DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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RIDM 2024 : Partie 3

Par Thomas Filteau, Mariane Laporte et Olivier Thibodeau

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prod. Cheval Films

SIMON & MARIANNE
Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe  |  Québec  |  2024  |  71 minutes  |  Compétition Magnus-Isacsson

Pour qui fait-on des films ? Pour les vivants ou pour les morts ? Pour captiver momentanément un public cinéphile ou pour immortaliser le geste d’un artiste, pour célébrer l’existence d’un sujet ? C’est la question qui sous-tend ce doucereux portrait de la fin de vie de l’écrivain Simon Roy (Ma vie rouge Kubrick, 2014) qui, atteint d’un cancer du cerveau, choisit de mourir de la main d’un docteur le 15 octobre 2022, entouré de sa famille et de sa conjointe, l’écrivaine Marianne Marquis-Gravel. Interrogée après la projection, cette dernière s’avoue entièrement reconnaissante du geste de mémoire pourtant impudique de Fournier et Latulippe, qui s’immiscent dans l’intimité du couple (jusqu’à filmer sous la douche), et se permettent quelques excès mélodramatiques pour soutirer des circonstances une ode candide au pouvoir que possède l’amour romantique de conjurer la mort. Un « cadeau » de mémoire, dira la fille endeuillée de Roy en écho à Marquis-Gravel, « un cadeau de pouvoir ravoir sa voix, ses blagues, son rire ».

Par-delà la tristesse qu’évoque cette chronique d’une mort annoncée, la production nous inspire en effet quelques rires francs, et il s’agit là d’une des plus salutaires offrandes des cinéastes, qui, en exposant l’humour de Roy, en célébrant son esprit et sa bonhommie, tendent presque toujours à nous rappeler sa force vitale plutôt que sa fin imminente. Cet humour constitue également un antidote contre l’écrasante solennité de leur mise en scène, qui troque le prosaïsme fauché de Dehors Serge dehors (2021) pour une esthétique crépusculaire quasi onirique, où alternent les scènes de cajoleries passionnées entre amants et les plans d’une Sainte-Thérèse nocturne et brumeuse qui semble n’exister que pour eux.

Lorsque les deux auteurs déclarent qu’ils font des films « parce [qu’ils] tombent en amour avec des gens », on les croit sur parole, sauf qu’ils ont tendance ici à mythologiser l’objet de cet amour en l’inscrivant dans un processus de sacralisation du couple d’artistes, appuyé notamment par un insert sur les visages amourachés de John Lennon et de Yoko Ono qu’on aperçoit dans la maison. On préférera d’ailleurs à ces élans mythologiques les séquences plus terre à terre entourant le recours à l’aide médicale à mourir. La scène de la prise du rendez-vous funeste est particulièrement prenante, alliant d’une façon touchante la froideur clinique d’un échange professionnel à l’humanité qui la sous-tend, évidente dans la compassion du médecin, mais surtout dans la sérénité mêlée d’angoisse de Roy. On apprécie également les plans de félicité domestique, les séances d’appréciation musicale de l’écrivain couché dans son hamac, les promenades nocturnes du couple dans le stationnement de l’ancien supermarché ou les moments bénis devant le feu crépitant, qui représentent les simples plaisirs d’une vie menée avec une dignité qui demeure toujours intacte malgré la maladie. « C’est quelque chose de beau de pouvoir choisir sa mort », dira d’ailleurs Marquis-Gravel à ce sujet, évoquant une sorte de prosélytisme subtilement enchâssé dans l’ADN de l’œuvre. Or, la dignité se retrouve surtout dans l’hommage touchant qu’on rend ici au défunt, auquel on consent non seulement un regard empathique, mais un geste artistique ultime. (Olivier Thibodeau)

Prochaine projection : 30 novembre à 20h15 (Cinéma du Parc)

 


prod. Les films Cosmos

INTERCEPTÉS
Oksana Karpovych  |  Québec / France / Ukraine  |  2024  |  95 minutes  |  Compétition nationale

Misant sur un dispositif archi-simple, la réalisatrice montréalaise d’origine ukrainienne Oksana Karpovych crée ici un foisonnant et fascinant panorama, abordant l’invasion russe de son pays natal d’une façon subtilement exhaustive et admirablement perspicace. Usant comme canevas des images fixes d’un pittoresque travaillé, elle capte de nombreuses facettes de l’existence en zone de guerre (la vie en ville, à la campagne, dans les bunkers et les cimetières improvisés), cultivant non seulement une esthétique raffinée de la ruine et de l’édifice éventré, mais aussi d’une société souillée par les traces omniprésentes de la guerre (les façades brûlées qu’on aperçoit à partir de la plage et les bouts de vitre brisée que les gens ramassent dans leur appartement). Elle déploie ainsi une tension constante entre l’idée de normalité et d’anormalité, à l’intérieur des plans, mais aussi entre les plans, évoquant visuellement et structurellement la réalité d’une vie indissociable du spectre de la guerre, superposant dans chaque image le passé et le présent d’une nation dont les traces de la beauté d’autrefois se laissent cruellement deviner parmi les décombres, dans une sorte de temporalité suspendue.

On s’intéresse surtout ici à un silence oppressant qui cache à peine l’appréhension de la prochaine exaction. Et pour briser le silence, question de tramer les images d’un poids discursif supplémentaire, elle et sa monteuse Charlotte Tourres y superpose des extraits de conversations téléphoniques entre des soldats russes et leurs familles, interceptées par les services de renseignement ukrainiens. Intercepted cependant, est aussi utilisé ici dans le sens de « pris la main dans le sac » puisqu’on y retrouve l’expression décomplexée d’une haine raciste abominable, laquelle s’épanche dans de troublants aveux des crimes de guerre perpétrés par l’armée russe — on se souviendra longtemps d’une séquence particulièrement odieuse où un homme et sa mère s’excitent à la description de la torture « des 21 roses », infligées à des victimes qui « ne sont pas des gens ». Et bien qu’on soit tenté de voir dans cette superposition audiovisuelle une façon d’accéder à l’imaginaire russe et d’y voir le pur produit d’une idéologie impérialiste nourrie à la propagande nationaliste — « c’est le propre de la guerre » que l’on voit, me dis-je à un moment, que d’entendre le fiel déversé par ces jeunes hommes endoctrinés, sacrifiés pour le bénéfice de quelque oligarque moscovite —, Karpovych est beaucoup plus accusatrice. « Ce sont pour moi des responsables, de vraies personnes qui commettent de vrais crimes […] sans la moindre trace d’empathie », dira-t-elle après la projection, appelant à exiger qu’ils soient tenus individuellement et collectivement responsables du massacre. On envisage alors plutôt la présence de ces voix, qui viennent briser le silence ambiant, comme l’incarnation de la force destructrice à l’œuvre en filigrane, comme la cause de l’effet que constitue la destruction qu’on retrouve au cœur des images. Et il ne reste plus alors qu’à emboîter le pas à l’autrice et à accuser, accuser chacun des rouages d’une machine impérialiste anthropophage qui à la fin de ce texte aura peut-être pris une autre vie… (Olivier Thibodeau)

Prochaine projection : Aujourd'hui, le 27 novembre à 15h15 (Cinémathèque québécoise)

 

 prod. Yabayay Media / Antipode Films

NO OTHER LAND
Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor  |  Palestine / Norvège  |  2024  |  95 minutes  |  Panorama — Essentiels

Le réalisateur et vlogueur palestinien Basel Adra fait ici une constatation particulièrement simple et perspicace à propos du conflit qui menace d’anéantir son peuple. Frappée d’un avis d’expulsion massif, le plus grand depuis le début de la colonisation de la Palestine en 1967, sa région natale de Masafer Yatta est assiégée par les soldats et les bulldozers israéliens, qui détruisent systématiquement les maisons ancestrales de ses concitoyen·ne·s. Mais lorsqu’il est question de raser une école, l’ex-Premier ministre du Royaume-Uni Tony Blair s’en mêle, participant à une opération photo de sept minutes dans le lieu concerné, suite à laquelle l’ordre de destruction est levé. « C’est une histoire de pouvoir », dira alors Adra. Et s’il parle ici de pouvoir politique, celui du gouvernement britannique, et par extension celui de l’État hébreu, son film de lutte artisanal, qui s’apparente beaucoup au Five Broken Cameras (2011) d’Emad Burnat et Guy Davidi, montre plutôt l’exercice d’un pouvoir plus prosaïque : la force de la loi, appliquée grâce à la puissance des armes et de la technologie.

Faisant la chronique du grand ménage effectué dans Masafer Yatta par Israël afin d’étendre sa mainmise sur le territoire cisjordanien, Adra et ses collègues (Rachel Szor, Hamdan Ballal et Yuval Abraham, un journaliste israélien) se précipitent sur les lieux de chaque exaction, filmant les expulsions forcées et la destruction des chaumières, la fusillade et la mutilation des hommes protégeant leurs outils de construction, le bétonnage des puits et le sectionnement à la tronçonneuse des conduites d’eaux, les heurts quotidiens, surtout, entre les villageois·e·s et l’armée chargée de faire froidement appliquer la « loi ». Ielles filment également des actes criminels, commis par des colons armés, qui lancent des pierres sur les vitres et les caméras et qui tirent sur des membres de la famille d’Adra à bout portant. L’équipe de tournage poursuit ainsi le vaste archivage d’un génocide dont l’inéluctabilité transparaît dans le passage des saisons, des années, sans que rien ne change. Et s’il parvient aussi à exposer la camaraderie et la résilience des membres de la résistance, le film nous laisse sur une note pessimiste à propos du désir brisé d’enfanter que contemple Adra, craignant l’instabilité sociopolitique actuelle, qui selon l’épilogue, semble loin d’être réglée… (Olivier Thibodeau)

*Texte originellement publié dans notre couverture de la Berlinale 2024

Prochaine projection : 1er décembre à 20h45 (Cinémathèque québécoise)

 


prod. Jean-François Lesage

PARMI LES MONTAGNES ET LES RUISSEAUX
Jean-François Lesage  |  Québec  |  2024  |  98 minutes  |  Compétition nationale

Une journée ensoleillée. Le bruit des pas dynamiques de l’écrivain Ma Jian sur le tapis de feuilles jaunes. Nous le suivons entre les troncs d’arbres dans une forêt mixte. Le peintre Meng Huang le rejoint sans un mot, et nous glissons dans la nature.

Cantus Arcticus, Op. 61 par Einojuhani Rautavaara progresse en crescendo.

Une incongruité.

Alors que la musique orchestrale s’affirme, l’ornithologue averti remarque que les chants d’oiseaux de l’Arctique détonnent avec les images de la flore québécoise qui lui sont présentées. La symphonie fusionnée aux vocalisations aviaires atteint un paroxysme qui déstabilise l’ambiance sonore diégétique préétablie. Cet apogée acoustique déploiera-t-il une révélation en hyperaccéléré? Catalysera-t-il un éveil spirituel?

Retour au calme.

Nous pénétrons dans un chalet. Ma Jian cuisine du poisson à la vapeur nappé d’une sauce aux haricots noirs fermentés. «Le plat préféré des gens de la côte», s’enthousiasme-t-il. Profonde expiration.

Meng Huang : «Soupires-tu toujours comme ça?»

La table est mise pour le sujet central de leur conversation : la répression chinoise. Plus spécifiquement, la façon dont le massacre de la place Tian'anmen a anéanti leurs aspirations démocratiques. Les deux hommes balancent leurs opinions politiques et philosophiques, avec une certaine intransigeance. Au fil des discussions  majoritairement des monologues  nous nous demandons à quel point ils s’intéressent l’un à l’autre. Et malgré les confidences, nous ne saurons jamais le lien qui les unit.

Les travellings continuent à nous mouvoir dans un espace-temps indéfini, et les ruisseaux sont enjambés au rythme du concerto pour oiseaux et orchestre de Rautavaara. Le film aurait pu se terminer sur un dernier soupir et une gorgée de vin, mais une ultime balade se bute arbitrairement à une construction en palettes de bois enflammée au milieu de nulle part.

Accompagnant ce duo d’âge mûr qui rumine le passé dans les vastes étendues sauvages, nous échappons au huis clos de Republic (2023) qui met en scène le marginal Li Eryang, un «gourou» intoxiqué s’évadant de l’insoutenable présent par la musique, entassé dans son lit superposé avec son groupe de fidèles. Le réalisateur Jin Jiang, aussi en compétition aux RIDM, partage toutefois une intention proche de celle de Jean-François Lesage, soit celle d’offrir un contexte intimiste pour aborder l’oppression du régime communiste chinois, et montrer comment l’expression artistique, bien qu’incapable de guérir les profonds traumatismes, aide à trouver sa vérité intérieure. (Mariane Laporte)

Prochaine projection : 30 novembre à 15h15 (Cinémathèque québécoise)

 


prod. Sharlene Bamboat

BOTH, INSTRUMENT AND SOUND
Sharlene Bamboat  |  Québec  |  2024  |  39 minutes  |  Compétition nationale

«Quelle est la différence entre la tension et la friction?», s’interrogent deux voix dans la séquence d’ouverture de Both, Instrument and Sound. C’est peut-être, postule l’une d’elles, que la friction relève d’une proximité entre deux objets qui n’ont aucune relation préalable, et que la tension s’apparente à une dynamique dans laquelle préexiste un lien entre les deux éléments distendus. Le moment est révélateur, car ce qui se présente initialement comme une exploration thématique de la tension  tour à tour politique, sexuelle, ou dans la raideur s’évaporant après un massage  s’avère en réalité un film sur la primauté du lien. La réalisatrice s’attarde à la figure d’un ami militant dans les milieux queers torontois depuis les années 70, Tony Souza, en insistant sur le caractère relationnel de ses implications politiques. Par la rencontre entre ce questionnement et sa pratique du portrait, Both, Instrument and Sound s’intéresse moins à générer une liste d’accomplissements ou une présentation biographique linéaire de son protagoniste qu’à témoigner de conversations captées sur le vif et témoignant de la profonde affection et de l’intimité entre la cinéaste et Tony. Il ne s’agit pas simplement de véhiculer un discours sur les proximités entre l’existence intime et les lieux de la revendication politique, mais de représenter des pratiques de vie qui cherchent à favoriser le collectif davantage que l’individualisme sur lequel s’assoit le système capitaliste. La réflexion interroge ouvertement la question de la structure contemporaine des mouvements sociaux et l’insuffisance d’une perspective axée sur l’identité individuelle comme moteur d’implication au profit d’une solidarité collective fédératrice, et c’est dans ce contexte que le film nous montre Tony et Bamboat participer à la marche trans de Montréal, ou à des manifestations en solidarité avec la Palestine. À quoi ressemblerait une vie insistant sur le commun, et basée sur l’observation des tensions qui révèlent l’interrelation de nos existences?

Le chemin qu’emploie Both, Instrument and Sound s’avère finalement plus quotidien que théorique, plus anecdotique que sensationnel, ce qui se présente à la fois comme sa faiblesse et sa force. Les scènes conversationnelles sont succédées d’interludes musicaux interprétés par divers·e·s musicien·ne·s à partir d’une partition musicale abstraite créée par un collectif auquel participait Tony, qui s’accompagnent d’images décontextualisée où s’accentue les textures et le grain de la photo 16 mm. La structure confère au film de Bamboat une dimension épisodique quelque peu conventionnelle, mais c’est dans son insistance sur la captation du quotidien que l’œuvre devient générative, par sa représentation d’une rencontre entre deux générations cherchant l’espoir d’une alternative aux crispations néolibérales de notre époque. Une séquence où Tony discute des rituels funéraires ayant suivi la mort d’un amoureux, et qui se conclut par l’interrogation de sa propre mortalité et des responsabilités qui seront prises à cet effet par Bamboat et ses proches, fait état d’une touchante passation qui dépasse l’espace balisé de l’implication militante, afin de penser le collectif implicite des liens usuels, pour rêver un monde où la tension ne cesse de révéler la proximité. (Thomas Filteau)

Prochaines projections : Aujourd'hui, le 27 novembre à 18h00 (Cinéplex Quartier Latin)
28 novembre à 18h15 (Cinémathèque québécoise)


 

PARTIE 1
(Okurimono, The Soldier's Lagoon,
About Happy Hippos and Sad Peacocks,
Silence of Reason, Les yeux ne font pas le regard)

PARTIE 2
(Republic, Invention,
An Oscillating Shadow, Malintzin 17,
 detours while speaking of monsters)

PARTIE 3
(Simon et Marianne, Interceptés, No Other Land,
Parmi les montagnes et les ruisseaux,
Both, Instrument & Sound)

Sur le désir d'appartenir :
Entrevue avec Iva Radivojević

PARTIE 4
(Union,
Something Old, Something New, Something Borrowed,
Maia - Portrait avec mains, Abiding Nowhere,
Archéologie de la lumière)

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Article publié le 27 novembre 2024.
 

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