DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Fantasia 2024 : Partie 4

Par Thomas Filteau, Mariane Laporte, Olivier Thibodeau et Claire Valade

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prod. SHAFT

KIZUMONOGATARI -KOYOMI VAMP-
Tatsuya Oishi  |  Japon  |  2023  |  142 minutes  |  Animation Plus

Ce qui ressort du visionnage de cette œuvre épique, amalgame élagué de trois longs métrages inédits en Amérique, adaptés de la série de romans illustrés de Nisio Isin, Monogatari, c’est l’affinité presque naturelle qui existe entre le cinéma d’horreur et le cinéma d’animation, tous deux obsédés par la vie et la mort, la transfiguration et le démembrement. À preuve, ce climax délirant opposant deux vampires dans une bataille sanglante où les têtes tranchées volent et repoussent, où les mains pendouillant au bout d’artères dénudées servent de grappin, où les jambes sectionnées continuent de courir pour rattraper leur tronc détaché. Un terrain de jeux fabuleux pour le combat d’immortels que nous espérions voir depuis l’altercation entre Wolverine et Lady Deathstrike dans X2 (2003), mais surtout l’intersection parfaite entre les éléments d’épouvante que contient le scénario et les potentialités humoristiques pourvues par le médium pour les concrétiser. Fusion génétique du cartoon et du genre horrifique.

Fidèle à la tradition cronenbergienne, le film évoque aussi de brillante façon la rébellion du corps contre l’asepsie et le conformisme ambiants, mais en utilisant des tactiques qui rappellent le Ghost in the Shell: Innocence (2004) de Mamoru Oshii, où le procédé d’animation traditionnel incroyablement fluide, féroce et organique associé aux personnages s’oppose au CGI clinique utilisé pour dépeindre les paysages urbains aliénants où ils évoluent. Ceci donne lieu à plusieurs séquences marquantes, comme la rencontre initiale entre le protagoniste Koyomi Araragi, un étudiant du secondaire taciturne, et la vampiresse quinquacentenaire Kiss-Shot Acerola-Orion Heart-Under-Blade, dont le corps démembré gigote furieusement dans une flaque de sang sur le quai d’un métro incroyablement symétrique. Le style d’animation dessiné donne aussi lieu à des scènes d’action mémorables, débordantes de vitalité, contre les trois chasseurs de vampires ayant privé Kiss-Shot de ses membres : Dramaturgy, Episode et Guillotinecutter.

La prépondérance de la chair qui caractérise le cinéma d’épouvante est aussi magnifiée par les potentialités du médium animé : chair grotesquement hybridée, chair exagérément sanguinolente, chair outrageusement aguichante, se traduisant notamment par un fan service ridicule qui, peu satisfait de sexualiser le personnage de la femme vampire  dans le pur respect des traditions  fétichise aussi la camarade de Koyomi, Tsubasa, lors de gros plans sur ses seins énormes et sa petite culotte rose… Et même si les scènes avec Tsubasa participent d’un contraste constant, et foisonnant, entre l’univers lumineux de l’adolescence et la noirceur ténébreuse du monde adulte, entre la suspension contemplative et l’angoisse dévorante, entre le gravitas et le ludisme, on n’assume ici qu’à moitié leur caractère abusif, caché à moitié par les prétentions auteuristes de l’œuvre. En effet, nulle critique de Koyomi Vamp ne serait complète sans mentionner les manies « avant-gardistes » d’Oishi, qui multiplie les intertitres artsy, ponctués du son de la pellicule défilante, où l’on évoque le «NOIR», le «ROUGE» et, finalement, le «BLANC», dans une sorte d’approche gothique godardienne qui ploie éventuellement sous le poids de ses plus «humbles» origines dans le cinéma de Tex Avery. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Saadho Motion Pictures

DEAD DEAD FULL DEAD
Pratul Gaikwad  |  Inde  |  2023  |  110 minutes  |  Sélection 2024

L’un des avantages d’un festival de films est de découvrir des cinématographies qu’on n’a pas l’occasion de voir très souvent. Dans le cas de Fantasia, cela inclut aussi la chance de voir des œuvres qui ne ressemblent à rien d’autre. Le cinéma indien est très peu présent sur nos écrans montréalais (et j’oserais même dire canadiens), mis à part quelques incursions généralement bollywoodiennes, et les films programmés dans le cadre de Fantasia nous rappellent à quel point les cinéastes indiens font des œuvres qui n’ont absolument rien à voir avec la pratique occidentale — ce qui peut être aussi intrigant que déstabilisant. Dead Dead Full Dead en est un exemple probant. Bien que le film soit très inégal, la proposition du réalisateur, et ex-monteur, Pratul Gaikwad ne manque pas d’intérêt dans son exploration et sa redéfinition du whodunit traditionnel.

Dès la scène d’ouverture, on comprend qu’on entre dans un univers qui n’est pas tout à fait régi par les règles du monde réel, alors que M. Patil, policier de son état, reçoit un diagnostic pour le moins inusité de la part de son médecin : sa main est devenue conductrice d’électricité! Pendant son examen, il confie sa chèvre Michael à ses subalternes, Balraam et Zubi, couple policier-policière plutôt inepte, qui s’empressent de se quereller au sujet de la bête et de la transformer, après une manipulation accidentelle, en toutou. Bientôt appelés sur la scène d’un meurtre et tou·te·s deux désireux·euse d’échapper au courroux probable de leur supérieur et de prouver leur qualité en tant que détectives, Balraam et Zubi se rendent dans un complexe de logements modernes et luxueux où les attend le corps sans vie d’Era, astrologue et influenceuse autodéclarée, un poignard dans le dos. Si l’intrigue paraissait déjà un peu sans queue ni tête, on n’avait encore rien vu. Le réalisateur a visiblement beaucoup de plaisir à imaginer les avenues les plus incongrues pour cette enquête, déjà mal partie, qui devient d’autant plus compliquée par la réapparition improbable d’Era, morte mais prête à s’insinuer dans l’investigation, tandis qu’un démon du purgatoire tente de la retracer pour la faire passer dans l’au-delà.

Bien qu’on ne puisse affirmer que le pari soit parfaitement tenu dans cette construction un peu décousue, on ne peut pourtant pas s’empêcher de sourire devant son inventivité narrative, alors que le réalisateur manipule l’espace-temps du récit et la mémoire des personnages de façon à les insérer dans la chronologie des événements même si leur présence au moment du crime aurait normalement été impossible. Il s’agit là sans aucun doute de l’aspect le plus intéressant du film, chacune des pistes explorées dans le cadre de l’enquête nous étant montrée en forme de faux flash-back dans lesquels chaque personnage se transforme en meurtrier·ère potentiel·le tant la personnalité d’Era porte à l’exaspération. Bref, malgré une exécution qui manque de peaufinage et de subtilité, le délire assumé de ce premier long métrage de Gaikwad ne manque pas de charme. (Claire Valade)

Prochaine projection : 30 juillet à 14h20 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. Golden Man Media

STEPPENWOLF
Adilkhan Yerzhanov  |  Kazakhstan  |  2024  |  102 minutes  |  Compétition Cheval noir

Rien n’attache Brajyuk (Berik Aitzhanov), le loup solitaire des steppes d’un Kazakhstan en proie à une impitoyable guerre civile. Son enquête pour retrouver le fils de Tamara (Anna Starchenko), kidnappé par des trafiquants d'organes, le mène à l’autocrate responsable de son traumatisme familial.

Les clins d’œil à Drive (2011) contribueront certainement au succès de cette production d’Aliya Mendygozhina et Alexander Rodnyansky. Pour ma part, c’est ce qui m’a déplu. J’avais parfois l’impression de regarder une version kazakhe du film de Nicolas Winding Refn moins le code d’honneur, dont l’antihéros d’Aitzhanov se moque cruellement. La musique électronique qui parsème la bande sonore semble aussi superflue. Les airs à la Chromatics et Electric Youth anéantissent l’interprétation minutieuse, toute en retenue et en non-dits, se heurtant à l’écho des vastes plaines ceinturées de montagnes, cimetières venteux à ciel ouvert se situant à mille lieues d’une urbanité néo-noire.

Mon intérêt s’ancre plutôt ici dans les références au western américain, un genre qui a vécu son apogée dans les années 50; une ère marquée par de profonds traumatismes tels que la dépression, le Dust Bowl, la Deuxième Guerre mondiale, la menace d’attaque nucléaire et la guerre de Corée. John G. Cawelti, romancier spécialiste en matière de cowboys, a déjà mentionné qu’un film «qui ne se déroule pas près de la frontière, à un moment de l’histoire où l’ordre social et l’anarchie sont en tension, et qui n’implique pas une forme de poursuite, n’est tout simplement pas un western» [1]. Or, Steppenwolf en est un. Le contexte politique du Kazakhstan y est habilement miroité. Principal centre de lancement spatial et d'essais nucléaires en Union soviétique, le pays a proclamé son indépendance en 1991, ce qui n’a pas empêché la mauvaise gestion économique, le népotisme et la corruption de perdurer. Il pâtit depuis 2022 de la fin du plafonnement des prix du gaz liquéfié, d’une détérioration des relations avec la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine et d’un manque de représentation démocratique, réalités brillamment relevées dans le scénario. Sans omettre le problème du trafic humain en ce territoire eurasiatique qui ne respecte pas pleinement les normes minimales visant son élimination. Techniquement, la caméra de Yerkinbek Ptyraliyev est la «prima ballerina» de la chorégraphie dirigée par Yerzhanov dans un ballet caractérisé par sa rigueur technique, avec des positions et des mouvements codifiés. L’élégance et la justesse inspirées par la cinématographie de Winton C. Hoch ne réussissent toutefois pas à compenser les lacunes majeures d’une intrigue qui se base pourtant sur un fondement sociopolitique si solide. (Mariane Laporte)


[1] B. S. Hayden et J. Cawelti, «Six-Gun Mystique», Rocky Mountain Review of Language and Literature, vol.34, no 1 (Hiver, 1980) : 70, https://doi.org/10.2307/1347506

Prochaine projection : 02 août à 15h00 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. New World Pictures / Artists Entertainment Complex / Rio Pinto Productions

COCKFIGHTER
Monte Hellman  |  États-Unis  |  1974  |  83 minutes  |  Fantasia Rétro

Les séquences de combat de coqs qui parsèment le Cockfighter de Monte Hellman, projeté à Fantasia dans le cadre d’un double évènement qui célèbre à la fois le cinquantième anniversaire du film et la publication d’un nouvel ouvrage de Kier-La Janisse à son sujet, contiennent quelque chose de l’image horrifique. Il y a d’abord l’évidence de leur non-simulation, et la violence réelle qu’implique le dressage des oiseaux auxquels sont attachés des prothèses métalliques acérées. Dans le contrechamp des affrontements se dresse une horreur plus usuelle, alors que l’arène devient un lieu où se négocie un ordre patriarcal basé sur une agressivité comparée par le biais des animaux dressés, transformés en une marchandise dont la vie devient l’objet des paris. Puis dans la cacophonie mêlée des cris du public et des gloussements des poulets s’opère une coupe révélatrice : un enfant en pleurs se cache les yeux avec un billet d’un dollar.

« This is something you don’t conquer », déclare en voix off Frank Mansfield (Warren Oates) pour exposer son attachement aux combats. Comme un businessmanambulant, à l’image des figures de vagabonds qui peuplaient le précédent film de Hellman, Two-Lane Blacktop (1971), Frank erre de tournoi en tournoi dans le but de reconquérir une dignité abîmée par une suite d’échecs qui s’est soldée en l’adoption d’un vœu de silence. C’est dans les mimiques incarnées de Oates, par ses yeux expressifs et ses sourires passagers que se devinent les contours d’un personnage en quête d’un honneur à regagner. Il est fascinant d’observer Hellman dépeindre l’illicite communauté des combats de coqs comme une sorte de résidu western, dont on aurait troqué la scène originelle du duel au pistolet sur la rue principale par un ersatz qui se rejoue n’importe où, que ce soit dans une chambre d’hôtel ou devant des estrades remplies de regards fascinés. Frank dira bien ce qu’il veut, il s’agit bien ici d’un habile récit sur le désir de conquête, dépeignant par son protagoniste l’espoir de maîtriser l’imprévisible et de rester impassible devant l’absurdité des joutes sanguinaires, comme une forme de mutisme affectif remplaçant la parole retrouvée. (Thomas Filteau) 

 Prochaine projection : 30 juillet à 17h15 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. Kinoshita Group

PENALTY LOOP
Shinji Araki  |  Japon  |  2024  |  99 minutes  |  Compétition Cheval noir

Je ne m’attendais pas à du Junta Yamaguchi, et je n’ai pas eu de Junta Yamaguchi  les chorégraphies du réalisateur de Beyond the Infinite Two Minutes (2020) sont trop dures à égaler… Cela dit, Penalty Loop demeure l’une des belles surprises du festival. Constituant une variation efficace et ingénieuse sur le film de boucle temporelle à la Groundhog Day (1993), il inscrit le parcours initiatique de son héros dans un récit de vengeance dont il teste assez perspicacement, mais surtout très humainement, les limites morales. Lorsque la copine de Jun (Ryūya Wakaba), un aspirant artiste qui ne ferait pas de mal à une coccinelle, est tuée par Mizoguchi (Yusuke Iseya), notre héros élabore un plan pour l’assassiner. Armé de son gobelet à café empoisonné et de sa mallette remplie d’armes, il drogue son homme et le poignarde alors qu’il est venu effectuer des travaux de maintenance dans l’usine où il travaille. La mise en scène s’avère alors aussi procédurale et mécanique que son plan, exposant de manière limpide chacune des étapes du processus.

Tout dérape lorsque la journée de l’assassinat se termine, recommence puis se met à rejouer en boucle. Le doute commence à s’installer, et le récit, jusqu’ici parfaitement prévisible, déraille, alors que Jun doit remettre son plan à exécution en considérant moult variables supplémentaires. Les angles de caméra commencent aussi à changer pour accommoder les autres personnages, dont la méfiance s’avère grandissante. Il s’agit d’ailleurs là du trait distinctif du film : le fait que tout le monde semble conscient de la boucle temporelle, ce qui permet notamment au héros d’ouvrir un dialogue avec Mizoguchi. Et au réalisateur Araki d’interroger les limites du film de vengeance, dont l’objet est souvent un être monolithique dont la mort est souhaitable aux yeux de tous — on n’a qu’à penser au Silent Night (2023) de John Woo et à son exercice de représentation strictement manichéen. Ici, le meurtrier est une personne à découvrir, malgré les paramètres d’une relation fixée d’avance, où il incombe à Yun d’accepter qu’il doit tuer sa victime chaque jour et à cette dernière d’accepter qu’il mourra sous ses coups, dans une sorte d’étrange amitié de circonstance où les questions de pardon et d’empathie deviennent centrales. Mais outre ses qualités humaines, Penalty Loop fait aussi preuve d’une rare ingéniosité technique et scénaristique, profitant de l’amplitude des variations quotidiennes du récit pour déployer de nombreux raccords astucieux, garants d’un humour singulièrement goudronneux, mais aussi pour exploiter le mystère entourant la nature de la boucle temporelle. Et même si je me serais passé des deux épilogues — une bonne fin bien écrite aurait suffi — j’ai quand même adoré me perdre dans les méandres de cette petite production distinctive et captivante. (Olivier Thibodeau)



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Article publié le 29 juillet 2024.
 

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