DOSSIER : Le retour du glamour
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Cinéma du Réel 2025 : Partie 1

Par Samy Benammar

1 | à venir...


prod. Ladybirds Films

LOIN DE MOI LA COLÈRE
Joël Akafou  |  Côte d'Ivoire, Burkina Faso  |  2025  |  83 minutes  |  Compétition

Une certaine culpabilité habite mon premier rapport à Loin de moi la colère. Il est assez évident que le film n’engage pas de réflexion dans son travail visuel. Autant en termes de direction photo que de montage, il oscille entre des plans fixes et une caméra portée cherchant à suivre l’action sans lui laisser le temps d'exister, si bien que les images sont tantôt quelconques, tantôt maladroites. Au fil des séquences, la bêtise de mon formalisme m’apparaît aussi déplacée qu’injuste, puisque c’est dans cette simplicité que se déploie un film parvenant, avec une incontestable puissance, à céder la parole aux individus qui le parcourent.

Dans le village de Ziglo en Côte d’Ivoire, Maman Jo installe des chaises en plastique sur lesquelles elle accueille les habitant·e·s du village, comme elle, endeuillé·e·s, marqué·e·s par la perte de leurs proches, par une souffrance irréparable dans le contexte d’un territoire où le meurtrier habite la maison voisine, et où la mort serre les gorges. Il n’est pas question dans le film de Joël Akafou de dresser un tableau exhaustif ou d’engager une analyse du massacre de Duékoué advenu après l’élection de 2011. Son regard suit celui d’une femme ayant transformé son chagrin en une force libératrice, une énergie d’écoute avec laquelle la caméra s’aligne. Ainsi, la proposition documentaire n’a pas besoin d’acrobaties stylistiques; au contraire, en filmant lui-même, le réalisateur établit un lien de confiance qui permet aux témoignages d’émerger avec force et justesse. Lorsqu’une femme raconte avoir été violemment dénudée, puis contrainte à regarder son fils se faire exécuter, elle ne s’adresse ni à la caméra ni aux spectateur·ice·s, sa parole est tout entière dirigée vers les corps qui l’entourent, vers la réparation d’un espace social brisé par le traumatisme. Autant dans ces scènes que dans le quotidien de Maman Jo venant en aide à ses frères et sœurs — car c’est bien d’un rapport familial qu’il s’agit lorsqu’elle baptise l’enfant de sa voisine ou qu’elle organise une levée de fonds pour aider une dame âgée du village , le film esquisse de lieu en lieu la possibilité de refaire communauté.

Les paroles transpercent de violence, des larmes impossibles à contenir se propagent de l’écran à la salle. Puis, une femme conte l’histoire d’un prince magnanime accordant à son père le pardon pour sa tentative d’infanticide. Sous le chapiteau, la salle se transforme en chœur et chacun des vers du récit est entonné d’une voix réunie, laissant apercevoir un possible documentaire et humain, celui de la réconciliation.

 


prod. Phuong Thao Nguyen

FIRST LIGHT
Phuong Thao Nguyen  |  France  |  2025  |  26 minutes  |  Compétition

Lorsque la cinéaste questionne son oncle sur son accumulation quasi compulsive d’objets, celui-ci répond que tout ce que l’on garde finit par prendre de la valeur. La notion de conversation se retrouve dès lors au centre d’une démarche d’excavation familiale explorant, à travers les gestes de cet homme, la mémoire du Vietnam que la distance, le temps et les pouvoirs politiques mettent constamment en péril. Dans sa petite maison allemande, c’est avec la même tendresse que la silhouette entretient les plantes, numérise de vieilles diapositives et observe, depuis son bureau, le jardin de sa mère où il a installé une série de caméras. Ces images, habituellement associées à une forme de surveillance perverse, se teintent ici de la douceur d’un lien maintenu entre les frontières.

Dans les premiers instants du court métrage, on distingue la grand-mère passant le balai. Quelles intentions animent le regard qui se pose sur elle? En collant des matières visuelles disparates, en confrontant brutalement la texture pixelisée de ce panoptique bienveillant à la simplicité d’un salon plongée dans une lumière matinale, First Light incarne cinématographiquement une double vérité. D’une part, l’oncle semble s’être constitué en archiviste de son propre monde, comme traumatisé par l’oubli. À ce titre, une lettre reçue à une époque indéterminée lui demande d’envoyer une photo avant qu’on n’oublie son visage. D’autre part, il nous explique que sa mère apprécie la présence de ses caméras, qu’elle y sent le regard d’un fils prenant soin d’elle.

Phuong Thao Nguyen ramène les questionnements liés à la mémoire à une relation intime et familiale. Ce faisant, elle détourne les matières d’archive de leurs fonctions traditionnelles en leur réaccordant la force du toucher. Il y a, bien sûr, l’objectif et l’écran froid de l’ordinateur, mais la caméra s’arrête sur la main qui déplace la souris, le sourire du père lorsqu’il appelle le chien endormi dans le jardin par l’entremise d’un interphone numérique. Puis, le rapport générationnel est redoublé par l’observation documentaire de la cinéaste, qui instaure un rapport de passation qui s’incarne dans le sang et le film. Son cousin ne sait pas parler vietnamien, mais il sait décoder les partitions de musique. Comme un écho distant à son père, il recompose sur son synthétiseur les mélodies d’un autre territoire. Le souvenir alors n’est ni de l’ordre du verbe, ni même de la musique; il s’incarne charnellement dans les doigts de ce jeune homme qui nous laissent entrevoir les fantômes d’autres mains pianotant au cœur d’Hanoï, peut-être.

 


prod.5A7 Films / Mujö / Préludes

SELEGNA SOL
Anouk Moyaux  |  France  |  2025  |  50 minutes  |  Compétition

Dans un parc de Los Angeles, un groupe d’ami·e·s parle d’avenir ou essaie de le faire dans une ville qui les avale autant qu’elle les porte. Contre le ciel et face à la caméra, iels lèvent, tour à tour, leurs mains sur lesquelles les lignes de vie dessinent des trajectoires aux points de départ multiples, aux points d’arrivée incertains, et dont Selegna Sol constitue un croisement imaginaire. Comme si ces tranchées de chair se prolongeaient au-delà des paumes dans une poignée de main, dans une étreinte amicale plus qu’amoureuse, peut-être même jusqu'entre les doigts qui actionnent la Bolex 16 mm tentant de capturer quelques instants de passage. Car si l’histoire de l’obtention de sa citoyenneté américaine par Gibran, originaire du Mexique, sert de fil conducteur, c’est pour réfléchir aux liens qui unissent et séparent ce groupe aux prises avec une politique américaine qu’ils ne parviennent pas ou mal à appréhender.

Au sommet d’un massif, surplombant la Cité des Anges, Gibran exprime son incompréhension. Il se demande comment des hommes ont pu arriver sur cette terre et s’accorder le droit de possession, comment ils ont pu dérober la poussière et fabriquer des monolithes de verre. Sans l’expliciter par des mots, son regard suit un horizon qui lui (et nous) échappe. Sans l’exprimer, il semble penser aux cadavres autochtones qui gisent sous le pavé.

Dans ces non-dits, le premier film d’Anouk Moyaux ne se contente pas d’adresser la violence des États-Unis, mais souligne le caractère insidieux d’un autoritarisme s’insinuant dans le quotidien, n’arborant plus les parures d’un cowboy dont la silhouette découpée dans le désert annonce le retour victorieux au village. Plongée dans l’ombre des grands boulevards, sa figure se déplace si discrètement qu’on en oublierait presque sa présence.

Alors le film reste au niveau du sol, il se construit principalement autour de conversations dans des voitures où l’on ne se dit que peu de choses. À l’annonce de l’obtention de la citoyenneté, on allume un joint pour célébrer, et pour résister aux changements imminents, on lève la caméra vers la lune tandis que les voix s’exclament : «Fuck it!» Ces interjections jalonnent un film continuellement sur le point d’exploser, au bord de révéler la supercherie de toute tentative anthropologique dans une ville dont les rouages tortionnaires font frein à la réflexion. On en vient à espérer que le projet s’effondre, que la caméra se brise et que Gibran se retourne vers nous pour légitimement condamner notre envie de voir, notre désir de comprendre. Mais cette scène ne vient pas, comme si la proposition documentaire, peut-être trop sage, s’arrêtait au seuil de sa réalisation. S’agissant d’un premier film, cette réserve va plutôt du côté de l’attente, d’une excitation à l’égard d’une nouvelle voix laissant envisager un cinéma faisant le point entre réflexivité et sensibilité.

En restant au plus proche de ses sujets, entre l’entretien compulsif d’une moto et la traduction amusée du vocabulaire scientifique en espagnol, la cinéaste nous donne accès à une intimité sans pourtant s’engager dans une vaine tentative de fresque sociale. Seules les expériences partagées et les rencontres importent. Bien loin d’une posture, il s’agit ici de révéler que le piège de l’Amérique réside dans le dédale administratif dans lequel elle plonge ses habitants. Derrière le rêve hollywoodien, rappelé par des plans esthétisants filmés par la cinéaste, consciente de son propre rapport touristique au lieu, le système contamine chaque ruelle de la ville, chaque moment de son histoire.

Des peintures rupestres succèdent aux lignes de main, connectant les corps présents et passés. Puis, un paysage rocailleux est agité par une série de surimpressions qui incarnent autant les doutes de la posture documentaire que l’impossibilité de dire et de voir. Deux focales, deux échelles de vision se confondent dans cet espace que l’on ne peut pas saisir. Il aurait servi de sépulture à quelques peuples autochtones aujourd’hui exterminés avant d’accueillir les machines à sous d’une usine de rêves capitaliste que la caméra prend le temps de filmer avec la même frénésie. Selegna Sol se fait miroir déformant d’un irrépressible chaos. Il le désamorce par une attention aux gestes, puis nous ramène brutalement à la réalité de l’asphalte californien, bien plus aride que ses déserts.

 


prod. Trapecio Cine

MONÓLOGO COLECTIVO
Jessica Sarah Rinland  |  Argentine, Royaume-Uni  |  2024  |  104 minutes  |  Compétition

Les enclos du Zoo de Buenos Aires reprennent l’architecture des territoires dont sont originaires les animaux qu’ils renferment. Ce détail, qui pourrait sembler anodin, condense un système de pensée contre lequel s’érige le Monólogo colectivo de Jessica Sarah Rinland. Ces lieux, indissociables d’une histoire coloniale, sont l’expression matérielle et métaphorique d’une entreprise autoritaire. Sous les yeux avides des spectateur·ice·s, les bêtes enchaînées témoignent de la puissance de l’État argentin. Le projet de catalogage faunique initié par son directeur Clementi Onelli au début du vingtième siècle ne tend pas uniquement à réduire les corps à de simples instruments d’un spectacle, il relève d’une volonté de contenir le «monde» dans un espace navigable, une vitrine d’exposition. La dimension la plus violente de cette campagne réside dans sa capacité à façonner un regard anthropocentrique, à mettre l’animal à distance et à rompre le lien, le contact, le toucher au profit d’une objectification. Regardez ces bêtes, ces éléphants et ces aigles, regardez les grilles, elles coupent les ailes de ces figures qui, haut dans le ciel, échapperaient à notre vision.

Ce discours éculé, mais non moins essentiel apparaît en filigrane d’un film qui voyage entre différents lieux, de la cage à ciel ouvert au refuge, sans essayer d’en proposer une typologie. Les éléments contextuels sont ainsi peu nombreux dans Monólogo colectivo. Plutôt que de développer un discours didactique ou une diatribe verbale, ce manifeste humaniste et antispéciste murmure au creux de l’oreille d’un chimpanzé, caresse la plume d’un flamant; une série de gestes qui, dans la droite lignée de la pratique de la cinéaste, ne sont pas scrutés mais déployés au gré d’une caméra refusant la vue d’ensemble. Il ne s’agit pas ici d’étudier en détail, mais d’étudier les détails, de rétablir, à travers les mains des soignant·e·s, une proximité physique ramenant l’animal et l’humain à la même réalité matérielle. Ici, on gratte l’avant-bras d’un primate, là une perche apporte délicatement des graines aux perroquets, plus tard, c’est le corps tout entier d’une soignante qui se referme protecteur autour d’un singe endormi.

Ma lecture du film, je dois le confesser, prend très lentement forme. À l’issue de la séance, mon avidité cartésienne, ma soif d’un propos n’est pas étanchée. Épars, allusif et lacunaire sont les premiers termes qui me viennent. Je sors de la salle accusant le film de ne jamais parvenir à saisir ses enjeux, d’enchaîner les moments sans affirmer de positionnement clair. Je m’offusque que mes attentes aient été déjouées avant de comprendre que le désir qui m’anime est quelque part similaire au recensement impérialiste caractéristique des zoos. La cinéaste nous invite, à travers une expérience sensible, à une remise en question révélant l’intrication de différents systèmes de domination. La divagation sensible et le refus narratif résistent à une construction discursive du cinéma documentaire. L’attention au contact entre la chair et la fourrure, le doigt et la plume initie une relation tactile au vivant. L’échelle, toujours plus resserrée autour d’une beauté insignifiante, défait un projet national dont la suprématie sur l’animal n’est qu’un versant d’une vision globalisante et esclavagiste des environnements.

 

 

PARTIE 1
(Loin de moi la colère, First Light
Selegna Sol, Monólogo colectivo)

PARTIE 2
(à venir...)

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Article publié le 30 mars 2025.
 

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