DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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La prodige du documentaire marocain, ou L’Histoire dans une maison de poupée

Par Mike Hoolboom

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Panorama-cinéma retourne au TIFF cette année après une absence de 4 ans ! Notre chroniqueur Mike Hoolboom, l'un des plus célèbres et attachants cinéastes expérimentaux au pays, nous livrera ses impressions de quelques films choisis parmi la sélection du festival. Ne manquez pas la chance d'assister à l'évènement par procuration, mais surtout de vous abreuver de la verve singulière et revendicatrice de Mike, qui ne manquera pas d'évoquer chez vous des images inspirantes ou horrifiques, comme si vous étiez vous-mêmes dans la salle bondée du Ligthbox.

 Olivier Thibodeau, éditeur Festivals



:: Kadib Abyad (La mère de tous les mensonges, Asmae El Moudir, 2023) [Insight Films / Red Sea Film Festival Foundation]

Lorsque la réalisatrice est montée sur scène, tous les vêtements qu’elle portait, jusqu’à ses chaussures, scintillaient et brillaient. Puis, elle a pris un moment pour prendre un égoportrait avec le public du TIFF en arrière-plan, disant : « J’ai mis dix ans à faire ce film, alors maintenant, je prends mon temps. » Voilà Asmae El Moudir, lauréate du prix de la Meilleure réalisation dans la section Un Certain Regard de Cannes, en mai 2023. Son petit miracle de bricolage documentaire, Kadib Abyad (La mère de tous les mensonges) vient tout juste d’être choisi pour représenter le Maroc cette année pour le prix du meilleur film international aux Oscars.

Dans la maison où j’ai grandi, je cherchais des objets perdus.

L’une des choses les plus surprenantes à propos de cette rencontre intime, c’est qu’il s’agit d’un film de famille. Les parents, la grand-mère et les voisins de la réalisatrice constituent l’essentiel de la distribution. La tâche qui leur est confiée consiste à raconter rien de moins que l’histoire secrète de leur pays durant les années de plomb (des années 1960 aux années 1980). Six ans d’une guerre coloniale dévastatrice dans le Sahara espagnol avaient alors saigné l’économie, entraînant des hausses de prix catastrophiques qui touchaient même les produits de première nécessité (la farine, l’huile, le beurre). Les émeutes du pain à Casablanca en 1981 avaient rempli les rues de manifestants, souvent jeunes et pauvres. Ils ont été accueillis par des soldats ayant reçu l’ordre de les massacrer.

Je n’aurais pas pu faire ce film sans archives, alors j’ai dû en inventer.

Vers le début du film, une séquence de rêve revisite le plus vieux souhait de la réalisatrice. On y voit Asmae s’envoler vers Hawaï pour se faire prendre en photo. Dans chaque studio de photo de Casablanca, on retrouve des arrière-plans hawaïens. Pour la réalisatrice (et ses voisins), l’idée d’Hawaï est un condensé de mémoire elle-même, une chambre forte qu’elle ne peut localiser physiquement parce que toutes les traces en ont disparu. L’unique photo qu’Asmae possède de son enfance montre une fillette dans une cour de récréation, mais elle est certaine qu’il ne s’agit pas d’elle. Cela l’a mystifiée pendant des années, jusqu’à ce qu’elle apprenne que la terreur de sa grand-mère l’avait amenée à brûler toutes les photos de sa famille.

Le rêve de son père, Mohamed El Moudir, était d’être gardien de but pour l’équipe locale de soccer. Mais un matin, en arrivant au terrain plus tôt pour pratiquer, il a trouvé un trou béant à la place du champ, et une clôture fraîchement peinte y interdisant l’accès. Son rêve le plus cher était devenu un cimetière — une vérité qu’il ne découvrirait que lorsque les corps seraient déterrés des années plus tard. Il a plutôt décidé de devenir ouvrier du bâtiment, apprenant à travailler le bois et à poser des tuiles. En fin de compte, il a construit plusieurs des maisons de son quartier. Et, dans un étrange rebondissement dont seul le cinéma est capable, il trouve aujourd’hui une deuxième chance de rebâtir son quartier, aux côtés de sa fille cinéaste.


[Insight Films / Red Sea Film Festival Foundation]

D’une façon incroyablement ingénieuse, la réalisatrice et son père commencent à reconstruire la rue où ils ont vécu, maison par maison, meublant même les pièces avec des bouts de tissu, des peintures miniatures et des reproductions photographiques. Des figurines de leurs voisins et d’eux-mêmes bien sûr, sont sculptées dans le bois. La maquette est suffisamment vaste pour permettre à la caméra d’effectuer un panoramique le long des murs et de se déplacer dans les rues. Des effets d’éclairage d’une simplicité exquise donnent de la substance à la portée dramatique de ces scènes. Le clignotement de gyrophares policiers éclaire une fenêtre, des feux de Bengale jettent un éclat magique sur la façade d’une maison, les chandelles sur le gâteau de fête d’un enfant éclairent l’expression usée de la poupée représentant sa grand-mère.

Comment inventer des histoires quand il ne reste aucune trace?

Fatima avait à peine 12 ans lorsqu’elle est sortie de la maison familiale pour aller rejoindre ses amis dans les rues. Quelques heures plus tard, des soldats l’avaient abattue. Sa famille a été avertie par des voisins qui ont ramené son corps à la maison. Mais les soldats les ont retrouvés, leur ont repris le corps et celui-ci a disparu. Il est probable qu’il fasse partie des centaines de corps déterrés dans l’ancien terrain de soccer, bien que personne ne puisse en être sûr.

Il y a plusieurs séquences que je n’ai pas pu montrer parce que les choses ne sont pas bien passées entre nous.

Zahra, la grand-mère de la cinéaste, est l’impérieuse matriarche de la famille. Contrariée par un portrait que l’on peint d’elle, elle le brise en mille morceaux avec sa canne. Misanthrope acariâtre, elle résiste au travail de mémoire à la moindre occasion. Après l’avoir suppliée pendant trois ans de se joindre à la famille dans cet acte collectif de récupération, la réalisatrice a finalement décidé d’engager une actrice pour la remplacer. Mais sa grand-mère l’a appelée au dernier moment: «Penses-tu vraiment trouver quelqu’un d’autre pour jouer mon rôle? C’est comme ça que tu vas détruire mon pouvoir.» Il ne fait aucun doute que sa présence inébranlable offre un lourd contrepoids à l’optimisme meurtri qui anime le reste de la famille. Comme la réalisatrice l’a noté durant la période de questions suivant la projection au TIFF: «J’étais perdue en faisant ce film. Ma famille craignait de parler du passé, alors j’ai dû changer la manière de raconter nos histoires. C’est ça le travail qui m’attendait.»

C’est ça le cinéma pour moi, ces interactions avec ma famille.


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Asmae El Moudir (à droite) et son père [Insight Films / Red Sea Film Festival Foundation]

Leur voisin Abdallah Zouid produit la pièce maîtresse du film à l’occasion de la scène la plus fascinante captée au cinéma cette année. À l’aide d’une lampe de bureau, de quelques poupées et d’une boîte en bois représentant une prison, il raconte comment des soldats ont défoncé la porte de sa maison en 1981 et ont commencé à le rouer de coups devant sa famille. Il n’avait participé à aucune manifestation et n’était impliqué dans aucune organisation politique. Son «arrestation» était un accident, une erreur. Mais peu importe. Ils l’ont traîné en prison où il a été accueilli par une longue file de gardiens qui l’ont battu sauvagement. Puis, on l’a poussé dans une cellule terriblement surpeuplée où les températures ont grimpé jusqu’à ce que plusieurs personnes meurent. Il a rampé hors de la cellule et un soldat lui a ordonné d’aider à sortir les corps. Il a refusé et, pour ceci, il a encore été battu sans merci. Il a regardé les soldats sortir des hommes et des enfants, la plupart déjà morts. Un homme — un ami et voisin — a vu les corps de ses fils, morts, étalés sur le sol et a commencé à faire les cent pas, les mains dans le dos, incapable de parler.

Abdallah parle avec son corps tout entier, parce que son corps tout entier est mémoire. Il revisite les moments les plus douloureux de sa vie, et de la vie de son pays, en guise d’offrande à ses voisins et à nous tou·te·s.

Après la projection, Asmae nous a raconté: «Pour moi, tout le film était contenu dans cette scène, pour donner de l’espace à Abdallah. Il n’avait jamais parlé de ces événements. À un certain moment, il nous a dit qu’il devait sortir fumer une cigarette. J’ai demandé à tout le monde de ne pas lui parler pendant cette pause. Je n’étais pas sûre s’il reviendrait, tellement c’était intense. S’il revenait, nous allions continuer, mais s’il ne revenait pas, ce n’était pas grave non plus. Il n’y aurait pas de seconde chance, nous ne pourrions pas lui demander de refaire ça. Mais il est revenu. Quand le film a été complété, il nous a accompagnés à Cannes, ma famille et moi. Après avoir vu le film et la réception qu’on lui avait réservée, il a dit: “Je suis un autre Abdallah aujourd’hui.”»


Toutes les citations en italiques proviennent de la discussion avec Asmae El Moudir après la projection au TIFF, le 15 septembre 2023.


 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade


 

Nowhere Near

Meteor

Music

La mère de tous les mensonges

 It follows It passes on

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Article publié le 19 septembre 2023.
 

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