KFC
Lê Binh Giang | Vietnam | 2016 | 69 minutes | Temps Ø
Malgré une certaine recherche esthétique, présente surtout dans l’oppressant éclairage et les écœurants contrastes chromatiques qui font d’Hanoi un apparent marécage de dépravation, ce film possède presque tous les mauvais plis d’une première œuvre. Méli-mélo achronologique de docteurs cannibales et de gangsters juvéniles, à la fois d’une violence repoussante et d’une douceur forcée, il sied dans les limbes entre l’exploitation pure et le film dramatique sérieux, révélant ainsi une personnalité schizoïde que reflète parfaitement sa mise en scène biscornue. Usant d’une caméra volatile parfaitement adaptée aux ruelles exiguës et aux étouffants taudis où se déroule l’action, le jeune réalisateur Lê Binh Giang en profite pour multiplier ad nauseam les effets de style, effectuant des cadrages obliques ou inversés, exacerbant ainsi la confusion spatiale régnante au point de la faire équivaloir à la confusion narrative de l’ensemble.
Débutant au présent, alors qu’un obèse cruel assassine une femme enchaînée dans un caveau strié d’ombres avant de se faire assassiner par un camionneur armé d’un sabre, le récit retourne ensuite dans les méandres du passé, rapiéçant les faits préalables à la manière des pièces d’un grand puzzle vert vomi. Or, la confusion narrative qui en résulte constitue malgré tout l’un des principaux atouts du film puisqu’il lui donne une apparence de complexité, contribuant en outre à occuper l’esprit du spectateur en attente des scènes de cannibalisme promises par le synopsis. Au final, c’est peut-être sa seule confusion d’intentions qui plombe le film, lequel tend à provoquer le rire des spectateurs alors qu’il s’efforce en fait de dépeindre l’horreur des bas-fonds urbains. Évidemment, les sonorités artificielles utilisées pour évoquer le tortillement des asticots ou la mastication de chair humaine n’aident pas, pas plus que le recours à des effets numériques maladroits ou au fameux « bullet time » matriciel, puisqu’ils sabotent complètement le réalisme social et visuel visé. À la fin, toute prétention sérieuse à la représentation des bas-instincts de l’humanité se résorbe ainsi dans la spectacularisation de la violence, faisant de KFC une œuvre éminemment malhonnête, soit un film d’exploitation inassumé, un Roger Corman de festival. (Olivier Thibodeau)
MASS FOR SHUT-INS
Winston DeGiobbi | Canada | 2017 | 64 minutes | Focus Québec/Canada
On pourrait faire fi du récit — lequel tient de toute manière à bien peu de choses — et se concentrer sur la façon dont DeGiobbi filme et poétise le quotidien, la pauvreté (matérielle et intellectuelle), l’ennui pour leur donner un sens qui semble échapper à ses personnages. Kay Jay crèche chez son grand-père. Il ressemble à un ado en pleine crise. Il a pourtant 25 ans. Et ne semble mû par aucune passion. Il s’habille mal, il mange mal, il s’exprime mal. Vêtu de t-shirts pastel trop longs, se nourrissant de bonbons, de crème glacée et de boissons gazeuses, il s’ennuie mais ne semble pas le savoir. La caméra, qui s’attarde à ses moindres gestes, comme si elle était dans l’attente que quelque chose surgisse de son morne quotidien, prélève ici et là des détails qui en disent pourtant long. Kay Jay s’arrache les ongles. Kay Jay secoue la jambe. Kay Jay se brûle le bras. Il passe le temps, quoi. Comme il peut. Et la caméra nous révèle l’inertie dont il n’a pas conscience.
A-t-il le béguin pour la jeune infirmière, elle aussi arborant des vêtements pastel, roses ceux-là, qui soigne la vieille dans l’appartement d’en face ? Il ne semble pas le savoir. Mais DeGiobbi, entrecoupant inopinément ses scènes de cartons roses, nous permet de le croire. Est-il habité par une sourde colère, un besoin de révolte ? Il ne semble pas le savoir non plus. Cependant, DeGiobbi, dans des scènes en « stop motion » qui se détachent d’ailleurs esthétiquement du reste, cadrant des toiles d’araignée dans une usine, ou laissant surgir du hors-champ le son étouffé d’une bagarre, propose une fissure par laquelle on peut le pressentir. Est-il triste devant la mort de son grand-père ? Il semble aussi l’ignorer (ou peut-être, ne pas savoir comment l’exprimer). Et DeGiobbi filmera plutôt trois filles s’attendrir sur un chiot et incrustera sur ces juvéniles émois, des images de Kay Jay seul devant un corbillard, seul devant un cercueil, seul dans une église vide.
Arte povera !
Le cinéaste suit donc ses personnages de près, au dépanneur, à l’aréna, au bingo, leur colle aux fesses, sans jamais pourtant être intrusif ni violer leur intimité. Rarement recule-t-il sa caméra pour nous permettre de prendre conscience de l’ampleur de leur petitesse. Jamais d’« establishing shots » qui nous permettraient de prendre la mesure des rapports humains (ou de leur absence). Quand il la recule — trop rarement — c’est pour filmer le jeune Kay Jay déambulant sur le bord d’une route froide et déserte au bout de laquelle se dessine des arbres cachant une éolienne dont les immenses pales, au loin, semblent insouciamment découper son quotidien. S’il laisse Kay Jay sortir pour prendre une marche, celle-ci devient une activité à laquelle la bande-son et le montage tout en fondu confèrent à la fois une dimension salvatrice et dangereuse qui échappe, encore une fois, au personnage.
Quand le cinéaste laisse aller le dialogue, c’est dans le flou ou dans l’ombre, derrière une vitre embuée ou un autre personnage (dont on voit le dos), jamais dans une image artistiquement cadrée, jamais en un classique champ-contrechamp, toujours nous laissant ressentir la déficience et la déliquescence des rapports humains. Et pourtant, DeGiobbi ne juge pas. Il peut filmer le grand-père, torse nu, devant des photos pornos ringardes, s’envoyant un verre de Pepsi démesuré avant le dodo, ou filmer un popsicle en gros plan qui dégoûte sur ses bagues à tête de mort, jamais on ne sent qu’il le fait pour le ridiculiser ni pour se donner un ascendant. S’il prélève une affiche des Trois Archanges avec Tobie de Filippino Lippi et qu’il rapproche l’œuvre d’art italienne des tatous du vieux, ce n’est pas pour dire qu’un art est supérieur à l’autre, mais pour montrer que, au fond, chacun a l’art qui lui convient.
Qu’il soit riche ou pauvre.
À voir comment DeGiobbi s’ingénie, cinématographiquement, à donner sens à ce réel exsangue, on se prend à songer : qu’aurait l’air le mien, s’il entreprenait de le filmer, que me révélerait-il sur moi que je ne sais pas encore ? (Jean-Marc Limoges)
SEXY DURGA
Sanal Kumar Sasidharan | Inde | 2017 | 85 minutes | Compétition internationale
La vénération des déesses et la violence misogyne. Voici le paradoxe social que Sanal Kumar Sasidharan tente ici d’explorer, accouchant ainsi d’un terrifiant film d’horreur « destiné aux femmes ». Débutant lors d’un grand festival du Kerala dédié à Kali, incarnation rageuse de la déesse-mère Durga, le récit nous transporte parmi un groupe d’hommes fébriles, frôlant leurs corps semi-dénudés par le biais d’une caméra volatile et intime qui erre comme un fantôme dans leur sillon. Nous découvrons alors avec une certaine fascination le déroulement d’un rituel impliquant l’accrochage des fidèles à des crochets de fer ambulants. Ces crochets percent la peau de leur dos et de leurs cuisses, et il semble alors que seul un ascétisme mystique puisse justifier cette pratique. Mais c’est sans compter sur le simple machisme qui caractérise la société indienne, lequel deviendra ici l’objet d’analyse du réalisateur. En effet, la caméra délaissera bientôt le festival et se retrouvera braquée sur une route de campagne déserte au milieu d’une noirceur nocturne parsemée de quelques taches lumineuses. Kabeer et Durga y sont en route vers la gare ferroviaire, mais ils devront malheureusement faire du pouce pour s’y rendre, profitant de la « générosité » d’un inquiétant duo de jeunes effrontés, visiblement entichés de la protagoniste…
Usant de très longs plans tournés dans l’habitacle du camion des deux hommes et le long de sa carrosserie, le réalisateur exacerbe simultanément la tension et le réalisme de la situation, nous plongeant corps et âme dans un terrifiant univers machiste où la peur indue des femmes est devenue monnaie courante. Le film peut ainsi s’enorgueillir de la scène de balade automobile la plus tendue depuis Kinatay (2009), dont il parvient d’ailleurs à exacerber la claustrophobie en déplaçant la caméra de l’intérieur vers l’extérieur de l’habitacle. En effet, la sensation d’emprisonnement des personnages est illustrée ici de façon autrement plus novatrice que par la simple exiguïté du cadre alors que le réalisateur lui supplée des images de l’angoissant vide aux alentours, confinant ainsi les protagonistes à une vaste et inéluctable noirceur. Or, toute la mise en scène est à l’avenant, maximisant les possibilités d’une caméra portative pour mieux exacerber le sentiment de désespoir qui accable les personnages, réservant en outre de nombreuses surprises même au plus chevronné des cinéphiles. (Olivier Thibodeau)
UNREST
Jennifer Brea | Royaume-Uni/États-Unis | 2017 | 10 minutes | FNC Explore
Cloisonnée dans son antre, agencée des quatre murs de sa chambre dont l’allure change variablement au fil du temps, Jennifer Brea, la protagoniste — ainsi que la réalisatrice de ce film en réalité virtuelle, tiré du documentaire du même nom, qui a trouvé là un moyen de résilience face à l’épreuve de la maladie — est assujettie à l’alitement sempiternel et aux affres d’une maladie qui ne se soigne pas : l’encéphalomyélite myalgique, communément appelée syndrome de fatigue chronique (EM/SFC). Si la sensation d’être « enfermé » dans une pièce, est un procédé peut-être un peu trop largement utilisé en réalité virtuelle — qui joue avec l’angoisse, la sensation de mal-être induite au spectateur dont la visée est de le sensibiliser à une cause, un sujet particulier —, Unrest, bien que débutant dans cette même condition — nous sommes allongés sur un lit — évite cette figure de style et nous livre avec discernement les pensées, inquiétudes et réflexions de cette jeune femme qui exprime toute son impuissance face à un mal qui la ronge et dont elle ne détient pas les clés. Son monde, qui est subitement réduit à sa chambre, se décline selon les états qui l’habitent : hallucinations, fièvres, hypersensibilité, etc. et prend la forme de diverses palettes de couleurs. Il tremble jusque dans ses murs, se désagrège ou encore prend feu — métamorphose plutôt impressionnante où les flammes viennent nous chatouiller de leur chaleur menaçante et fallacieuse. Au cours de l’expérience, Jennifer nous guide à l’aide des objets qui ornent son unique pièce, aux portes de son univers, aux souvenirs, voyages, auxquels elle est attachée et surtout à « l’extérieur » auquel elle n’a plus accès ou très peu et qui viennent la hanter pendant sa longue convalescence tout en agissant comme un garde-fou. Ainsi la mer — espace infini — nous appelle subrepticement par son chant pour finalement se subtiliser au mur et s’inviter au panorama avec son sable au pied du lit. Elle se souvient de la danse en couple qui lui est si chère, qui lui procure un bonheur simple et des sensations bienfaisantes : musique, rythme, entrelacement des corps, battements du cœur. Son récit à la fois précis et terriblement humain, composé de questionnements quasi métaphysiques et d’échos introspectifs perspicaces, nous fait goûter à ce que nous ne souhaiterions pas vivre avec une vulnérabilité contagieuse sans jamais nous appesantir. Si la faculté créatrice d’arriver à quelque chose de beau en partant d’une expérience difficile, exige un certain recul et une aura positive, la magie de la réalité virtuelle prend toute sa contenance par la visualisation anatomique de la transmission des influx nerveux des neurones et de sa conséquence sur les diverses fonctions de notre cerveau. La complexité des connexions entre les neurones et ses appendices aériens transpercent la vue par leur luminosité intermittente et leur volume tentaculaire, comme suspendus dans l’espace et offerts sous la bénédiction de la magnificence. Une belle réussite en faveur de la réalité virtuelle et qui nous amène à espérer une exploration des plus fascinante et éblouissante du corps humain par le biais de cette technique. (Claire-Amélie Martinant)
JOUR 1
(Ava, Napalm, Samui Song)
JOUR 2
(La caméra de Claire, Claire l'hiver)
JOUR 3
(Black Hollow Cage, Les Fantômes d'Ismaël,
Loveless)
JOUR 4
(The Day After, Félicité, The Last of Us)
JOUR 5
(KFC, Mass for Shut-Ins, Sexy Durga, Unrest)
JOUR 6
(Bangkok Nights, Honeygiver Among the Dogs,
Marion, La Zone)
JOUR 7
(Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
Les prédatrices, Summer Lights)
JOUR 8
(All you Can Eat Buddha, The Florida Project,
Histoire que notre cinéma (ne) racontait (pas)
JOUR 9
(9 Doigts, Jeannette : l'enfance de Jeanne d'Arc,
Loving Vincent, Phase IV, Planet ∞)
JOUR 10
(Detective Bureau 2-3 – Go to Hell Bastards!,
Gate of Flesh, Thelma)
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