Le train de 9 h 57 quitte la gare Saint-Charles, direction Cannes. À bord, un mélange étonnant de voyageurs et voyageuses : jeunes salarié·e·s en télétravail, touristes anglais en voyage sur la Côte d’Azur, professionnel·le·s du cinéma et apprentis festivaliers se croisent et admirent la vue qui défile, la Méditerranée en décor de fond. Un peu plus de deux heures plus tard, le train se vide au moment de l’arrivée dans la ville qui, pendant deux semaines, vit au rythme du cinéma mondial. La main hésitante de Jim Carrey sur le faux ciel du Truman Show s’affiche partout, en grand sur le Palais des Festivals ou en plus petit sur les arrêts de bus et les vitrines des commerces. Cannes ressemble à un parc à thème. Les rues sont bondées, le prix du moindre café exorbitant et la signalétique urbaine a été remplacée pour situer les attractions principales : La Croisette et le Palais.
Mes collègues et ami·e·s déjà sur place m’avaient prévenu : « Tu vas voir, cette année, les gens sont surexcités ». Et on les comprend. Après deux ans de pandémie et une édition annulée en 2020 puis réduite en 2021, l’envie de se retrouver et de se rencontrer était plus que forte. Et même pour les primofestivalier· ère·s comme moi, sans réel point de comparaison, l’excitation est palpable : la simple perspective de rentrer dans une salle sans masque, si elle est peut-être déraisonnable, est plus qu’alléchante. Comme un signe du destin ou un alignement des planètes après deux années de poisse, le gouvernement français a annoncé la levée de l’obligation du masque dans les lieux communs, dont les transports, à partir du 16 mai, veille du début du festival.
Pourtant, si l’ambiance est euphorique, elle est aussi plombée par une sélection officielle en demi-teinte, dont le palmarès s’annonçait nécessairement un peu décevant, et par la réalité de l’industrie et de la fréquentation nationale des salles bien loin du faste local. Pendant l’immense majorité des séances du festival, les salles sont combles et il faut souvent faire la queue de longues heures ou être scotché·e à son application pour espérer obtenir une place en fonction de son accréditation. Mais ailleurs en France, le moral des exploitants est en berne : pandémie et plateformes auraient eu raison du cinéma en salle, si l’on en croit les chiffres de fréquentation qui baissent inlassablement depuis 2019 [1]. Dans ce combat pour la salle comme dans d’autres, Cannes joue sa part, en refusant depuis plusieurs années de programmer des films produits par les plateformes en compétition officielle. Et qui de mieux que Tom Cruise pour étendre la défense des bons vieux fauteuils rouges ? Interrogé à ce sujet, il a affirmé que ses films ne sortiraient pas directement en ligne et qu’il continuait, encore aujourd’hui, à aller au cinéma incognito, casquette et capuche sur la tête. Contrairement à d’autres festivals comme Venise qui a ouvert son palmarès aux films exclusifs aux plateformes, Cannes fait figure ici de village gaulois qui résiste pour l’instant à l’envahisseur numérique.
:: La Femme de Tchaïkovsky (Kirill Serebrennikov, 2022) prod. Hype Film
:: Tourment sur les îles (Albert Serra, 2022) prod. Rosa Filmes
Microcosme hors du temps, la bulle cannoise fait son possible pour ne pas avoir l’air hors sol. L’intervention, par vidéoconférence, du président ukrainien Volodymyr Zelensky est là pour le rappeler : le cinéma ne doit pas oublier ou faire oublier la guerre, au contraire, il a une mission envers son époque et l’actualité. L’ouverture du festival par le film du réfugié politique russe Kirill Serebrennikov La Femme de Tchaïkovky a teinté le festival d’une émotion particulière : loin de rejeter dos à dos une supposée superficialité du festival et la réalité tragique du conflit en Europe, le réalisateur et metteur en scène affirme une confiance à la fois désarmante et pleine d’espoir dans la capacité de l’art à apporter la paix. « Non à la guerre ! (…) Cette fin va arriver et on vivra dans la paix », a-t-il déclaré avant la projection de son film, devant une salle émue sous le fard à joues et la lumière des projecteurs.
La sélection officielle reflète cette volonté de représenter les grandes divisions qui nous traversent, à l’échelle nationale, politique, mais aussi intime. Des scissions de la société iranienne dans Leila’s brothers de Saeed Roustaee à celles de la fratrie dans Frère et sœur d’Arnaud Desplechin, les films balaient, avec plus ou moins de réussite, le large spectre de ce qui nous lie, nous rassemble ou nous désunie. Pour sa 75e édition, Cannes s’est offert un anniversaire retentissant, mais où le fait de se regrouper a plus enthousiasmé que les films primés. Peu d’unanimité, ni de coup de cœur renversant ne semble occuper les discussions, à l’exception du film du réalisateur catalan Albert Serra, Tourment sur les îles. Injustement oublié du palmarès, le film a fasciné par son esthétique léchée, son inquiétante étrangeté et la performance remarquable de son acteur principal, Benoît Magimel, que plusieurs imaginaient repartir avec le Prix d’interprétation masculine.
Scrutant avec envie le visage de Tom Cruise sur lequel le temps ne semble pas avoir d’effet, le festival se rêve éternellement jeune. Le partenariat avec la plateforme TikTok, dont les rebondissements ne laissaient rien présager de bon, en est l’exemple typique. Luttant contre l’idée d’un entre-soi intello, le Festival a cette année lancé le TikTok Short Film Festival, pour lequel le jury devait départager des vidéos de 3 minutes maximum. Après un départ fracassant de son président, le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh, qui avait accusé la plateforme de faire des recommandations « trop insistantes », tout est finalement rentré dans l’ordre, laissant les habitués de la Croisette légèrement circonspects, pour ne pas dire indifférents. La volonté du festival de ne pas paraître ringard passe par un autre aspect, cette fois-ci pris légèrement plus au sérieux, qui est celui de l’impact écologique de la manifestation. Prix spécial pour un film produit de façon écoresponsable, gourdes et fontaines, voitures officielles hybrides et électriques, catalogue dématérialisé, tapis rouge recyclé… les gestes, plus ou moins symboliques, se multiplient pour devenir plus vert. Les défis liés à une plus grande responsabilité écologique et sociale, de l’environnement aux questions de parité, grande absente sans surprise de cette nouvelle édition, continuent à se poser d’année en année. S’il est difficile de ne pas voir l’immense montagne que le festival peine à gravir, une partie de la festivalière novice que je suis a envie d’y croire, et surtout de revenir voir l’année prochaine l’avancée des défis à relever.
[1] Enquête menée par l’IFOP et l’AFCAE entre le 31 mars et le 5 avril 2022, https://www.ifop.com/publication/la-svod-un-serieux-concurrent-a-la-frequentation-des-salles-de-cinema/
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