa structure et son discours subissent parallèlement un processus de maturation, et cela passe nécessairement par une remise en question de l’appareil étatique. Le point de bascule se produit en réactivant le souvenir du naufrage du Sewol, pour qui Arum a toujours jugé son père imputable, allant même jusqu’à lui écrire une lettre où elle exprime son mécontentement face à l’attitude moutonnière qu’il adopte face aux dirigeants du pays. La retranscription du contenu de cette lettre à l’écran constitue l’un des moments forts du film, correspondant au déchaînement de la douce amertume d’une jeune adulte pour qui l’idéal démocratique consiste en davantage que le travail des fonctionnaires. Dès lors, le film se détache tranquillement du père, de qui la réalisatrice n’exigera finalement jamais qu’il réponde à la lettre, et commence à s’intéresser au récit tragique de la mère, dont la vidéo de mariage, pourtant hilarante, que nous avions aperçue au début, dévoile un mal-être caché, particulièrement révélateur de la condition féminine en Corée. C’est d’ailleurs l’héritage de lutte féministe de celle-ci que la réalisatrice choisira de poursuivre… refusant au système parlementaire coréen le bénéfice de se targuer de démocratie. (Olivier Thibodeau)
Prochaine projection : 26 novembre à 15h00 (Cinémathèque québécoise)
prod. Bidayyat for Audiovisual Arts / Films de Force Majeure
LITTLE PALESTINE, DIARY OF A SIEGE
Abdallah Al-Khatib | Liban/France/Qatar | 2021 | 89 minutes | Gestes de résistance
Une horreur n’attend pas l’autre pour les Palestiniens. « C’est l’humiliation partout où on va », déclare un réfugié désespéré du camp assiégé de Yarmouk en Syrie. « En Europe, au moins, on vit comme un être humain », ajoute-t-il du même souffle, « pas comme un animal ». Comme l’indique son titre, Little Palestine, Diary of a Siege constitue la chronique du siège de Yarmouk par l’armée de Bachar al-Assad entre 2011 et 2015, période durant laquelle 181 personnes périrent affamées. Le film ne constitue rien de moins, rien de plus que cette chronique. Il ne s’agit pas d’un film transcendant, mais purement factuel, profondément réaliste, un document de premier ordre sur les événements, tourné de l’intérieur par le militant politique Abdallah Al-Khatib. Filmant d’un peu tous les angles, sans retenue, de façon spontanée et subreptice, traquant les moments-clés de l’affaire, le réalisateur réussit quand même à surpasser la puissance d’évocation du cinéma de fiction qui, malgré ses plus minutieuses mises en scène, ne parviendrait jamais à recréer une zone de guerre avec autant de détails. Il surpasse surtout la perspective bourgeoise occidentale sur la misère des pauvres, refusant le pathos de l’aristocrate philanthrope, mais choisissant plutôt de montrer la résilience, la fierté et le pacifisme d’un peuple « martyr de l’aide humanitaire internationale ». Le résultat est une œuvre tellement directe et exhaustive qu’on serait en droit de croire qu’il s’agit du document définitif sur cet événement peu couvert par les médias occidentaux.
Le style « film maison » qu’adopte Al-Khatib n’est pas particulièrement intéressant en soi, de sorte que c’est dans la durée que l’œuvre trouve son sens, par le dur spectacle de l’attrition, de l’inexorable propagation de la famine et du manque de médicaments. Son intérêt réside dans l’épuisement graduel de la vitalité relative que possède la communauté au début de l’entreprise, dans sa faiblesse physique grandissante face à laquelle son esprit ne faiblit pourtant jamais. Certains exemples des stigmates du siège sont particulièrement saillants. On pense surtout à la pénurie alimentaire croissante, exemplifiée par le régime progressivement réduit des habitants, qui se trouvent forcés à manger des feuilles de cactus, puis des sacs de poudre bouillie, des pointes minuscules de thé à la menthe caramélisé ou des fonds de jarre divers, puis des pousses d’herbe ou de l’eau avec des épices… Malgré cela, malgré les bébés qui tètent le vide après qu’on leur eût offert une ration de lait insuffisante, malgré les bandages faits de draps et les bombes barils, c’est toujours avec le même enthousiasme que les écoliers nous parlent de leurs humbles rêves, ceux de mettre fin au blocage ou de manger un sandwich au poulet. C’est toujours avec le même pacifisme et la même sérénité que les réfugiés envisagent la situation, toujours avec le même abandon à la volonté de Dieu. Tristement, on pourrait presque dire qu’Al-Khatib capture ici la normalité de l’existence du peuple palestinien, dont l’extermination va bon train depuis 1948 et pour qui la foi est simultanément source de salut et d’opprobre. (Olivier Thibodeau)
*Texte originellement publié dans notre couverture des RIDM 2021
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 18 novembre à 16h15 (Cinémathèque québécoise)
prod. Les Films de l'Autre / Khoa Lê
MÁ SÀI GÒN [MÈRE SAIGON]
Khoa Lê | Québec | 2023 | 98 minutes | Compétition nationale
Il y a quelque chose de l’ordre du jeu dans Má Sài Gòn, une propension à la rêverie qui tient presque de l’utopisme, et qui lui permet de respirer, en se libérant notamment du gravitas avec lequel on aborde parfois la question de la transidentité. Il y a une légèreté, un humour et une fantaisie qui sied aux aspects les plus célébratoires de son sujet, mais il y a surtout une désinvolture dans la mise en scène qui contribue parfaitement à l’émancipation des intervenant·e·s. On ne vise pas ici à faire une œuvre dramatique ou didactique ; la puissance politique du film réside moins dans une revendication que dans l’exercice pratique d’une équité dans la représentation, qui s’exprime dans l’observation décontractée du quotidien d’un microcosme queer de la capitale vietnamienne, ainsi que dans l’incarnation de certains de ses plus beaux fantasmes, teintés occasionnellement de mysticisme bouddhique.
Film chorale, qui suit un petit éventail de sujets (des personnes trans surtout, des drag queens et ce qui semble être des homosexuels cis — les gens ne portent pas d’étiquette dans le film, mais se réunissent dans une joyeuse dislocation de l’axe sexe/genre/désir), Má Sài Gòn nous parle d’amour, de camaraderie, de communautarisme, mais aussi de bouffe et de vêtements. Même les questions plus problématiques, en ce qui a trait notamment au jugement des parents dans une société où la filiation demeure très importante, sont abordées avec un grain de sel, finissant même parfois par se résorber dans des moments intergénérationnels très tendres — la scène de la photo avec la courge est absolument hilarante. On voit des gens se parer dans le parc, discuter de relations amoureuses sur des balcons surplombant la rue, se promener en pédalo sur le lac ou participer à des spectacles de drag, même discuter du film en tant que tel, et de l’équité de la représentation — on mentionne en passant Le dernier voyage de Madame Phung (Thi Tham Nguyen, 2014) comme un rare exemple positif. On assiste surtout à une sorte de porosité entre les différents récits parallèles des sujets, entre les gens qui fabriquent les costumes de drag, qui coiffent, et les gens qui les portent, évoquant une communauté d’intérêts au grand potentiel de maillage.
Ce qui frappe le plus cependant, c’est la disposition onirique de l’œuvre, dont la texture surréaliste et l’exquise bande sonore nous font voyager loin par-delà le prosaïque de la vie urbaine, vers un grand terrain de jeu imaginaire où l’identité devient malléable. Même regarder la télévision est quelque chose que l’on fait politiquement ici, en rêvant de papillons, dans un état exalté de vagabondage bouddhiste — « si je me réincarnais, je voudrais toujours être ton fils », répète l’un des personnages comme un mantra. Les vignettes néonisées tournées dans la boîte de nuit où les intervenant·e·s nous apparaissent sporadiquement évoquent une sorte d’apesanteur festive où l’affirmation de soi est toujours exaltante, tandis que les scènes de drag sur le « Shitty Faggot » de Sophia Lamar proposent une revendication doublement ludique d’une homophobie qui en ce lieu paraît d’autant plus absurde. « This, here, this is a fuckin’ dream », dira d’ailleurs l’une des personnes à l’écran lors d’un des derniers instants du film. Or, ceci n’implique pas le déni de la réalité, mais plutôt l’utopie de pouvoir s’imaginer le soi comme on l’entend. (Olivier Thibodeau)
Prochaine projection : 19 novembre à 17h30 (Cinémathèque québécoise)
PARTIE 1
(Bye Bye Tiberias, Après-coups,
Crowrã, Self-Portrait Along the Borderline)
PARTIE 2
(Far From Michigan, K-Family Affairs,
Little Palestine - Diary of a Siege,
Má Sài Gòm)
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