DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2023 : Partie 4

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Tu vas Voir

ALMAMULA
Juan Sebastian Torales  |  France / Argentine / Italie  |  2023  |  94 minutes  |  Generation 14plus

Nino est un adolescent curieux, dont l’attirance pour les garçons lui vaut une bastonnade monumentale dès les premiers instants du film, à l’occasion d’une séquence brutale et épidermique où se succèdent les gros plans de visages boutonneux qui s’égosillent, de corps furieux et de crapauds bubelés. Exilé pour l’été à la ferme familiale avec sa sœur libidineuse par des parents cathos qui pensent bien faire, Nino se retrouve ensuite coincé dans un étau, entre la mâchoire que constitue le spectre forestier titulaire et celle représentée par le prêtre local, censé le préparer à sa première communion, tous deux prêts à le punir pour son amour trop… prosaïque pour Jésus-Christ.

Dire qu’Almamula est un film blasphématoire dénoterait sans doute une posture réductrice à l’égard d’une œuvre si foisonnante, si impressionnante, si sensuelle et mystérieuse, qui se révèle en fait comme une déconstruction du concept même de blasphème. « Le péché est une invention faite pour t’emprisonner », dira d’ailleurs l’ami pêcheur de Nino avant de se dévêtir et de marcher dans l’eau de la rivière, sur l’eau, semble-t-il, tant son niveau est bas. Il serait également réducteur de limiter la métaphore christique au seul protagoniste en tant que martyr homosexuel sans l’étendre au reste de la distribution — sa mère aussi reçoit les stigmates — ou sans interroger la notion du double, si prégnante ici, voire sans considérer le potentiel humaniste de l’inscription du Messie dans une économie du désir charnel. Dans sa grande tactilité, dans l’importance qu’elle accorde au son — le paysage sonore est si impressionnant que les spectateurs se retournent littéralement en entendant les pas d’un spectre dérobé — ainsi que dans son utilisation magistrale du cadre, la mise en scène participe tout entière à une économie du désir et de l’anticipation. Voilà pourquoi il se situe à un embranchement, entre le film d’horreur et le conte initiatique, deux genres intrinsèquement liés à la convoitise.

On pourrait même dire qu’Almamula est avant tout un film charnière, un film qui porte sur le thème de la croisée des chemins. C’est pourquoi il se situe au confluent de l’enfance et du monde adulte, lors d’une période de questionnements philosophiques pressants, entre la liberté interdite de la nature (on refuse aux jeunes l’accès à la forêt) et l’artifice ultime qu’incarne la religion, entre les corps désirants et l’interdiction du désir promu par l’Église (« Il faut ignorer les pulsions liées à la puberté », dira le prêtre en prêchant l’obéissance à Dieu), entre l’envie de vivre pleinement et l’envie de mort provoquée par son refoulement. À ce titre, la religion est représentée comme une force de répression tapie, mais omniprésente, à l’instar de l’Almamula, qui constitue finalement le miroir de Dieu, prête à punir quiconque pour ses pensées « impures » ou pour ses « transgressions » sexuelles. Or, la mise en scène, épidermique, intime, perçante et sensuelle, participe de cette impression d’incarcération et de surveillance en maximisant l’utilisation de la profondeur de champ et en multipliant les surcadrages, qui viennent complexifier les jeux de regard, les jeux de désir, tout en édifiant un hors-champ qui s’épanche dans le champ, d’où peuvent également jaillir les forces obscures. Elle parvient en outre à aligner l’axe horreur-puberté-religion sous le signe d’une douceur mâtinée de violence via son travail sonore magistral, qui s’exprime de manière alternativement subtile et tonnante. Et il y aurait sans doute plus à dire ; je pourrais m’étendre sur le symbolisme foisonnant que recèle le film, mais ce sera pour une autre fois. Et pour laisser le public découvrir de façon candide cette œuvre d’une impressionnante complexité. (Olivier Thibodeau) 

 


prod. Fol Film

FORMS OF FORGETTING (UNUTMA BIÇIMLERI)
Burak Çevik  |  Turquie  |  2023  |  70 minutes  |  Forum

Le cinéma de Burak Çevik est avant tout conceptuel, et c’est très bien à certains égards. Son astucieuse organisation thématique lui permet d’injecter un surplus de sens à des images plutôt banales, de sorte que seule son intelligence analytique semble pouvoir transcender le réel prosaïque et poussiéreux que nous donne à voir son film. Cela dit, il y a de nombreux moments de génie dans Forms of Forgetting, particulièrement en ce qui concerne la narration en voix off que livrent l’acteur Erdem Şenocak et l’intellectuelle Nesrin Uçarlar, un ancien couple aux opinions divergentes sur la théorie brechtienne, qui vient rajouter une épaisseur textuelle salutaire à la suite ininterrompue de tableaux symboliques qui constitue le noyau de l’œuvre. Et ce, même si on peine finalement à voir ici un tout cohérent.

Fidèle à son titre (tiré du livre éponyme de l’ethnologue français Marc Augé), le film interroge la nature des processus de mémorisation et d’oubli, et il le fait à l’aide d’une série de vignettes disparates, parfois commentées, parfois silencieuses. On assiste ainsi à des plans de destruction immobilière ou d’intérieurs ruineux où s’entassent des objets abandonnés, à des plans où on donne des pommes à manger à un éléphant ou à des natures mortes composées de morceaux de fromage posés sur le sol… Or, c’est presque toujours dans les séquences doublées par les deux intervenant·e·s que semble briller l’ingéniosité du réalisateur, les images ne se suffisant que rarement à elles-mêmes pour éloquemment discourir.

Mais Şenocak et Uçarlar sont bien là, vecteurs vivants d’une sagesse fascinante, et c’est à leur source que nous nous abreuverons. On a qu’à se remémorer les remarques qu’ielles font à propos du rêve, de sa pérennité et de sa matérialisation par le prisme d’autrui, plaqués sur des images du lac Çıldır gelé, qui revêt alors lui-même une texture onirique ; on a qu’à se souvenir de la scène d’entrevue gigogne où on les voit tous deux discuter de leur passé commun dans un amphithéâtre de pierre qui évoque les racines théâtrales de leur amour, puis simultanément commenter leur image à l’écran (« Je n’arrive pas à croire que tu aies oublié la journée de notre rencontre », dira Uçarlar à son interlocuteur) ; on a qu’à se rappeler de la scène où Şenocak nous mentionne que le port anonyme que nous voyons à l’écran est en réalité une ancienne prison, immortalisée dans le célèbre Midnight Express (1978) d’Alan Parker ; on a qu’à repenser à la séquence dans les bois, où les photos de branchages chaotiques s’enrichissent du discours des deux sujets à propos de la légende voulant que les arbres soient en fait des êtres humains figés ou la discussion entourant la théorie d’Augé selon laquelle les souvenirs sont comme les plantes, et qu’il faille en élaguer certains pour permettre à d’autres de s’épanouir. C’est dans la mémoire des êtres que se trouve ainsi le sens du film, et dans leur capacité à faire de la sémiotique, plus que dans la mémoire des objets ou dans leur simple représentation à l’écran. Notons finalement cette étrange anecdote que nous livre Şenocak, selon laquelle le réalisateur avait planifié de projeter le film une seule fois dans le musée d’art moderne d’Istanbul, rien que pour ne plus le présenter en Turquie avant 14 ans, question qu’il sorte de la mémoire pour mieux y revenir par la suite, preuve du caractère avant tout conceptuel, voire performatif d’une œuvre qui se regarde moins comme un flot sensuel à la Stan Brakhage qu’à la manière d’un recueil d’idées à la Roland Barthes. (Olivier Thibodeau)

 
prod. Terratreme Filmes

MAL VIVER  
João Canijo  |  Portugal / France  |  2023  |  127 minutes  |  Compétition

Dans un hôtel de luxe, des femmes aux liens flous se prélassent au soleil, sur le bord d’une immense piscine. Elles sont mères et grands-mères, femmes de ménage et serveuses, toutes organisées autour de la personnalité autoritaire, froide et précise de Piedade (Anabela Moreira), divorcée amère dont l’intelligence émotionnelle est à la fois profonde et cruelle. Sa fille, Salomé (Madalena Almeida), dont le père vient de décéder, arrive dans l’hôtel aux allures de villa. Plus émotive, plus sensible que sa mère, elle ne prend pas de temps à comprendre un peu mieux le bourbier dans lequel elle vient d’atterrir, produisant une reprise du Teorema (1968) de Pasolini à l’heure d’un cinéma d’auteur souvent trop calculé, trop enfermé dans un système de mise en scène dont il ne sort jamais au risque de dévoiler ses secrets.

Le principal problème du film de João Canijo est qu’il se maintient trop longtemps autour de cette idée sans la secouer ni nous faire réellement progresser à l’intérieur de son labyrinthe émotif. La prémisse, très claire, caractérisée au couteau brûlant par une mise en scène d’une stabilité névrosée, est enfouie dans une panoplie de surcadrages qui entourent la jeune femme endeuillée, qui recherche le réconfot à tout prix. Évidemment l’hôtel ne lui donnera jamais, à l’instar du bâtiment inquiétant de Shining (Stanley Kubrick, 1980), car ce complexe pourrait aussi bien être un asile déguisé, faisant voir des clients anonymes être servis par des employées dépressives dans un contexte de velours confortable dont le contre-emploi décoratif, s’il est efficace, juste et même maîtrisé, ne parvient jamais non plus à surprendre où à accrocher définitivement l’attention. Mal Viver, « Bad Living », joue très bien dans le carré de sable que le premier plan du film définit, mais à force de refuser d’en sortir, au fil d’une progression qui stagne parce que la froideur psychologique et la cruauté maternelle, disons-le, on en a déjà pas mal fait le tour, c’est toute l’œuvre qui s’effrite contre l’ennui qui la guette.

La réelle originalité de ce projet, on la découvrira dans quelques jours (à l’heure où ces lignes s’écrivent), à la projection de Viver Mal, deuxième partie du diptyque qui, se déroulant dans le même lieu, portera cette fois sur les clients de l’hôtel. L’on verra alors si la succession impressionnante — au point d’en être barbante — de miroirs dans laquelle les protagonistes se contemplent portera fruit ; l’on verra si Canijo était l’homme de la situation quand il a décidé de bourrer son film de personnages féminins et de les dépeindre toutes plus paranoïaques et frigides les unes que les autres ; l’on verra enfin si la jeune Salomé trouvera une plus belle issue avec les clients dont le tempérament est encore inconnu et si ce projet de symétrie auteuriste pourra nous convier moins à l’exhaustivité d’une redite conceptuelle qu’à la générosité relationnelle dont ce premier volet avait cruellement besoin. (Mathieu Li-Goyette) 

  
prod. Señor y Señora

SAMSARA
Lois Patiño  |  Espagne  |  2023  |  113 minutes  |  Encounters

Avec Samsara, il est permis de croire que Lois Patiño, dont j’avais bien aimé les Red Moon Tide (2020) et Sycorax (2021), vient de se dégager pour de bon de ses obsessions parfois trop formelles pour proposer enfin une émotivité tendre, complexe, brodée à travers des personnages à l’âme esseulée et aux destins impossibles à croiser, qu’il invite à entrer dans son univers pour y déployer tout ce qu’il faut pour s’affirmer grand cinéaste. Le réalisateur espagnol vient ici puiser dans le manuel de la narration éthérée d’Apichatpong Weerasethakul, se montrant studieux face aux édits de la réincarnation bouddhique, mais pas seulement. En empruntant le chemin de cette vision cyclique de la vie, il met en scène un parallélisme des univers et des enjeux qui provoquera l’émoi autant que la réflexion critique. Entre ses moines bouddhistes du Laos et le détour africain au Zanzibar de sa deuxième partie (sans en dire plus…), il compare des conditions à la fois économiques et spirituelles, des états d’être au monde on ne peut plus différents, mais qui se rejoignent finalement dans le rapport très humain qu’il dresse face à une Nature qui englobe et relie dans la causalité des sens, des couleurs et des sons. La magnifique photographie Kodak 16 mm, chargeant chaque image d’une lumière hyper perméable, ennoblissant toutes les surfaces et surexposant le moindre éclat du soleil, produit un film qu’il fait plaisir à observer, à toucher d’un regard qui, en en suivant les formes texturées et les gestes tendres, apprend à nous repérer dans des lieux moins exotiques qu’ils finissent par être liminaires les uns des autres.

D’une limite à l’autre, tendus entre des opposés culturels et continentaux, la jungle et le désert se répondent par-delà des oppositions d’économies cosmiques : échanges spirituels, échanges d’empathie, les moines qui vivent au creux de la forêt le font ici souvent parce qu’il n’y a guère d’autre opportunité dans le village rural d’où ils viennent, sans écoles avancées, sans perspectives d’avenir. Ils se recentrent alors sur une théologie vitale qui leur enseigne à exister en paix avec leur environnement et à s’accomplir dans le don de soi, par l’aide des autres. Le service rendu est ici mère de toutes les grâces, d’un rapport altruiste que Patiño construit patiemment, dans la traversée de la rivière comme dans les gouttelettes qui tranquillement tombent sur la main ridée d’une vieille femme à qui l’on rend visite comme au sage au fond de la jungle.

Entre l’économie spirituelle et celle du recyclage du biologique qui nous attend éventuellement en Afrique, c’est tout un éthos du vivant que Samsara développe, produisant un alliage d’une émotion profonde entre la subsistance matérielle et la subsistance mystique, s’articulant autour d’un point milieu venant transcender ces dimensions d’apparences éloignées avec une originalité aussi cinématographiquement rare qu’elle s’avère d’une géniale sensibilité. L’année 2023 est jeune, mais Samsara est sans aucun doute l’un des meilleurs films qu’on pourra y voir sur un écran, parce que le tour de magie qu’il opère en son centre est, en plus d’une réflexion transnationale et théologique formidable, un éloge à la salle de cinéma comme antre de la réincarnation où le public s’engouffre afin de s’approcher des grands Autres qu’il ne soupçonnait pas si bien connaître. (Mathieu Li-Goyette)

 

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Article publié le 23 février 2023.
 

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