prod. Medieoperatørene
THE ECLIPSE
Nataša Urban | Norvège | 2022 | 110 minutes | Compétition internationale
« Nous essayons tous d’oublier, et toi tu veux te souvenir » : quand Nataša Urban, cinéaste d’origine serbe, retourne dans son pays natal après des années d’exil pour interroger la mémoire de ses proches, famille et ami·e·s, elle se confronte à ce type d’aveuglement plus ou moins volontaire sur les crimes commis par le gouvernement de Slobodan Milošević. La figure de l’éclipse devient dès lors un outil poétique pour allégoriser cette tentative de garder dans le noir un passé trop douloureux, ou encore pour nous rappeler qu’il ne faut pas détourner le regard, le cinéma étant ici conçu comme l’un de ces dispositifs à miroir permettant d’observer une éclipse solaire de façon indirecte, sans se brûler les yeux. Cela n’est pas sans rappeler la démarche de Claude Lanzmann dans Shoah (1985), en particulier lorsque la caméra fixe les ruines du présent, les paysages déserts, dorénavant paisibles, alors que nous entendons en voix off des témoignages sur les atrocités passées ayant eu lieu en ces mêmes endroits.
The Eclipse se structure ainsi autour de deux éclipses solaires, celle de 1961, lorsque les enfants sortirent dans les rues pour assister au phénomène, et celle de 1999, lorsqu’à l’inverse la population s’enferma par paranoïa après des années de conflits armés et de répression violente, les deux moments marquant le désir de voir et celui d’ignorer. Entre les deux, Urban utilise comme fil conducteur le journal de son père, un promeneur qui notait tout ce qu’il rencontrait dans ses déambulations, comme si la guerre, en arrière-plan, n’avait pas lieu, la cinéaste jouant du contraste entre des dates historiques importantes, que nous rappellent ponctuellement des cartons explicatifs, et les entrées écrites le même jour. Il en découle un portrait sensible et complexe du quotidien en temps de guerre perpétuelle, une chronique entrecroisant la petite et la grande histoire, enfin de se demander comment cette dernière était perçue depuis la première et ce qu’il reste de tout cela deux décennies plus tard.
Il y a déjà là un exercice de mémoire aussi exceptionnel qu’essentiel, mais Urban l’accompagne en outre d’un travail esthétique recherché : elle travaille la matière filmique, utilise divers formats de pellicule, notamment un 8mm flou, déformé, nous laissant deviner avec difficulté le contenu des images, comme des souvenirs que l’on essaie en vain de mettre au foyer, et un 16mm magnifiquement éclairé pour filmer le présent, en général des plans fixes sur les paysages campagnards et urbains de l’ex-Yougoslavie. « N’oublie pas de parler des belles places », demande une intervenante à la cinéaste, s’inquiétant sans doute de voir son pays réduit à une énumération des pires horreurs commises par et contre l’humanité. Mais aussi sombre et désespéré puisse être The Eclipse par moments, la lucidité de la cinéaste ne l’empêche pas de chercher espoir, qu’elle trouve dans l’acte même de se souvenir — car après tout, les éclipses sont temporaires, tôt ou tard le soleil réapparait, et aussi cruel puisse être sa lumière lorsqu’elle fait suite à la noirceur, une fois habitués, nous pouvons mieux voir le monde pour y trouver son chemin. (Sylvain Lavallée)
Projections : 19 novembre à 18h00 (Quartier latin) / 20 novembre à 15h45 (Quartier latin)
prod. Les Films de l'Autre
FORÊTS
Simon Plouffe | Québec | 2022 | 16 minutes | Compétition courts et moyens métrages
J’ai décidé de parler du film simplement parce qu’il est si agréable à voir, parce que sa beauté dépouillée est si fascinante. Il est d’ailleurs préférable de le voir en salle, question de bien profiter de l’étrangeté enveloppante des bruits sous-marins qui accaparent la trame de fond et de la narration solennelle en innu-aimun effectuées par un peuple dont les terres ancestrales ont été englouties lors de la construction de barrages hydroélectriques. Pas d’image d’archive ici, pas de tête parlante. Rien qu’une longue plongée sous-marine de 15 minutes à travers une forêt enfouie, dont on raconte en voix off l’histoire, dont on nomme chacun des arbres, dont on pleure la disparition, de même que celle des parcelles de terre précieuses où sont plantées leurs racines. Le caractère paradoxal de la mise en scène a quelque chose d’assez génial : par la rencontre entre l’oubli qu’évoque le contenu ruineux des images, accompagnées du glou-glou anesthésiant des profondeurs sous-marines, et le souvenir que dissémine une narration foisonnante à propos du présent et du passé d’un territoire et d’une culture violées, on nous propose un brillant message sur le potentiel de pérennisation issu de la transmission orale. Cela dit, c’est avant tout l’expérience sensorielle du film qui vaut le détour, c’est l’immersion (littérale) au cœur du sujet à l’étude. C’est le caractère extraterrestre du voyage. Dans ma critique de Transatlantique (Félix Dufour-Laperrière, 2014), j’avais évoqué les similitudes entre le vide intersidéral et les grandes étendues marines. Ici, on pénètre encore plus profond dans l’univers cosmique, gracieuseté de plans sombres aux mystérieux points scintillants et d’autres panoramas nébuleux aux formes vaguement gazeuses, mais aussi de l’idée surréelle selon laquelle on puisse inonder le territoire de quelqu’un sans même le consulter… (Olivier Thibodeau)
Projections : 19 novembre à 20h45 (Cinémathèque) / 22 novembre à 15h00 (Cinéma du Parc)
prod. Zheng Lu Xinyuan
JET LAG
Zheng Lu Xinyuan | Autriche, Suisse | 2022 | 111 minutes | Panorama – Contre-courant
Après l’immense The Cloud in Her Room (#11 de notre palmarès 2020), Zheng Lu Xinyuan revient aujourd’hui avec une autre œuvre intime, sensuelle et vaporeuse qui s’apparente à une projection psychanalytique filmée. Constitué à la fois d’un récit de voyage saphique en Autriche, d’une quête généalogique avec sa famille à travers la Birmanie et d’un récit d’observation impressionniste dans la Chine pandémique, Jet Lag se déploie selon une logique subjective souvent déroutante dotée d’une texture onirique qu’accentue fortement le recours à des images DV hyper-granuleuses. Pour moi, cette idée de rêve insaisissable évoque plus précisément une incursion bordélique dans l’esprit d’une jeune fille qui découvre le monde. « Mes parents me voient encore comme une enfant », dira d’ailleurs Zheng Lu à l’écran lors d’une conversation avec des amies, et il est dur de leur donner tort tant la candeur que démontre l’autrice dans son art est prégnante. Or, c’est justement cette candeur qui rend ses œuvres si vibrantes, si neuves, si uniques, c’est le regard honnête et curieux qu’elles posent sur le monde, c’est leur capacité à distiller la désillusion comme l’émerveillement. C’est leur capacité à s’éblouir devant des choses toutes simples (comme des pelles mécaniques remplies de boue détrempée) et à s’enivrer du potentiel qu’a l’art cinématographique d’abstraire la réalité, mais aussi de matérialiser des vues de l’esprit. C’est leur façon bénie d’éluder toute image globale au profit d’une myriade de petites merveilles qu’on n’aurait pu apercevoir si l’on s’était concentré sur une image globale.
Une partie de moi aurait préféré une chronologie plus limpide et une quête généalogique plus substantielle aux accents psychologiques mieux définis, mais ces regrets se dissipent facilement face à la tonne de petites fulgurances visuelles que le film recèle avec tant de désinvolture. C’est en voyant Jet Lag moins comme l’expression d’un discours cohérent que comme un voyage sensoriel qu’il devient si précieux, trop long sans doute, mais foisonnant d’images mémorables qui se soustraient joyeusement à toute idée de métarécit ou de narration épique. Ce ne sont d’ailleurs pas tant les images significatives — comme les rituels funéraires — qui marquent ici notre esprit que les textures abstraites et autres beautés éphémères capturées pour le plaisir : feuillages vibrants, décorations algales ondulantes ou corps féminins (et leurs poils pubiens). Il y a quelques plans dans le film où la réalisatrice cadre ostensiblement autre chose que le sujet qui semble s’imposer à la pensée : en filmant ses amies, elle effectue un zoom insistant sur une ampoule enfumée, comme si c’était là que se trouvait alors la perle à découvrir ; en filmant un texte qui défile sur un panneau lumineux, elle zoome encore, s’attardant aux scintillements des lumières sans jamais s’intéresser au texte lui-même. C’est dans le détail évocateur que son cinéma prend son sens plutôt que dans tout formalisme analytique, un peu à la manière de cette littérature mineure si révélatrice que théorisaient Deleuze et Guattari. C’est le plan subjectif d’un ouvrier en combinaison de protection venu sceller sa porte de chambre d’hôtel pris à travers l’œil-de-bœuf qui narre la Chine pandémique, ce sont les plans inversés de parcs paisibles et les files de gens en combinaison dans les aéroports, cadrées dans des plans obliques d’une qualité discutable. La vérité de son cinéma se situe dans l’œil pur de Zheng Lu, et dans l’œil complice d’une caméra qui se plaît à concrétiser toutes ses idées de mises en scène magnifiques et saugrenues. (Olivier Thibodeau)
Projection : 20 novembre à 13h15 (Cinémathèque)
prod. Hamilton Film Group
WAY OUT AHEAD OF US
Rob Rice | États-Unis | 2022 | 86 minutes | Compétition internationale
Dans une Amérique post-Trump, la décision de planter sa caméra dans un milieu prolétaire blanc du Sud des États-Unis est éminemment politique. Le premier film de Rob Rice cherche à montrer cette communauté, accusée encore et encore d’être responsable de la montée de la droite américaine, en dehors de tous les clichés en-dessous desquels nous les avons enterrés ces dernières années. Nous retrouvons bien les guns, la religion, les bars miteux, le décor de véhicules récréatifs et de carcasses automobiles perdus dans le désert, mais les individus que nous découvrons ne se laissent pas réduire aussi facilement à ces stéréotypes. En s’articulant autour d’un père atteint d’une maladie incurable, et de sa fille se préparant à partir pour Los Angeles, Way Out Ahead of Us utilise le sentiment d’une mort imminente, d’un lieu auquel on veut échapper, pour baigner ses images d’une atmosphère mélancolique, nous laissant comprendre, sans référence directe à Trump ou à la politique, que ces gens si évidemment laissés-pour-compte, mais plus lucides qu’on le dit, ne profitent guère de ce gouvernement qu’ils auraient élu pour servir leurs intérêts.
Au premier regard, il s’agit donc d’une plongée documentaire dans un environnement donné, avec une caméra distante, ne marquant jamais sa présence, se contentant de capter le quotidien et l’ordinaire. Et si nous ne connaissons pas la démarche du cinéaste, peu d’éléments dans son film ne nous permettent de comprendre qu’en réalité il s’agit pratiquement d’une fiction, et que cette fille partant pour la ville est non seulement une invention implantée dans le réel, mais aussi l’incarnation d’un rêve, le rêve américain par excellence de refaire sa vie ailleurs, de s’émanciper de sa condition. Le film a été créé selon un processus collaboratif, cette part fictive permettant de refléter le désir des parents, qui ont eu des enfants chacun de leur côté dans des relations précédentes, en même temps qu’il s’agit d’une occasion pour le cinéaste de se pencher sur sa propre vie, puisqu’il provient d’un milieu semblable. En théorie, l’idée est belle, et rejoint bien des projets documentaires similaires, où l’on donne à des individus les moyens de se représenter par le cinéma ; en pratique, cela crée surtout de la confusion.
Du moment que nous savons qu’il y a au moins un personnage scénarisé, il devient difficile de déterminer ce qui tient du « documentaire » et de la « fiction » : par exemple, le copain que l’actrice doit quitter ne peut qu’être écrit, au moins en partie, alors on se demande ce qui appartient vraiment à ce jeune homme, à sa personnalité. Si une telle indécision peut être fructueuse, dans le cas présent elle n’est pas réfléchie par le film, alors on se demande à quoi elle peut bien mener. L’introduction d’une actrice permet sans doute de souligner que le rêve n’est précisément qu’un rêve, et que les parents se projettent dans cette fiction inatteignable. Il n’y a pas d’issue en avant de soi, peu d’espoir, il n’y en a qu’au cinéma. Mais cela ne fait que renforcer un fatalisme déjà ressenti à travers le discours des intervenant·e·s (ou acteur·rice·s ?), et même si l’œuvre est collaborative, on ne peut que ressentir un certain malaise devant l’écart entre un cinéaste qui a « réussi », qui ne fait plus partie de ces démuni·e·s, et qui traîne sa caméra parmi ceux et celles-ci pour les condamner. Way Out Ahead of Us s’inscrit ainsi dans une longue tradition d’œuvres jouant sur la frontière entre le vrai et le faux, mais une telle démarche apparait trompeuse si elle ne se déclare pas comme telle, ou si elle n’intègre pas de manière franche son dispositif dans le discours. Dommage, car le sujet méritait une réelle attention, mais nous ressortons du film avec l’impression un peu désagréable que la tentative d’innovation formelle cache en définitive la réalité que l’on voulait cerner. (Sylvain Lavallée)
Projection : 20 novembre à 20h30 (Cinéma du Parc)
PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)
PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)
PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)
PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)
PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)
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