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Slamdance 2024 : Encore

Par Simon Laperrière


De la redondance

Ce qui ne devait être qu’une exception pandémique est devenu une tradition hivernale. Depuis 2021, une poignée de cinéphiles entament l’année festivalière sans quitter leur logis. Il n’est plus obligatoire de s’envoler vers Salt Lake City ou Rotterdam pour découvrir en primeur des œuvres indépendantes. Une option beaucoup plus économe demeure l’acquisition d’un badge pour l’édition virtuelle de Slamdance qui, fidèle au poste, se déroule à la fin du mois de janvier.

Tout cela a déjà été abordé en long et en large dans mon précédent compte-rendu du festival. D’où le danger de la redite, et ce, même si l’initiative d’un événement en ligne mérite toujours d’être saluée. Il serait également rébarbatif de comparer une énième fois Slamdance à Sundance, son compétiteur bourgeois, en vantant l’intégrité de l’un pour dénoncer l’appétence de l’autre. Couvrir fidèlement un festival, en le suivant bon an mal an, signifie bien souvent d’émettre sensiblement la même chose. Le paysage culturel évolue mollement, les enjeux politiques et financiers persistent. Seuls les films sélectionnés changent, et encore ! Le retour d’une manifestation cinématographique à l’agenda s’accompagne du sentiment gris que très peu a changé en douze mois. Une impression amplifiée par les visionnements casaniers, alors que l’on fixe en solitaire l’écran du salon.

Face à ce constat, peut-être faut-il appréhender les notes festivalières autrement. En privilégiant, par exemple, la continuité. Il devient alors possible de retrouver certains longs métrages là où on les a laissés, question de réfléchir au parcours qu’ils ont accompli.

Une lubie de critique est d’être celle ou celui qui reconnaîtra un succès à venir, d’identifier avant quiconque l’illustre inconnu·e qui fera l’actualité. Plus humblement, de diriger lectrices et lecteurs vers un film qui nous semble voué à une belle carrière. De grosso modo prononcer la célèbre formule «Bientôt sur vos écrans!». En faisant l’éloge de Motel Drive (2023) de Brendan Geraghty, j’espérais sincèrement que ce documentaire soit présenté au Québec. Il en va de même pour le magnifique Cisco Kid (2022) d’Emily Kaye Allen ainsi que l’hilarant Cash Cow (2023) de Matt Barats. Finalement, aucun d’entre eux n’a été sélectionné par un festival provincial. Outre ma déception et  ne nous le cachons pas  une atteinte à mon ego, ces absences s’avèrent symptomatiques de l’état de la scène culturelle. Qu’une production artisanale ne trouve pas sa place aux RIDM ou au FVCQ, cela n’a tristement rien d’anormal. Le problème tient du statut de l’œuvre ayant le privilège de la remplacer. On s’en doute, Cisco Kid a été tassé au détriment d’un titre cannois ou vénitien, promu à une distribution en salles ainsi qu’à une mention dans l’un des tops 10 de La Presse. Cette redondance que je décriais plus haut, elle porte le nom de «gentrification». Les journalistes craignent de se répéter parce que les événements couverts répètent eux-mêmes une formule suffisamment fonctionnelle pour être justifiée. Une prudence que l’on associe à tort aux goûts du public, en dépit de son indéniable curiosité. Sans surprise, l’argument de la rentabilité est férocement gardé sous silence.



Slamdance s’oppose avec persévérance à ce modèle imposé par les piliers de l’industrie. Les films retenus par son équipe de programmation ont le mérite de ne pas figurer au générique d’une immense mascarade. C’est tout à leur honneur. S’il est commun de lire que l’année cinéma débute avec les festivals hivernaux, alors Slamdance a pour mission de raconter une histoire parallèle. Utopique, cette dernière me mène à imaginer un milieu dans lequel chaque œuvre circulerait sereinement, en bénéficiant de plusieurs plateformes pour rejoindre la communauté. Un réseau inclusif où le cinéma indépendant ne serait pas relégué aux marges du système capitaliste. Slamdance, à mes yeux, représente bien plus qu’une célébration de l’alternative. Il s’agit d’abord et avant tout d’un projet pour une révolution.

Afin d’y croire un peu, il importe de revenir sur sa 30édition. Pour rêver à un avenir radieux, mais aussi par devoir de mémoire. Un film existe quand il est montré; il survit quand on en parle. Lectrices et lecteurs, les films que j’aborderai maintenant ne se rendront probablement pas jusqu’à vous. Pour les découvrir, il vous faudra faire le cheminement inverse. Mais peut-être suis-je cynique et que 2024 me prouvera le contraire. Les critiques de cinéma adorent avoir raison. J’espère pour une fois me tromper.

 

Renouvellement du mumblecore

Dans l’entretien qu’elle a accordé à Panorama-cinéma, la réalisatrice Kit Zauhar confesse ses réticences envers le mumblecore. Selon elle, ce courant du cinéma indépendant aurait principalement véhiculé le point de vue d’hommes blancs plus ou moins fauchés. Considérant que la plupart des têtes d’affiche du mouvement sont aujourd’hui à la solde de grands studios (Joe Swanberg est un employé de Netflix, Adam Wingard vient de signer le nouvel épisode de Godzilla x Kong [2024]), il est justifié de remettre en cause son statut autrefois rebelle et libérateur.

Parmi les nombreux films américains sélectionnés à Slamdance cette année, plusieurs apportent un souffle novateur au mumblecore. Avec cette esthétique minimaliste qui mise sur le dialogue, ils explorent des enjeux sociopolitiques contemporains par l’entremise de scènes de la vie quotidienne. La différence ici est précisément la différence. Contrairement à leurs prédécesseurs, la totalité de ces longs métrages sont écrits et réalisés par des membres de groupes marginalisés. Une diversité aussi essentielle que bienvenue, qui permet enfin au sous-genre d’accueillir des perspectives inédites. Le touchant African Giants (2024) d’Omar Kamara, par exemple, confronte deux frères à leur identité raciale et religieuse. Flirtant avec l’autofiction, le délicieusement new-yorkais Sam’s World (2024) de Lily Lady suit le calvaire tranquille d’une travailleuse du sexe non-binaire. En racontant avec délicatesse l’idylle entre une femme approchant la trentaine et un adolescent, Chaperone (2024) de Zoe Eisenberg aborde frontalement l’immaturité, la pression sociale ainsi que l’ambiguïté du sentiment amoureux. Ne sombrant jamais dans la complaisance, cette tragédie ordinaire est portée par la renversante Mitzi Akaha et s’impose d’ailleurs comme l’un des titres phares de Slamdance 2024.


:: African Giants (Omar Kamara, 2024) [African Giants]


:: Chaperone (Zoe Eisenberg, 2024
) [1919 films]


:: Sam's World (Lily Lady, 2024) [The Solo Foundation]


Néo-mumblecore ou post-mumblecore ? J’avoue ne pas être un adepte de ces classifications qui ne servent qu’à justifier des diplômes. La mouvance qui traverse ces films est toutefois de l’ordre de la réappropriation et non de la succession. Affirmer que le mumblecore n’a pas dit son dernier mot mérite nuance. En cédant la parole aux minorités, il renoue avec sa raison d’être, en exprimant ces points de vue qui peinent à joindre les rangs de la culture dominante.

 

Contre la télévision

Il peut être difficile de se repérer à travers les sections de Slamdance! J’ai beau me considérer comme un habitué, je peine à saisir leur ligne éditoriale respective. Mis à part les compétitions et le volet documentaire, je m’explique mal pourquoi un film aboutit dans «Unstoppable» et non «Revolution» ou «Breakouts». Inutile de se référer au site web, aucune description n’y est disponible. Une exception est «Episodes», dont le nom a le mérite d’être clair. Dédiée au petit écran, elle regroupe pilotes et webséries.

L’idée d’une télévision indépendante s’avère réjouissante. Si le cinéma a de la difficulté à évoluer en-dehors du système, son opposant de toujours ne semble avoir qu’Internet comme mince alternative. Son existence dépend invariablement de la câblodiffusion. J’étais donc curieux de découvrir les morceaux d’anarchisme qu’«Episodes» promeut.

Grande a été ma déception! Entre un faux documentaire qui se moque allègrement de la prévention du suicide (Lucy & Sara) et une série animée à l’humour tout aussi douteux (Night Drives), je n’ai tout simplement pas trouvé mon compte à travers ce cortège de médiocrités. Le sommet de la frustration a été atteint avec les pilotes d’Eindis Ends it All et Restorage. Loin d’être désagréables, ces sitcoms fantaisistes ne diffèrent nullement de ce qui est déjà visible en mieux sur les grandes chaînes américaines. Des choix de programmation curieux pour un événement comme Slamdance qui, ultimement, nuisent à la pertinence de la section qui les hébergent.

 

Films de genre

Les genres de l’imaginaire ont été mieux servis par les longs métrages. Produit avec des bouts de ficelle, l’absurde Darla in Space (2024) de Susie Moon et Eric Laplante m’a rappelé la belle époque où le cinéma DIY était mieux représenté en festivals. Cette fable autour d’un extra-terrestre capable de donner des orgasmes cosmiques s’avère charmante, mais sans être à la hauteur de ses propres ambitions. Elle réussit tout de même à ne jamais s’essouffler, ce qui est rarement le cas avec ce type de proposition. Provenant également des États-Unis, Love and Work (2024) de Pete Ohs débute avec un entretien d’embauche qui, tranquillement, révèle un univers dystopique où tout emploi s’avère prohibé. Cette prémisse originale est ensuite développée avec cohérence, grâce à des mises en situation franchement drôles (je ris encore à ce pénitencier qui oblige les travailleur·e·s clandestin·e·s à se trouver un hobby!). The Washer (2024) de l’Allemand Nils A. Witt aborde pareillement le milieu professionnel à travers le prisme de la science-fiction. Ici, un avocat raté orchestre son propre malheur alors qu’il tente pathétiquement de créer une machine à voyager dans le temps avec des électroménagers. Malgré un traitement aussi bordélique qu’étourdissant, cette comédie du désastre réussit à provoquer un authentique sentiment de malaise. Philip K. Dick aurait adoré!

Même l’auteur d’Ubik aurait été terrassé par l’indéfinissable Hell of SE de Sawa Kawakami. Seule offrande nippone du cru 2024, ce drame scolaire tient autant du chef-d’œuvre d’amateurisme que de la pure escroquerie festivalière. Des images moches tournées en vidéo, des effets spéciaux volontairement risibles, un refus total du spectaculaire. Rarement a-t-on pu voir un film tenter obstinément de ne séduire personne, au point d’atteindre un niveau admirable de je-m’en-foutisme. Un cas unique de cinéma résolument vedge.


:: Hell of SE (Sawa Kawakami, 2024) [Ikuya Onodera]


:: The Complex Forms (
Fabio d’Orta, 2024) [Metronic Films]

En cette ère d’ennui où aucune image de synthèse ne m’impressionne  où même le bestiaire de la planète Pandora ne m’épate plus  je mesure l’efficacité d’une œuvre fantastique à ses prouesses techniques. À sa capacité à me révéler une créature merveilleuse pour qu’elle suscite en moi le même frémissement déclenché par les sauriens de Jurassic Park en 1993. Puissant a été l’émoi que j’ai ressenti en regardant The Complex Forms (Fabio d’Orta, 2024) très tard en soirée. Dans ce récit baroque qui invoque le fantôme de Raul Ruiz, des hommes offrent leur corps et esprit à des monstres contre une importante somme d’argent. L’échange aura lieu dans une riche villa sans issue. Ils doivent désormais attendre cette transaction fatidique, qui peut avoir lieu à tout moment. Mes visionnements de séries B m’ont rendu cynique. Alors que je guettais moi aussi l’entrée en scène des créatures, une petite voix me chuchotait de restreindre mes attentes : «On ne les verra pas, tu le sais bien.» Les budgets modestes ont effectivement tendance à capitaliser sur l’attrait de l’invisible. The Complex Forms décline cette solution économe. Quand les colosses pénètrent le hall d’entrée du château, ils occupent l’écran au complet. Grotesques et magnifiques, divins et lunaires, ces crustacés reptiliens m’ensorcèlent. De mémoire de cinéphile, je n’ai pas vécu un émerveillement pareil depuis Arrival (Denis Villeneuve, 2014). Reconnaître qu’il s’agit d’un trucage ne m’opportune pas. La magie opère, le cinéma me fait croire à l’impossible. J’ai retrouvé la foi.

 

Le premier et le dernier

Un heureux hasard a voulu que les meilleurs films que j’ai découverts à Slamdance ont respectivement été vus au début et à la toute fin du festival. Il est aussi plaisant d’entamer ses visionnements du bon pied que de les conclure sur une bonne note.

Tôt un matin, j’entame mon marathon de la journée avec une production italienne sur laquelle je ne sais pratiquement rien. Je ne me doute pas que ce long métrage, le quatrième de son réalisateur, me restera en tête tout au long de la semaine. L’incidente (2023) de Giuseppe Garau est une œuvre disciplinée. Elle s’assigne un parti pris esthétique qu’elle maintient férocement jusqu’à l’avant-dernier plan. L’entièreté du film se déroule à l’intérieur de différents véhicules, le cadre serré nous montrant toujours leur conductrice de profil. Cette femme se nomme Marcella. Après avoir perdu son emploi, cette jeune mère en pleine séparation s’improvise remorqueuse. Le destin n’a pas fini de s’abattre sur elle. À bord de son camion, elle intègre un microcosme violent dans lequel survie rime avec magouille. 66 minutes suffisent à Garau pour brosser nerveusement le portrait d’une combattante obstinée. Débrouillarde, Marcella a cependant la manie d’accumuler les erreurs de jugement. Son capital de sympathie a beau s’essouffler dangereusement, il demeure impossible de rester de marbre face à la gravité de sa situation. En cloîtrant son personnage dans ce même plan oppressant, le réalisateur illustre avec justesse son impasse socioéconomique. La mise en scène est également au service d’un suspense haletant, qui prend sournoisement une ampleur suffocante. Suivant l’exemple des frères Dardenne, L’incidente nous rappelle qu’un drame social réaliste cache parfois le plus diabolique des thrillers.

Dimanche, le 28 janvier, je profite des dernières heures d’accès au festival en ligne. J’ai commis une grave erreur en accordant de l’attention à Citizen Weiner (Daniel Robbins, 2024), immonde égoportrait d’un insupportable candidat au conseil municipal de New York. Plus près de l’infopub vaniteuse que du documentaire, ce piètre pamphlet me donne carrément la migraine. Une fois ce calvaire terminé, je suis à deux doigts de terminer abruptement ma traversée annuelle de Slamdance. L’appel d’Alan Wake 2 est fort. Je me ressaisis, prêt à accorder une dernière chance à sa trentième édition.


:: L'incidente (
Giuseppe Garau, 2023) [Storia del Fantasma S.r.l.]


:: Inheritance (Matt Moyer et Amy Toensing, 2024) [Millrock Productions / Calliope Pictures]

Armés de fusils à l’eau, des gamins se poursuivent joyeusement à travers la maison familiale. C’est une belle journée d’été, qui ne sert à rien sauf jouer. Ils rient fort tout en s’aspergeant, sans porter attention à maman couchée sur un fauteuil. Complètement droguée, elle donne l’impression d’agoniser. Les enfants n’expriment aucune inquiétude face à l’état de leur parent. Ils ont plutôt l’habitude de la voir ainsi. Le documentaire Inheritance (2024) doit son titre à une remarque de l’un de ses sujets. Partageant ses problèmes de consommation avec sa famille, il se demande si sa condition ne serait pas héréditaire. La prochaine génération est condamnée à la même misère que la sienne, un cercle vicieux auquel il n’y a pas d’échappatoire. Un triste destin attendrait donc le petit Curtis que les cinéastes Matt Moyer et Amy Toensing ont courageusement suivi pendant plusieurs années.

Inheritance est l’anti-Boyhood (2014) de Richard Linklater, une incursion dans une pauvreté que l’on ne verra jamais assez. Il porte sur des combats impossibles contre la dépendance. Il montre des corps déchirés par l’alcool et les stupéfiants. Il donne surtout la parole à ces individus que l’on a tôt fait de juger, de pauvres gens qui n’ont d’espoir que pour leur progéniture. La proximité que Moyer et Toensing ont réussi à obtenir s’avère bouleversante. Leur caméra a capturé des témoignages émis avec les larmes aux yeux, qui emblématisent toutes les inégalités qui frappent le continent nord-américain.

Il serait tentant de conclure avec poésie, en formulant que le tour de force d’Inheritance est d’avoir transformé Curtis en personnage de cinéma, le sauvant alors à l’inévitable oubli qui le guette. Je ne le ferai pas. En plus d’être odieux, ce geste critique confirmerait qu’en insistant à parler d’art, je n’ai rien compris du film lui-même. Je souhaite plutôt m’adresser à toi, Curtis. J’espère que tu sauras surmonter les obstacles que la vie a injustement posés devant toi. Réalise tes rêves de devenir avocat ou encore youtubeur. Fais carrément autre chose si tu le préfères. Aie la liberté de tes choix, qu’ils te procurent le plus grand bonheur. Va aussi chercher de l’aide chaque fois que tu en auras besoin. Je ne crois pas que tu liras un jour ces vœux, mais sache que je pense très fort à toi et te souhaite le plus brillant des avenirs.


:: Curtis dans Inheritance [Millrock Productions / Calliope Pictures]

 

 

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Simon Laperrière est doctorant en études cinématographiques à l'Université de Montréal. En 2010, il fonde le volet « Camera Lucida » du Festival Fantasia dont il assure la programmation jusqu'en 2016. Auteur de plusieurs essais, il a récemment publié Series of Dreams: Bob Dylan et le cinéma (2018) aux Éditions Rouge profond.

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Article publié le 2 avril 2024.
 

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