prod. Vulcana Cinema / Avante Filmes
NIGHT STAGE (ATO NOTURNO)
Mario Reolon et Filipe Matzembacher | Brésil | 2025 | 119 minutes | Panorama
– Je pense qu’ils arrivent
– Je sais
C’est par ces paroles échangées entre Matias et Fabio que débute Night Stage. Les deux protagonistes du long métrage brésilien coréalisé par Mario Reolon et Filipe Matzembacher font alors référence aux spectateurices et aux chercheures de talent sur le point de s’installer dans la salle pour assister à la représentation de Tremors, pièce dont ils partagent la vedette. Mais le regard caméra de Matias nous fait penser que c’est aussi de nous dont il est question. Ce télescopage métafictionnel pourrait s’avérer superficiel si l’un des projets du film n’était pas précisément de s’intéresser à l’économie libidinale de l’exhibitionnisme, qui exige forcément la participation scopique d’un tiers. Night Stage se concentre en effet sur la relation entre Matias, jeune acteur qui aspire à la célébrité, et Rafael, un politicien qui espère remporter les prochaines élections municipales de Porto Alegre. Leur attirance partagée pour le cruising déambulatoire et les risques d’être découverts qu’ils prennent augmentent proportionnellement à leur chance de réussir, qui sont de plus en plus compromises par leur comportement. C’est donc nous, aussi, qui sommes mis en cause par le regard de Matias ; de ce dernier, il a besoin pour parvenir à la jouissance — celle du corps comme celle que lui procure la notoriété. On trouve là il me semble le nœud du film : comment pouvoir et érotique ont, pour se lier, recours à l’œil d’un témoin — fût-il virtuel, seulement en puissance.
Pour répondre à cette question (mais peut-être ne fait-il que la poser et c’est déjà beaucoup), Night Stage travaille les thèmes du désir en explorant leur dimension mimétique et compétitive. Le film joue sur un fond symbolique appuyé pour illustrer les jeux de pouvoirs qui s’instaurent entre les personnages ou métaphoriser leur état émotionnel. Le meilleur exemple est peut-être la rivalité entre Matias et Fabio, concrétisée par le tableau de clôture de Tremors, où ils se disputent le devant de la scène : chaque soir, marchant sur une poutre à peine plus large qu’un pied et n’y tenant qu’en se plaquant au mur qui se trouve derrière, les deux sont incités par la metteuse en scène à chercher à faire tomber l’autre. Seul celui qui demeure là-haut aura la chance de déclamer le monologue final — de devenir célèbre, élu, regardé. Cette rivalité, qui irrigue le film autant que la romance entre Matias et Rafael, se traduit aussi sur la surface de l’écran dans certaines scènes clé : le mur y est alors remplacé par un split screen occupé par les deux protagonistes. Progressivement, le vainqueur écrase l’autre moitié de l’image au moment de sa victoire.
Le film est sauvé de la lourdeur pseudo-intello que pourrait induire ces procédés par une propension bienvenue à saupoudrer son esthétique de codes camp — orgie auditive de saxos et xylos hérités du film noir, zoom in précipités sur le visage expressif de personnages, etc. — qui dédaignent la vraisemblance et donnent au film une respiration narquoise. C’est au final ce qui rend véritablement le film intéressant et le distingue d’une mise en abyme prétentieuse : son désir de se déprendre des idéaux normatifs et des attentes spectatorielles, qu’ils soient sexuels ou cinématographiques. Car l’exhibitionnisme des deux personnages, dont les carrières demandent qu’ils demeurent dans le placard, a moins à voir qu’on pourrait le croire avec l’excitation sexuelle ou la tentative inavouée d’autosabotage. Ils permettent surtout de porter un discours sur le rejet des politiques identitaires assimilationnistes. Tout au long de son intrigue, le film flirte avec cette idée, mais il l’embrasse carrément lors de sa finale. Night Stage n’est pas un film sur le désir d’être vu (« we’re here we’re queer »), un plaidoyer sur la nécessité d’une reconnaissance institutionnelle des amours gays. C’est un fuck you au bon goût hétérobourgeois. (Laurence Perron)
prod. Modelmark
FRIENDSHIP'S DEATH
Peter Wollen | Royaume-Uni | 1987 | 78 minutes | Berlinale Special
Dans le contexte particulier d'un festival osant se prétendre « apolitique » afin de faire taire certaines voix dissidentes, il faut d'abord saluer le geste de Tilda Swinton — qui a sélectionné, parmi tous les films de sa carrière, celui-ci. Jeté comme un pavé dans la mare, déréglant les rouages purement protocolaires d'une projection accompagnant la remise d'un prix hommage, le choix de l'actrice dynamite cette hypocrisie institutionnelle dont se drape la Berlinale selon laquelle le cinéma pourrait exister en-dehors du monde. Car Friendship's Death, comme Swinton s'est elle-même assurée de le souligner lors de sa présentation du film, aurait très bien pu être tourné ce matin même. Le passage du temps n'a fait qu'en accentuer la tragique pertinence ; et sa sélection ne laisse planer aucune ambivalence possible quant à la position de l'actrice, dans le contexte politique actuel. Celle-ci y incarne en effet une entité extra-terrestre, envoyée sur Terre pour rencontrer des scientifiques du M.I.T., qui aboutit par une erreur de calcul à Amman en Jordanie en septembre 1970. Assistant depuis les premières loges au conflit opposant l'Organisation de libération de la Palestine à l'armée israélienne, l'androïde termine le film en se joignant au camp des opprimés. « I stand with the Palestinians » lance-t-elle, mitraillette à la main.
On pourrait décortiquer la forme de ce film de science-fiction atypique, simple huis clos ponctué d'une poignée d'images d'archives. En célébrer l'économie de moyens, l'étrangeté mesurée, la drôlerie flegmatique oh combien british. Exalter l'interprétation précise et totalement unique de Swinton, dont l'individualité déroutante paraît déjà parfaitement cristallisée dans ce rôle qui aborde justement la question de l'identité. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce rare long métrage du théoricien critique Peter Wollen, mieux connu pour son classique de la sémiotique Signs and Meanings in the Cinema. Se demander, sans trop se faire d'illusions quant à la réponse, pourquoi il a failli être « perdu ». Pourquoi il a fallu attendre tant d'années avant de le redécouvrir. Contentons-nous pour le moment d'en célébrer l'émergence inattendue mais impeccablement calculée au sein de cette programmation qui voulait courtiser les vedettes et éviter la controverse, placée par Swinton sous le signe de la résistance. Voici un film qui se demande ce que veut dire être humain et trouve sa réponse dans la solidarité, la colère et la compassion. Un vrai film d'ouverture, autrement dit, qui aurait traversé les époques pour se rendre jusqu'à nous. (Alexandre Fontaine Rousseau)
prod. Wolwon Film
SPRING NIGHT (BOMBAM)
Kang Mi-ja | Corée du Sud | 2025 | 67 minutes | Forum
Au milieu des corps endormis répartis autour de la table d’une petite salle de réception, assommés par l’alcool, Yeong-Gyeong (l’impressionnante Han Ye-ri) tient encore, silencieuse, engloutit un verre après l’autre. On la croit seule avant qu’un contre-champ nous révèle la présence de Su-Hwan (Kim Seol-jin), jeune homme qui accourt pour la soutenir lorsque son front alourdi par le soju rencontre la table. On verra souvent se répéter cette chute du corps perdant contrôle dans ce second film de Kang Mi-ja qui déplie son récit tragique de deux présences marginales s’efforçant tant bien que mal de multiplier entre elles les gestes de soutien réciproque. D’un côté, Su-Hwan est atteint d’un cas grave d’arthrite rhumatoïde ayant mené la perte de son emploi, accumule les dettes et est incapable d’obtenir un traitement médical convenable. Yeong-Gyeong, quant à elle, est prisonnière d’un alcoolisme grave qui depuis la perte de la garde de son jeune enfant l’isole de tout lien social. On pourrait deviner à la lecture de sa prémisse la silhouette du drame social larmoyant, mais Spring Night se déplie avec un dénuement magistral, en l’absence de tout artifice musical ou d’esthétisation excessive et livre un portrait aussi tragique que tendre de l’extrême proximité rapidement formée entre ses deux protagonistes.
Le cinéma coréen est traversé de ce geste de partage du soju, la coutume voulant qu’on favorise toujours de se faire verser l’alcool dans son verre par un·e autre, faisant du rituel de beuverie un objet filmique de mise en scène relationnelle. Pourtant, Mi-ja déploie ici une histoire du boire qui est à l’opposé total de celle qu’on peut observer, par exemple, chez Hong Sang-soo. Il ne s’agit jamais ici d’un soju qui fait délier les langues, permet d’extirper les paroles tues, mais plutôt de celui qui fait s’effondrer les corps qui ne peuvent plus marcher et doivent être transportés, de bouteilles englouties en silence sur la table à l’entrée du dépanneur. Il y a une dureté indéniable dans Spring Night, et c’est sa façon de juxtaposer cette cruauté de vies souffrantes à la douceur d’un lien qui n’est jamais mis à mal qui permet de jauger la qualité exceptionnelle de sa proposition d’empathie. Et quand on parle ici d’empathie, ce n’est pas de celle qui permettrait de ressentir comme chez soi les existences de ces protagonistes, mais qui fait sentir la tension propre à l’interrogation du soin réciproque qui s’y exprime sans concession. On devine l’affection de la réalisatrice pour ses personnages dans ses plans d’étreintes, des contacts qui ne sont jamais érotiques — le caractère à la fois amoureux et platonique de leur relation étant par ailleurs un autre élément extrêmement sensible et perspicace de Spring Night — mais simplement l’image de bras entrelacés, de torses serrés les uns sur les autres. Des plans qui se concluent toujours par un fondu au noir, comme un refus de nous les montrer s’extirper de leur union passagère. C’est une dure découverte, celle d’un cinéma qui se débat avec des questions essentielles avec assurance, et qui interroge par là même la mesure de notre propre capacité d’accompagnement. (Thomas Filteau)
prod. Artbox
THE SWAN SONG OF FEDOR OZEROV
Yuri Semashko | Biélorussie / Russie | 2025 | 78 minutes | Forum
Dur de ne pas se questionner sur le narcissisme intrinsèque du mumblecore devant une œuvre si charmante, si artisanale, centrée sur un protagoniste idiosyncratique si égocentrique. Fedor Ozerov est un jeune musicien apathique, désireux de trouver des compères, mais surtout de l’inspiration pour créer un nouvel album après (le peu de) succès de son Minsk Syndrome. Adoptant un style broche à foin parfaitement rugueux, la caméra à l’épaule, le film entre dans les souliers de son héros, qu’il ancre dans un appartement délabré aux détails pittoresques (du poêle aux ronds encrassés sur lesquels bout une casserole remplie d’un demi-paquet de ramens jusqu’à une affiche de Pussy Matters dans la chambre de Fedor). L’aspect vécu des lieux est fantastique, évoquant l’idée de splendeur dans l’imperfection que l’un des personnages évoque tôt dans le film, et qui pourrait caractériser toute la production.
Jusque-là, tout va bien. Puis, tout d’un coup, le background sociopolitique change drastiquement lorsqu’on apprend que Vladimir Poutine menace de déclencher une guerre atomique avec les États-Unis d’ici quelques jours ; on passe alors d’une joyeuse Biélorussie prolétaire au portail de la destruction. Mais le ton léger, lui, ne change en rien, pas plus que les motivations du héros, qui, dans son désir d’inspiration, part à la recherche de son chandail porte-bonheur, hérité d’un légendaire musicien local. Cet objet de réconfort devient dès lors sa quête, alors que Semashko nous catapulte dans un monde frénétique où l’urgence d’agir n’a rien à voir avec l’apocalypse imminente, mais avec les velléités immédiates d’un héros qui n’est intéressé que par ses propres rêves de gloire désespérés.
Le film joue ostensiblement avec la posture nombriliste du mumblecore, qui focalise principalement sur les émotions et les désirs de gens ordinaires, mais il le fait sur un ton humoristique, dans une perspective parodique où le mépris de Fedor pour la guerre nucléaire en fait un protagoniste d’autant mieux adapté à ce genre postmoderne, allergique aux métarécits. Doté d’un scénario astucieux, qui recèle quelques trouvailles magnifiques (comme la scène de divination par œuf interposé), mais qui tisse surtout une toile solide entre les personnages, les situations et les objets, le film va encore plus loin en créant un univers autarcique autoréférentiel, une sorte de mythologie de l’ordinaire qui penche même dans le surnaturel, à l’occasion d’une étonnante reprise musicale de la légende d’Orphée et Eurydice. Un métarécit domestique, pour ainsi dire. D’ailleurs, nous avons pris l’habitude parmi l’équipe de rédaction de décrire Swan Song comme « le film de chandail ». Parce que c’est exactement cela, un « film de chandail ». Peut-être d’ailleurs sont-ce les seules choses qui nous restent à chérir dans un monde sclérosé par le fascisme, des gris-gris de laine fleurie qui puissent nous aider à conjurer la peur et à trouver l’inspiration pour continuer… (Olivier Thibodeau)
PARTIE 1
(Night Stage, Friendship's Death,
Spring Night, The Swan Song of Fedor Ozerov)
PARTIE 2
(Köln 75, Living the Land,
queerpanoma, Fwends)
Woche der Kritik — Back to the Class Issue
PARTIE 3
(Evidence, Satanic Sow,
Time to the Target,
Reflet dans un diamant mort)
PARTIE 4
(à venir...)
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