prod. Anonymous Content / Field of Vision / et al.
UNION
Stephen Maing et Brett Story | États-Unis | 2024 | 104 minutes | Panorama — Essentiels
Construit comme un film à suspense, Union suit le processus de syndicalisation des travailleurs d’un entrepôt Amazon à Staten Island. On y suit Chris Smalls, leader du mouvement syndical, Amazon Labor Union (ALU), qui embrase chaque scène par sa verve et son charisme, deux qualités qui apparaissent aussi utiles que nuisibles à sa cause. L’ancien travailleur d’Amazon, congédié (comme d’ailleurs bien des figurants dans ce film), s’est reconverti en militant, et passe désormais ses journées à tenter de convaincre les employés de l’entrepôt de se joindre à sa lutte. Une lutte qui ressemble drôlement à celle de David contre Goliath, tant les moyens d’Amazon sont grands par rapport à ceux de ce mouvement autogéré, indépendant des centrales syndicales traditionnelles. La pizza gratuite offerte aux camarades pèse peu contre la campagne de peur que mène l’entreprise auprès de ses salariés. Menaces de congédiement, propagande anti-syndicaliste, surveillance, arrestations, intimidations : tous les moyens sont bons pour faire taire ces travailleurs épris de justice sociale, qui réclament de meilleures conditions de travail au moment où la COVID bat son plein (2021), et où l’entreprise génère des profits record. Sans être une hagiographie de Chris Smalls et de ses acolytes, Union restitue tout le sacrifice qu’un tel engagement demande aux militants.
Si ce documentaire est l’un des plus réussis aux RIDM cette année, c’est non seulement parce que l’histoire racontée est haletante et fascinante (voire historique), mais aussi parce la mise en scène est à la hauteur du récit qu’il porte. Plusieurs images sont captées avec des téléphones intelligents et permettent de s’immiscer à l’intérieur de l’entrepôt. Cette approche intimiste confère une grande sincérité à ce film social, qui d’ailleurs ne cherche jamais à idéaliser le militantisme. Des scènes dévoilent les prises de bec et le dissensus qui émerge entre les activistes. Que ce combat soit noble, et que les militants se rangent « du bon côté de l’histoire » comme ils le soutiennent, fait peu de doutes ; or, le groupe est moins uni qu’il n’y paraît et les luttes de pouvoir s’immiscent même au sein de ce mouvement de solidarité.
En complément à cette approche plus directe où les sujets défilent sans filtre devant nous, la réalisation se montre aussi très soignée, notamment dans sa direction photo (citons la très belle scène de célébration saturée de rose avec ses prises de vue en hauteur) et la bande son, subtile et efficace. Certains plans très larges en mettent plein la vue, comme ceux filmant les paquebots de conteneurs et les machines automatisées qui gèrent les colis. Ces images, du reste splendides, ajoutent une profondeur à l’œuvre et viennent ponctuellement surligner le propos des militants qui rappellent qu’ils ne sont « pas des robots », bien qu’ils se sentent traités comme tels. En recevant ces témoignages qui n'ont rien de machinal, mais qui sont rageusement humains, c’est-à-dire portés par des corps blessés, discriminés et éreintés, on réalise à quel point le premier « A » des GAFAM nie les droits des travailleurs pour engendrer plus de profits — et enrichir les hommes les plus riches de la planète. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 30 novembre à 16h45 (Cinéplex Quartier Latin)
prod. 36 caballos / Jaibo Films / et al.
SOMETHING OLD, SOMETHING NEW, SOMETHING BORROWED
Hernán Rosselli | Argentine / Espagne / Portugal | 2024 | 100 minutes | Compétition internationale
Avant même que le film ne dévoile ses premières images, un air connu, mais joué maladroitement sur un vieux synthétiseur, incite notre mémoire à en retracer l’origine. Ces notes, nous les connaissons, mais le jeu hésitant de son interprète, les nombreuses modifications qu’elle leur apporte en cours de route — intégration de percussions et d’effets sonores aux consonnances kitsch vaporeuses — nuit à la résurgence du souvenir. Stimulant et révélant notre besoin insatiable de maîtriser les signes qui se présentent à nos sens, cette confusion inaugurale offre une image métonymique du sentiment qui nous étreindra tout au long du mystérieux Something Old, Something New, Something Borrowed du cinéaste argentin Hernán Rosselli.
« Au début, mon père lui disait qu’il travaillait en tant que livreur, mais ma mère avait entendu dire qu’il était preneur de paris », nous confie la voix de Maribel, le personnage central de l’œuvre, sur des images de films de famille montrant sa mère, la jeune vingtaine, amoureusement immortalisée au cœur de son quotidien par l’homme derrière la caméra, son mari Hugo. La nostalgie de ces premiers plans n’est pas anodine en cela qu’elle donne le ton à ce long métrage qui, on l’apprendra bien assez tôt, est frappé de deuil. Grâce aux éléments d’informations parsemés dans le récit comme autant de morceaux de puzzle à assembler, on réussit, au fil des images, à attribuer un rôle aux différents visages présentés à l’écran — ceux des bandes VHS comme ceux du présent —, et à se constituer une idée de l’intrigue initialement nébuleuse, qui va en s’affinant. On comprend alors que le film s’ouvre aux lendemains de la mort tragique d’Hugo Felpeto, dont Maribel et Alejandra sont respectivement la fille et la veuve, alors que les femmes reprennent le business frauduleux grâce auquel le patriarche assurait leur subsistance. Preneuses de paris malgré elles, les femmes Felpeto sont alors confrontées à un lot de problèmes de taille dont les raids et les arrestations entamés par « les Feds » et leur incapacité à accéder aux comptes bancaires dans lesquels dort le patrimoine familial. Ayant mis fin à ses jours sans crier gare, le père de famille n’a laissé derrière lui ni mot ni lettre ni document permettant à sa veuve et à sa fille d’hériter de sa richesse.
Comme la mère et la fille, le spectateur est confronté à des informations partielles, parfois contradictoires, qui empêchent, à dessein, une lecture limpide du récit. Jouant de l’intrication d’éléments documentaires à la trame narrative de l’œuvre — dont des films et des photographies de famille réalisés il y a de ça une vingtaine d’années sur lesquels on reconnaît, d’abord avec hésitation, les visages des deux actrices principales —, Rosselli réussit à créer une tension vertigineuse entre notre volonté de savoir et son impossibilité. Les scènes, souvent fragmentées et elliptiques, s’apparentent aux éléments incertains d’une enquête : les pistes se multiplient — était-ce réellement un suicide ? Le père menait-il une double vie ? — mais elles sont constamment brouillées, laissant le spectateur dans une posture inconfortable, entre frustration et fascination. (Frédérique Lamoureux)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 30 novembre à 15h30 (Cinéma du Parc)
prod. Anchor Films / Weltfilm gmbh / et al.
MAIA – PORTRAIT AVEC MAINS
Alexandra Gulea | Roumanie / Allemagne | 2024 | 90 minutes | Compétition internationale
Je ne connaissais pas le travail de l’artiste aroumaine, peintre et réalisatrice, Alexandra Gulea, mais maintenant, mes yeux sont grand ouverts. Je me suis présenté à la projection de Maiaen espérant retrouver le génie du Self-Portrait Along the Borderline (2023) d’Anna Dziapshipa, un autre film où l’identité individuelle recoupe l’identité familiale et ethnique dans un documentaire à la première personne où le passé répond au présent. Or, j’y ai trouvé beaucoup plus : une profondeur et une complexité inattendues, presque insondables, certainement inestimables, dans la narration d’un récit de soi dont les racines s’étendent loin en amont, à travers les lieux et les époques, mais aussi les médias artistiques, résultant en un document à la fois puissant et hypnotique, évocateur et foisonnant de symbolisme. Une œuvre où le spécifique s’épanche dans l’universel à la façon liquoreuse de l’éther, où l’épaisseur stratigraphique révèle un exercice de spéléologie ethnographique et généalogique qui frise sans cesse le sublime tout en restant solidement ancré dans la réalité prosaïque d’un peuple traqué, apatride, dépossédé, dont il importe de narrer le récit. Portrait with Hands est certainement le meilleur film que j’ai vu cette année, et il demeurera sans doute l’un des meilleurs films que je verrai cette année, ne serait-ce que pour sa capacité à faire mémoire en créant l’histoire vivante, vibrante, palpable d’un peuple qu’il aide ainsi à se prémunir contre l’oubli que voudraient lui imposer ses ennemis.
Le tout commence par l’entrevue vidéo d’une aïeule mourante tournée en 1995 ; c’est la grand-mère de la réalisatrice, qui porte également le nom d’Alexandra Gulea. Or, cette correspondance nominale sera exploitée de manière particulièrement féconde par la réalisatrice, qui en fera la pierre d’assise d’une structure narrative axée sur la simultanéité et les renvois historiques. « Je suis Alexandra Gulea », dit-elle souvent (un peu à la manière de Dziapshipa lorsqu’elle répète son patronyme, question de réitérer et de revendiquer son identité), permettant ainsi de se connecter au passé en narrant de façon subjective l’époque de sa grand-mère et en maillant les temporalités présentes et passées. Alexandra hérite également d’une robe d’Alexandra, qu’elle fera se promener dans le décor à la manière d’un fantôme, comme l’empreinte indélébile laissée par son ancêtre lors du processus d’élaboration de l’œuvre. L’autrice établit ensuite un lien entre les habits mortuaires de la défunte et ses propres habits de mariage, entre les cérémonies matrimoniales de la grand-mère et les siennes, entre les enfants d’hier et les enfants d’aujourd’hui, entrouvrant les portes de l’Histoire jusqu’à plier complètement cette dernière sur elle-même. Elle retrace ainsi le récit de sa famille et de son peuple d’une façon antichronologique qui s’apparente presque à une forme d’évocation chamanique, où l’anecdote révélatrice, la sensation, la douleur, le souvenir deviennent artéfacts historiques. Le résultat est une riche courtepointe de superpositions visuelles, narratives, sonores, voire eisensteiniennes, qui combinent différents témoignages et différents types de documents d’époque avec des recréations dramatiques et conceptuelles, incarnées dans une gamme impressionnante de manifestations artistiques (théâtrales, picturales, sculpturales, performatives) qui se mêlent subrepticement au récit, faisant de la vérité d’un peuple un spectacle tout aussi déchirant qu’envoûtant. (Olivier Thibodeau)
*Texte originellement publié dans notre couverture de Rotterdam 2024 (IFFR)
Prochaine projection : 1er décembre à 15h15 (Cinéma du Parc)
prod. Homegreen Films
ABIDING NOWHERE (WU SUO ZHU)
Tsai Ming-liang | Taiwan / États-Unis | 2024 | 79 minutes | Projections spéciales
La série des Walker, débutée en 2012 avec No Form, suit Lee Kang-seng, l’acteur fétiche de Tsai Ming-liang, alors qu’il parcourt divers espaces en marchant d’un pas extrêmement lent, dans des plans fixes silencieux souvent très longs. On pourrait croire qu’un concept aussi simple finirait par s’épuiser (et nous ennuyer), mais à chaque nouvel épisode (Abiding Nowhere est le dixième), le cinéaste continue à le travailler autrement. Lee revêt encore les habits rouges du moine Chen Xuanzang (figure importante de la culture chinoise, popularisée entre autres dans le livre Journey to the West), mais cette fois il marche à Washington, passant devant des lieux et des monuments anonymes ou iconiques (Georgetown, Union Station, Washington Monument). Face à cet exercice de la lenteur, l’interprétation la plus évidente est celle de la méditation sereine qui contraste avec le rythme effréné de la modernité, une comparaison à la fois entre deux vitesses, deux temporalités, deux époques, deux états d’esprit. Cela se ressent en particulier dans les plans de foule, quand le moine traverse des espaces publics, bondés et agités, les passant·e·s apparaissant étrangement inconscient·e·s de sa présence (personne ne s’arrête pour le regarder, pour le prendre en photo, comme on pourrait le croire). Cette fois, Tsai introduit un deuxième homme, Anong Houngheuangsy, qui, lui, se promène à une cadence « normale » et s’affaire à ses activités quotidiennes, offrant une autre cadence, à la fois distincte de celle de Lee et de celle de la ville en général.
Peut-être pourrions-nous lire le film aussi comme une invitation à voir le monde autrement, non seulement par le sentiment d’un temps étiré, mais aussi par la réinvention constante des cadrages, comme pour nous signifier que malgré la simplicité apparente du concept, il ne pourra jamais s’épuiser, il y aura toujours de nouvelles manières de regarder un homme marcher. Tsai poursuit en même temps son travail avec Lee, un acteur qui dicte le rythme de son cinéma depuis son premier film. Le cinéaste a souvent dit que sa mise en scène était ajustée à la lenteur naturelle du corps de son interprète. Et c’est ce corps que la caméra scrute encore, alors que le réalisateur le soumet à une épreuve physique, celle d’une marche à pieds nus, dans des terrains parfois instables, si ralentie qu’elle exige une concentration, une discipline et une adresse inouïes. Il y a là une forme de distillation du cinéma de l’auteur, qui se déleste de tout prétexte narratif pour mieux se concentrer sur Lee et sur les idées qu’il incarne. Son rythme nous absorbe et nous inspire un calme profond : même quand toute trace de récit disparaît, il demeure l’un des acteurs les plus fascinants de l’histoire du cinéma. Et si les Walker peuvent sembler rébarbatifs, l’expérience se ressent plutôt comme celle d’un oasis paisible et confortable, un moment de pause et de répit des plus libérateurs. (Sylvain Lavallée)
*Texte originellement publié dans notre couverture de la Berlinale 2024
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 30 novembre à 20h45 (Cinémathèque québécoise)
prod. Les Films du Tricycle
ARCHÉOLOGIE DE LA LUMIÈRE
Sylvain L’Espérance | Québec | 2024 | 71 minutes | Compétition nationale
Au départ, même si le titre annonce littéralement un film où l’image sera reine, la bande sonore barbotante apparaît presque plus intéressante que ce qu’on voit à l’écran, soit des eaux grises mouvantes. Puis, y succèdent des plans de végétation méticuleusement attentifs aux moindres fluctuations des éclats lumineux l’éclaboussant, s’accrochant à la bordure des fleurs desséchées, des feuillages, des herbes qui dansent sous le vent. Ces plans créent un équilibre parfait entre le monde acoustique et le monde visuel que le vétéran Sylvain L’Espérance explore dans son dernier film, Archéologie de la lumière, une remarquable œuvre documentaire tout en textures et en nuances.
Si le film évoque Geographies of Solitude (2022) de Jacquelyn Mills par sa lenteur, son attention extrême aux détails et sa recherche formelle sonore et visuelle, il en diffère grandement par son approche purement expérimentale et son absence totale de présence humaine. Les paysages de la Minganie, dans la région de la Côte-Nord, sont le sujet exclusif de L’Espérance qui assemble un témoignage intime de cet exercice d’observation extrême. Les couleurs extraordinaires que le cinéaste est parvenu à capter servent de fil conducteur à cette expérience cinématographique. La profondeur si dense de l’eau bleu indigo du golfe, les feuilles mortes couleur de rouille qui nagent en surface créant l’allure d’un papier peint ancien, comme si la mer avait été dessinée par Charles Rennie Mackintosh.
Avec la même patience, la même délicatesse avec lesquelles il s’est attaché à rendre justice aux migrant·e·s dans Sur le rivage du monde (2012) ou aux ouvrier·ère·s et artisan·e·s dans La main invisible (2002), L’Espérance aborde les rivages du golfe, chaque galet, chaque vaguelette, chaque brindille comme s’ils étaient des personnages à part entière. Il filme tous les tons de brun des crevasses des rochers, des trous laissés par les éléments ou le passage d’oiseaux, des couches de sédimentation comme s’il s’agissait de décors somptueux. Le bruit des flots et le grondement du vent laissent place aux chuintements discrets des flaques laissées par la marée, puis, la nuit, le coassement des grenouilles prend le relais des goélands et des huards sous les lueurs évanescentes des aurores boréales vert émeraude, la ligne sombre des grands pins de la Côte-Nord se profilant contre le ciel étoilé.
Le cinéaste est à l’affût du sable et des algues ondulant sous l’eau claire, les formes échevelées de celles-ci devenant abstraites sous l’influence du vent qui fait trembler la surface de l’onde. Les plans fixes sur des éléments habités par le mouvement (vagues, foins, arbres, fleurs s’agitant sous la brise) alternent avec des mouvements panoramiques très lents, le tout produisant une sorte d’envoûtement qui apaise et appelle à la contemplation. La musique, comme une évolution de notes suspendues, crée une atmosphère abstraite, planante, qui se marie au paysage sonore.
Par des fondus prolongés, L’Espérance joue avec les éclats de lumière colorée qui surgissent sur des plantes diverses en contraste contre des fonds noirs d’encre. Il s’amuse de la même façon avec ce qui semble être du bois de grève, des pierres aux formes étranges, ou peut-être même des ossements d’animaux, faisant miroiter en accéléré des reflets lumineux. Les objets semblent se transformer sous nos yeux, adoptant des airs de sculptures préhistoriques. Malgré un ciel perpétuellement couvert, il parvient quand même à capter le disque solaire diffus derrière l’épaisse couche de nuages vaporeux, comme un point jaune vacillant dans un ciel hypnotisant. Une expérience méditative dans laquelle il faut se laisser envelopper. (Claire Valade)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 30 novembre à 13h00 (Cinéma du Parc)
Sur le désir d'appartenir :
Entrevue avec Iva Radivojević
PARTIE 4
(Union,
Something Old, Something New, Something Borrowed,
Maia - Portrait avec mains, Abiding Nowhere,
Archéologie de la lumière)
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