prod. Les films El Gaucho
CANARDS ERRANTS
Bruno Chouinard | Québec | 2021 | 72 minutes | Dialogues entre les arts
* En salle le 16 novembre à 18h15 (CQ) ou en ligne du 18 au 21 novembre.
Le 31 octobre, nous recevons un message de Bruno Chouinard. Il nous parle de son film, qui prend l’affiche sous peu aux RIDM, et nous demande si nous souhaiterions le couvrir. C’est un malin, celui-là. Un gars qui s’essaie. Heureusement pour lui, Canards errants est déjà sur ma liste, alors j’accepte d’y jeter un coup d’œil sans trop me faire prier. Et c’est au moment du visionnage que je comprends à quel point il est malin, le Chouinard, presque roublard. Il relève après tout un pari gagné d’avance, avec son titre qui annonce d’emblée l’idée de l’errance, s’offrant simultanément une latitude narrative infinie et la chance de voyager librement dans le monde — double occasion dont il profite allégrement pour nous mener gentiment en bateau et nous proposer une expérience cinématographique inespérée, du moins singulière. De Jonquière à Osaka, en passant par la Palestine et la France, il nous convie à la chasse aux canards, à la chasse d’un dessein élusif également, dont l’importance cède bientôt face au simple plaisir de déambuler à la recherche de rencontres, mais aussi d’images, de textures et de sons mémorables. « Le chemin crée sa nécessité », déclare le réalisateur en conclusion, par l’entremise d’un personnage de savant rigolo, chercheur désespéré des 90 canards en caoutchouc abandonnés dans l’Arctique par la NASA à la fin de la dernière décennie. Le chemin stimule surtout la curiosité d’un réalisateur astucieux, qui s’affaire à déployer une mise en scène savoureuse de sujets truculents sur la musique grisante de Radwan Ghazi Moumneh.
Il faut 20 ou 25 minutes pour saisir l’objet précis du film, la séquence d’introduction constituant une incursion indéchiffrable dans un Japon vaguement ouvrier. On y observe des travailleurs qui déchargent du matériel de la benne d’un camion, puis manœuvrent diverses machines afin d’acheminer ce matériel jusqu’à une plateforme aménagée au milieu d’un chantier maritime. Le ballet mécanique des muscles et des câbles nous plonge dans l’anticipation fébrile de la suite, soit le déploiement sensuel, et sensuellement capté, du Rubber Duck de Florentijn Hofman. Nous vivons simultanément dans l’anticipation de découvrir la destination d’un vieil explorateur, dont le parcours ferroviaire est monté en parallèle et dont les passions archéologiques étranges seront sublimées plus tard dans la poésie de Lamartine. Au gré de ses déambulations, Chouinard nous convie donc à un monde fantasmatique tissé d’impressions mystérieuses, où se révèlent tranquillement les lubies d’une galerie d’intervenants excentriques. Nous voguons ainsi joyeusement sur le galant galion d’un descendant rebelle d’Errol Morris, imbu de la sensibilité créatrice d’un cinéaste expérimental, capable de déconstruire les contours jaune criard des ansériformes géants en polygones psychédéliques ou de nous régaler de mille prises de vue inusitées, qu’il s’agisse de panoramiques à 360 degrés au dénouement brechtien ou de plans subjectifs du point de vue des canards de bain. On ne s’ennuie jamais ici, pour peu qu’on se prête au jeu de l’anticipation constante proposé par l’auteur et qu’on cède volontiers à l’émerveillement de l’esthète nomade, seul capable de réaliser que Dieu est bel et bien dans les détails. (Olivier Thibodeau)
prod. Storyboard Media
EL CIELO ESTÁ ROJO (LE CIEL EST ROUGE)
Francina Carbonell | Chili | 2020 | 77 minutes | Territoires hantés
* En salle le 17 novembre à 20h45 (Parc) ou en ligne du 18 au 21 novembre.
Le 8 décembre 2010, vers 5 h 20 du matin, un feu se déclare à la suite d’une bataille rangée entre factions rivales dans l’une des ailes de la prison de San Miguel à Santiago — aile réservée aux criminels condamnés aux plus longues peines. Malgré les cris des prisonniers, malgré l’épaisseur croissante de la fumée, malgré le rougeoiement du ciel, il faudra près d’une demi-heure avant que les autorités concernées ne contactent les pompiers, de la façon désinvolte de quelqu’un qui commande une pizza. 81 personnes périrent dans l’incendie subséquent, mangées par les flammes ou étouffées par le monoxyde de carbone — des criminels, certes, mais des hommes néanmoins, qui ont laissé derrière eux des familles endeuillées, des amoureuses, des enfants, des mères. Des hommes, surtout, dont la mort promet de belles économies pour le Ministère de la Justice, qu’on innocentera finalement du massacre. Usant des éléments de preuve accumulés pour le procès des instances correctionnelles, la réalisatrice Francina Carbonell nous fait revivre avec douleur les dernières heures de ces hommes, mais aussi d’autres prisonniers, témoins traumatisés de la mort des premiers, posant simultanément une lumière crue sur les manquements criminels des gardiens, manipulés par un pouvoir comptable pour qui les hommes ne sont plus que des chiffres. Travail de mémoire essentiel, mais déconcertant, El cielo está rojo libère l’âme autant qu’elle la meurtrit profondément.
Le film débute avec un travelling virtuose entre deux rangées interminables de prisonniers dans l’une des ailes de la prison. Des hommes siéent, pensifs, ou font leur toilette, se vêtissent et déambulent dans une extrême proximité, entourés de matelas, de vêtements, de draps et d’autres objets inflammables. C’est cette proximité que filme alors la réalisatrice, autant que l’exiguïté, fruit de la surpopulation carcérale, car c’est elle qui constitue le noyau du drame. S’ensuit une récapitulation minutieuse des événements du 8 décembre au matin, obtenue à l’aide d’une variété de témoignages et de sources sélectionnées principalement pour leur potentiel d’affect et leur pertinence quant à la posture revendicatrice affichée (dûment) par la cinéaste. S’il se veut exhaustif et synthétique, le propos du film se veut surtout le plus vivant possible, nous rappelant sans cesse l’élément humain en jeu dans ce drame. Les témoignages des prisonniers, dans des mises en situation extrêmement élaborées, nous transmettent leur sentiment d’impuissance à voir monter les colonnes de fumée dans l’indifférence des gardes; les cartes marquées par la localisation des amoncellements de corps calcinés nous donnent un barème de l’horreur; les images captées par les caméras de sécurité, dont le regard se détourne du foyer jusqu’à faire des zooms sur le sol, de même que les appels enregistrés aux services d’urgence, témoignent de l’indifférence des employés de la prison; les transcriptions des messages téléphoniques et les images des familles paniquées devant les portes de l’institution nous font ressentir leur détresse de façon presque épidermique; les documents caviardés dénotent le manque de transparence du processus judiciaire; l’annonce succincte du verdict de non-culpabilité nous glace le sang. Mais c’est surtout les cris des victimes, captés par des vidéastes amateurs, puis disséminés à des moments-clés de la bande sonore, qui nous restent en mémoire. « Nous brûlons », crient-ils à pleins poumons, juste avant que ceux-ci ne s’emplissent de cette fumée toxique, porteuse de temps de promesses pour l’équilibre budgétaire du pays. (Olivier Thibodeau)
prod.
DIDA
Nikola Ilic, Corina Schwingruber Ilic | Suisse | 2021 | 78 minutes | Topographies familiales
* Disponible en ligne du 18 au 21 novembre.
Dida est malade et subit des traitements de radiothérapie. Elle a également des troubles d’apprentissages et vit depuis toujours avec sa mère à Belgrade. Ses traitements ne semblent en rien affecter l’humeur de cette femme qu’on apprend à découvrir à travers son air espiègle et rieur. Son fils, Nikola, vit et travaille en Suisse, mais rend régulièrement visite à sa mère et sa grand-mère. Il décide de réaliser ce portrait de Dida, dans un cadre très intime, qui semble totalement dénué d’artifice. La plupart du temps, la caméra est tenue à l’épaule par sa femme Corina ou simplement déposée sur un meuble non loin d’eux.
Le film s’articule autour d’un élément qui vient perturber l’équilibre précaire du foyer : la mort de la mère de Dida. Cette dernière se retrouve donc à vivre seule, ne sachant ni faire ses comptes, ni tenir sa maison. Elle doit alors tout apprendre, à la manière d’un enfant encore immature qui serait forcé d’entrer dans l’âge adulte. Le cinéaste parvient à montrer l’anxiété et la solitude de sa mère sans la surligner, sans la nommer frontalement, en captant par exemple un regard perdu, un geste las, un silence…
Si on peut d’abord se laisser happer par le contexte serbe du film, Dida n’a toutefois rien d’une œuvre ethnographique. Elle possède en fait une dimension profondément universelle et c’est là que réside sa force, explorant ce moment, presque inévitable dans toute vie humaine, où les rôles entre un enfant et un parent se renversent, en l’occurrence où un fils en vient à s’occuper de sa mère comme de son propre enfant. L’œuvre complexifie encore un peu sa perspective en incluant la quête d’un fils qui tente de s’épanouir, de vivre sa vie, de s’émanciper, sans abandonner sa mère. Ainsi le film en vient à poser implicitement toutes sortes de questions sur les relations humaines : Comment prodiguer un soin suffisant à un être dépendant, tout en conservant son indépendance? Quelle est la saine distance entre un fils et sa mère? N’est-on pas toujours trop proche ou trop loin de sa mère? Comment trouver cet équilibre précaire entre don et dette? Ces questions sont abordées implicitement dans Dida à travers des scènes où le fils se montre frustré d’avoir trop donné, ou coupable de n’avoir pas été assez présent, de même que dans les scènes où Dida refuse qu’on l’aide, notamment lorsqu’elle part du logement où elle est accueillie par son fils de peur de le déranger.
Ce film aborde le thème de la mort, celle qui s’immisce dans la vie, celle qui est attendue, et avec laquelle on doit cohabiter avant même qu’elle ne se présente. La scène d’ouverture nous expose d’ailleurs les quatre protagonistes (Dida, son fils, sa belle-fille, et sa mère) autour d’un pique-nique festif sur la pierre tombale du patriarche décédé, le père de Dida – c’est dire combien la mort et la vie en viennent ici à se télescoper.
L’intérêt du film réside avant tout dans l’acte de suivre la relation entre Nikola et Dida sur une longue période, ce qui permet vraiment de refléter toute la complexité de leur rapport, continuellement en train de se réguler, quelque part entre l’amour et la frustration. Qui plus est, il y a quelque chose d’absolument authentique chez Dida, cette figure enfantine, qui se donne à la caméra sans pudeur aucune, sans mise en scène.
Si la plupart des scènes sont tournées à l’intérieur de son appartement, où règne un fouillis austère et gris, l’œuvre reste néanmoins en mémoire comme un film lumineux, tant cette relation entre la mère et son fils est teintée de tendresse et de bienveillance. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)
prod.
EASTWOOD
Alireza Rasoulinejad | Iran | 2021 | 71 minutes | Dialogues avec les arts
* En salle le 16 novembre à 20h30 (Parc) ou en ligne du 18 au 21 novembre.
La culture persane est magnifique ; son spectacle est toujours bienvenu dans ma chambre où il fait froid. L’Iran est une nation de poètes et de poétesses après tout (voir à ce sujet le munificent Window Horses [2016]). Peut-être est-ce dû à la musicalité apaisante du farsi, qui coule sereinement de la bouche d’un peuple dont l’humanisme éclatant est malheureusement compromis par certains dogmes théocratiques… L’Iran est aussi une nation de cinéphiles. C’est ce que s’amusait à prouver Mohsen Makhmalbaf, particulièrement dans le mémorable Salaam Cinema (1995). L’humanisme inhérent de la population demeure d’ailleurs entier dans son cinéma, chose que démontre à nouveau l’excentrique Alireza Rasoulinejad avec Eastwood, où la quête cinéphilique d’un auteur astucieux n’est finalement qu’un prétexte à une exploration sociologique ludique, effectuée au fil de rencontres nombreuses et éclairantes avec des gens et des lieux cadrés avec un soin déférent, sur une musique planante qui invite à la contemplation.
La prémisse du film est absolument irrésistible : dans la réserve de son appartement téhéranais, le réalisateur découvre une photo prise dans le journal local de Sirdjan (dans le sud du pays) où figure le célèbre acteur et réalisateur états-unien Clint Eastwood. Stupéfait par cette trouvaille, il décide de revêtir son casque de moto et de prendre le train pour franchir les 1000 kilomètres qui le séparent de cette ville, motivé à retrouver la trace de la star américaine, populaire également sur le territoire persan. Ce faisant, il s’engage en fait dans une exploration biographique rétrospective doublée d’un état des lieux de la capitale du Sirdjan, ville de cuivre et de pistaches qui ressemble étrangement aux décors où déambule l’homme sans nom dans le cinéma de Leone. Ce vagabond flegmatique fera d’ailleurs de nombreuses apparitions durant le film, alors que ses aventures (ainsi que celles de Dirty Harry, de Walt Kowalski, de Frankie Dunn, etc…) servent de ciment thématique entre les vignettes documentaires disparates tournées par Rasoulinejad, dont la narration en voix off sert également de force organisatrice. Filmés dans des plans aux cadrages soignés, ses sujets, excentriques et pittoresques, lui permettent d’aborder diverses réalités sociales et personnelles de manière spontanée, en vrac, sans réelle trame narrative autre qu’un influx constant d’idées passagères. S’apparentant plutôt au journal de voyage qu’à un reportage proprement organisé, le film traite de sujets aussi divers que l’urbanisation, le sexisme, l’exode rural, l’aliénation prolétaire, la solitude, sous l’impulsion d’une cinéphilie triomphante, fédératrice, et du plaisir simple de la rencontre avec autrui. L’exercice est analogue à celui de Jafar Panahi dans 3 Visages (2018), mais d’une façon plus bordélique, où la réflexivité est obtenue grâce à des idées de mise en scène fougueuses et loufoques (imitation du diaphragme avec les portes de train, multiplication des iris, faux raccords entre lieux imaginaires et réels, surimposition du visage de la star sur le ciel). Eastwood ratisse plus large également que le film de Panahi, s’avérant moins substantiel, mais constituant néanmoins une occasion privilégiée de voyage dans une lande magique, à mi-chemin entre la réalité et le rêve. (Olivier Thibodeau)
PARTIE 3
(Canards errants, El cielo está rojo, Dida, Eastwood)
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