Animées par la fougueuse Esther Bourdages (commissaire), ces rencontres donnent la parole – et de la visibilité – aux artistes expérimentaux de la ville et de la région dans le but de décloisonner, de décentraliser, de démocratiser leur pratique et d’initier les habitants de la péninsule aux arts installatifs, performatifs et immersifs. Loin de l’offre (quasiment plus grande que la demande) qui sature les grands centres tout en étant plus près des spectateurs avec lesquels ils peuvent échanger dans une ambiance rustique et décontractée, les artistes présentent leurs œuvres (bruitistes, musicales, cinématographiques) avec une joie et une nervosité mêlées. On sort de ces grandes rencontres complètement grisés, intrigués par ces univers, désireux d’en connaître plus sur chacun d’eux, et surtout choyés d’avoir, pour ainsi dire, vécu avant tout le monde une sorte de mini-Mutek régional.
AntiVolume (Lucas Paris) | photo : Antoine Amnotte-Dupuis
Performances
Elettronica Povera, de la discrète Stéphanie Castonguay, plongée dans le noir, inclinée sur ses six petites boîtes sonores « faites maison », suscite, en recourant à des procédés électromagnétiques hyper-complexes, un émerveillement quasi-enfantin : elle nous fait entendre, pendant quinze minutes, les bruits inaudibles – tic-tac, pulsation, vibration, cillement – que produisent les objets quotidiens qui nous entourent et que l’on ignore. À l’inverse, l’œuvre qui suivait, Elements, de Myriam Boucher et de Pierre-Luc Lecours, délaissait l’infiniment petit pour embrasser l’infiniment grand afin de nous rendre inconnu le connu. À partir d’images de la nature tirées de found footage – vagues, nuages, montagnes, éruptions… – que le tandem a retouchées, retravaillées, déformées jusqu’à l’abstraction, et auxquelles il insufflait une musique à la fois composée et improvisée, on nous offrait un kaléidoscope sursaturé dont de ponctuelles coupes et de rares fondus tenait lieu de chapitrage qui permettait au spectateur qui n’était pas hypnotisé de deviner une histoire qui lui déployait, en une trentaine de minutes, le début de l’humanité et la fin du monde.
Le lendemain, c’était au groupe Falaises – composé de Guillaume Côté et d’Alexis Langevin-Tétrault (aux sons) et de Dave Gagnon (aux images) – de faire vibrer les planches du Centre d’art. Les deux musiciens, voûtés sur leurs claviers lumineux, installaient une captivante ambiance électroacoustique sur laquelle leur comparse, terré quelque part dans l’ombre, projetait, sur trois écrans rectangulaires symétriquement placés, des images qu’il modifiait en temps réel et dont le duo s’inspirait, pour poursuivre leur improvisation, un peu à la façon d’une formation jazz. Après une pause bien méritée, le public put, pour assister à AntiVolume, la seconde performance, regagner la salle où s’élevait une brume parmi laquelle il pouvait reconnaître, au centre d’un triangle formé par trois monolithes lumineux, Lucas Paris, penché sur un énorme clavier amovible et pivotant dont chaque mouvement influençait d’ailleurs la trame. Les deux spectacles avaient en commun – outre le nombre trois – de nous offrir une expérience sensorielle dont les vibrations nous traversaient le corps et de nous faire vivre une expérience synesthésique grâce à laquelle les lumières, « les couleurs et les sons se répondent » (Baudelaire). Le petit clan d’afficionados qui vécut l’expérience jusqu’au bout, aura eu la confirmation d’avoir réellement fait trembler tout Percé quand, à sa sortie, il tomba nez à nez avec les pompiers, venus en catastrophe éteindre la grange qu’ils croyaient en feu.
Falaises (Guillaume Côté, Alexis Langevin-Tétrault et Dave Gagnon) | Photo : Antoine Amnotte-Dupuis
Films expérimentaux
Des douze films présentés lors de cette soirée, on en retiendra trois, pour les différences formelles et thématiques qui les distinguaient. Radicalement expérimental, Jeux de lumière, d’Anne-Marie Bouchard, vidéaste de Québec, récupérait, remontait, modifiait, colorait et détournait de vieux films en pellicule issus de plusieurs sources, provenant de diverses époques et traitant de différents sujets (plateau de cinéma, ondes sonores, efforts de guerre, catastrophes naturelles, éclipse lunaire, oiseaux migrateurs) et les linéarisait grâce à une composition jazzy (signée Lyne Goulet) et à de petits bonshommes animés peints sur pellicule. L’intérêt de sa narration résidait dans le jeu d’associations auxquels elle nous conviait : forme circulaire des projecteurs, des atomes, des radars, des canons, de la lune… De plus, en s’ingéniant à afficher la bande-son optique (qui appartenait aux films d’origines plutôt qu’au film d’accueil), elle nous invitait également à porter attention à toute forme de source (source du son, bien sûr, mais aussi des bombes, du vent, de la chaleur, de la lumière).
Tenant plus du documentaire que du film expérimental, Sueur de Kristin Snowbird, témoignait, lui aussi, du désir de la cinéaste de descendance crie/ojibwée, de remonter à la source, de reconnecter avec un passé lessivé et de nous faire vivre le rituel de sudation pratiqué par ses ancêtres. Malgré ce tout premier court-métrage, la cinéaste faisait preuve d’une indéniable maîtrise du langage cinématographique, recourant aux plans fixes symétriques et frontaux où elle nous exposait, en voix-off, depuis la forêt où elle était cadrée en plan large, parmi les branches et les broussailles, ses regrets et ses motivations et en les entrecoupant de plans mouvants flous, dynamiquement montés, filmés en contre-plongées, depuis l’intérieur de son tipi.
S’éloignant, lui aussi, du film expérimental pour se rapprocher du film dysnarratif, La nuit des rayons de Jean-François Bourbeau, artiste multidisciplinaire originaire du Lac-St-Jean, ensorcelait par son onirisme assumé, ses raccords déstabilisants, ses cadrages insolites, ses lieux désertiques, ses situations angoissantes, sa mise en scène inventive, sa direction photo soignée et sa conception sonore étourdissante. Le film pouvait se présenter comme un (autre) retour aux sources, une descente dans les profondeurs, une thérapie cherchant, quant à elle, non pas à renouer avec un passé disparu, mais à évacuer un passé trop présent.
Guillaume Vallée (de dos) durant l'atelier | Photo : Antoine Amnotte-Dupuis
Atelier de Guillaume Vallée
C’est devant une poignée de convertis que Guillaume Vallée, cinéaste expérimental de Montréal, a offert son inspirant atelier sur la mémoire – la nôtre et celle du support l’enregistrant – qui se dégrade. « Trop d’images sont créées », affirmait Susan Sontag. « Alors, je les détruis! », admet Guillaume Vallée. Sa prémisse? Nos souvenirs – notre vision du passé – sont inféodés au médium qui les a enregistrés. C’est bien connu, dans les années 1910, les gens bougeaient rapidement et la vie était en noir et blanc. Dans les années 1960, tout le monde était en technicolor et évoluaient dans des décors panoramiques. Dans les années 1980, tout le monde était de piètre qualité, car filmé en vidéo. En revanche, l’image cathodique nous rappelle les premières soirées devant Super Écran. Les couleurs criardes évoquent l’Expo. Et les images papillotantes nous ramènent au début du siècle. Moi-même, j’ai des souvenirs du Rocher percé qui n’ont persisté que grâce à une caméra Super 8 au grain approximatif. Et le bruit du projecteur réactive immédiatement en moi les soirées de films de famille.
Aussi, comme nos souvenirs se floutent et se dégradent, et qu’il revient souvent au hasard – Proust nous l’a bien montré – de les réanimer, Vallée entreprend un travail sur le transfert de support, la détérioration de l’image et l’accident volontaire. Œuvrant sur plus d’un type d’images mouvantes – analogiques, magnétiques, numériques… –, filmant en 16mm, en caméscope ou à l’aide d’un téléphone, projetant ses segments sur diverses textures, refilmant ses projections grâce à un nouvel appareil, les transférant sur un autre support, s’amusant à provoquer des accidents (« scratches », « glitches », etc.) qui les salopent un peu, à provoquer, à la main (car il aime l’aspect, non seulement organique, mais aussi non reproductible), des ralentis, des accélérés, des pauses, des surimpressions ou des effets de négatif, l’artiste, à mille lieux des représentations trop proprettes – et souvent éphémères – que l’on nous bombarde aujourd’hui, tente de voir jusqu’où les souvenirs tiendront la route et en quoi notre perception du passé changera en les revoyant. Que donne, par exemple, une conversation Skype filmée en VHS ou une vidéo de famille VHS filmée en 16 mm ou un segment en 16 mm exagérément pixélisé? Au terme de son exposé, il encourage sa tablée à la naïveté et à l’innovation, la convainc que ni le contenu ni la technique n’est tributaire du budget et l’enjoint à intégrer ses expérimentations – sans perdre de vue qu’elles doivent toujours servir le propos – dans des films plus conventionnels.
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