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William, the New Judo Master
Ricardo Silva/Omar Guzmán, Mexique, 2016, 96 minutes, Section Bright Future (Bright Future)
Comment se fait-il que la meilleure scène d’un documentaire biographique sur Wiliam Clauson, chanteur folk américano-suédois ayant popularisé des versions multilingues de La Bamba au début des années 50, soit une scène de porno gaie ? Comment se fait-il qu’une œuvre qui s’intitule William, the New Judo Master ne fasse pas même une seule allusion à l’art martial titulaire ? La réponse est simple : le film est un « collage surréaliste », euphémisme passe-partout, et souvent grossièrement erroné, permettant aux programmateurs festivaliers de justifier la pertinence de n’importe quel foutoir d’images, réunies sous un thème aléatoire tel que « le caractère éphémère de la vie ». Or, ce thème est certes astucieusement choisi, permettant de dégager une ligne directrice diffuse parmi le chaos immonde de lieux et de personnages sélectionnés pour le montage final du film, mais son utilité demeure désespérément limitée. En effet, l’incroyable hétérogénéité de sujets abordés ici semble revendiquer une certaine imperméabilité discursive, comme si les réalisateurs avaient fait de l’écran leur journal intime, exprimant de façon cryptique les pensées fugitives qui accaparaient leur esprit durant leurs différents exercices de tournage. On nous propose ainsi des images pêle-mêle de Clauson lui-même, filmé avec son chapeau de cowboy dans un garage encombré de Tijuana ou flambant nu, dans une maison de vieux à l’heure du bain, mais aussi des images d’un acteur excentrique et de sa méthode, d’un raquetteur scandinave et de l’arbre le plus âgé du monde, des images d’un pittoresque vieux tireur dans le désert, d’une famille de pêcheurs de pieuvres, du diable, etc… Ces images, parfois sublimes, parfois banales sont réunies via une voix off parfois descriptive, parfois contrapuntique, si bien que l’expérience du film se résume finalement à un pénible exercice de maïeutique.
Évidemment, Omar et Patricio Guzmán ne sont pas parents, mais le premier aurait certainement des leçons à tirer du second. Prenons l’exemple du splendide Bouton de nacre (2015) de Patricio Guzmán, un savant documentaire visant l’étude simultanée des Amérindiens de Patagonie, des quasars et des eaux chiliennes, des sujets en apparence immiscibles que le réalisateur parvient à lier par le biais d’une narration en voix off qui dévoile poétiquement sa démarche personnelle. Or, il s’agit là d’une ligne directrice solide, qui par son éminente tangibilité permet de guider le spectateur à travers ce magnifique rêve éveillé que constitue le film. Ici, c’est le rêve d’un fou auquel nous assistons, dans toute sa confusion et son opacité, ayant pour seuls repères une poignée de mystérieux glyphes surimposés aux images, de sorte que l’œuvre entière demeure et demeurera peut-être toujours la seule propriété de ses créateurs, jalousement gardée de la portée d’un public hébété qui, secrètement, priera tout au long du visionnage pour une fin rapide à son calvaire.
Kékszakallú
Gastón Solnicki, Argentine, 2016, 72 minutes, Section Bright Future (Bright Future)
Bizarrement, ce grand chouchou festivalier, vainqueur du prix de la FIPRESCI au festival de Venise, ne s’avère pas cinématographique du tout. Constitué uniquement de plans fixes, Kékszakallú ressemble plutôt à un diaporama qu’à un véritable film, un magnifique diaporama, mais un diaporama néanmoins. Sis dans les quartiers cossus de Buenos Aires et dans les luxueuses villas de Punta del Este en Uruguay, où flânent une poignée d’adolescents gâtés et oisifs, le récit diégétique sommaire se révèle ainsi comme une simple excuse pour une savante leçon de composition photographique, laquelle s’attarde presque exclusivement à la surface de l’univers bourgeois qu’il prétend pénétrer. C’est Ozu, mais sans âme aucune, ni profondeur dramatique autre que celle empruntée à l’opéra titulaire (œuvre de Béla Bartók plus connue sous le titre Le Château de Barbe-Bleue).
La séquence d’introduction pré-générique est particulièrement longue. On y voit une ribambelle d’adolescents vides et affreusement beaux, des ignares aux dents affreusement blanches échoués sur de belles plages ou dans de beaux fauteuils au milieu de beaux salons bourgeois, incapables de boutonner leur chemise eux-mêmes ou de détourner le regard de leurs téléphones soi-disant intelligents. Ce sont d’impeccables rustres, sans manières et sans colonne vertébrale, incapables même d’apprécier la vie si facile qu’ils ont hérité du labeur de leurs parents, des leaders futurs sans aucune légitimité ou aucune envergure. L’horreur de toute cette vaine beauté est telle qu’on attend avec impatience un massacre qui ne viendra jamais, faute du vitriole vital du délicieux A Decent Woman (2016), critique autrement plus mordante de la vaseuse bourgeoisie argentine.
S’il semble évident, dans le style purement observationnel préconisé par le réalisateur, que celui-ci est un ex-documentariste, parvenant ici d’ailleurs à tirer des performances parfaitement naturelles de ses jeunes interprètes, on semble en outre lui deviner une formation de photographe, lui qui compose chacun de ses plans de façon incroyablement rigoureuse, accouchant pour l’occasion d’un festin purement visuel. En effet, seule la photographie du film semble fonctionnelle, si bien qu’on se trouve estomaqué de constater que deux personnes sont créditées pour le montage, lequel ne constitue en fait pas grand-chose de plus qu’un aboutage de tableaux pittoresques. Quant aux compositions opératiques du grand Béla Balázs qui parsèment l’œuvre, nimbant sporadiquement le récit d’une qualité tragique qui ne se matérialisera jamais narrativement, elles constituent une vaine tentative de donner de l’envergure à des personnages vides qui s’érigent finalement en symptômes superficiels d’une société profondément malade, dont on observe ici l’alarmante pathologie sans jamais lui proposer de cure.
Quality Time
Daan Bakker, Pays-Bas, 2017, 85 minutes, Section Bright Future (Tiger Competition)
Le voici, notre « cult classic in the making », hilarant pentateuque protéiforme sur le thème de la masculinité crépusculaire. Fort d’une créativité débridée qui transcende aisément ses limitations budgétaires, ce premier long-métrage du réalisateur néerlandais Daan Bakker est le présage d’un talent à surveiller, pas tellement pour sa profondeur dramatique, quasi-nulle, mais pour sa grande inventivité, et surtout sa grande variété formelle. À cet égard, certains targueront sans doute l’œuvre de n’être rien d’autre qu’un exercice de style, mais nul ne pourra pourtant renier son caractère jouissif, ni sa pertinence en tant que portrait du mâle contemporain… pour peu qu’il veuille bien se prêter au jeu proposé par le réalisateur.
Les cinq chapitres qui composent le film sont simplement affublés du nom de leurs protagonistes respectifs, cinq hommes névrosés, cinq fils à papa/maman qui malgré leur trentaine avancée partagent tous le désir de retrouver la chaleur réconfortante du cocon familial. Il y a d’abord Koen, dont l’incarnation écranique est celle d’un point blanc sur fond monochrome, narrant d’une voix robotisée son malaise social face à la surconsommation de jambon et de lait. Puis, Stefaan, photographe amateur qui retrace les endroits-clés de son enfance… pendant que son père attend dans la voiture. Ensuite, Kjell l’anxieux social qui décide de remonter le temps pour guérir son affliction, Karel, laissé pour mort après son abduction par les extraterrestres et finalement Jef, guitariste médiocre dévoré par le trac de déplaire à sa belle-famille. Pour chacun de ces cinq « hommes » un récit unique, mais surtout un style unique, pas nécessairement adapté aux dysfonctions spécifiques des personnages, mais certainement adapté à notre lassitude du format narratif hollywoodien, où le drame appelle invariablement la gravité.
S’efforçant de dresser un juste portrait de ses personnages, empreint de la douce amertume d’une autodérision nécessaire pour transcender l’apitoiement qui caractérise généralement ce type de récit, Bakker fait montre d’une faculté d’observation inouïe, laquelle culmine d’ailleurs dans la dernière scène du film, où le malaise général provoqué par une laborieuse performance musicale devient presque palpable. Certes, la politesse est toujours de mise lorsqu’un musicien amateur livre une performance enthousiaste à des parents, mais rien n’empêche les paupières de cligner et les coupes de vin d’inonder les gosiers. Or, ce sont tous ces petits détails que le réalisateur capture ici avec une douce ironie, contribuant ainsi à un foisonnant registre d’humour pince-sans-rire exemplifié précédemment dans le simplissime mais redoutablement efficace jeu d’intertitres qui caractérise le quatrième chapitre. Notons finalement le surprenant savoir-faire artisanal utilisé dans l’élaboration des effets spéciaux, dont le minimalisme, et particulièrement celui du voyage dans le temps, est à la fois une source de comédie et une façon astucieuse de contourner les limitations techniques de la production. Preuve indéniable que le pouvoir de l’intelligence peut encore aujourd’hui supplanter celui de l’argent.
A Quiet Dream
Zhang Lu, Corée du Sud, 2016, 98 minutes, Section Voices (Voices)
Si ce film m’a appris quoi que ce soit, autre que la véritable signification du mot « ennui », c’est l’importance de la musique dans l’art de la bande-annonce. En effet, si l’on en croit celle du présent film, charmant aboutage de séquences assorti d’une mignonne rengaine, on pourrait facilement s’imaginer une œuvre touchante, drôle et pleine de vie, bref, une comédie romantique comme seuls les Asiatiques en ont le secret. Malheureusement, la réalité est tout autre, puisque A Quiet Dream constitue plutôt un film sur l’errance urbaine que sur les relations hommes-femmes, usant de la maladresse amoureuse obligée de trois donjuans de pacotille, trois personnages unidimensionnels aux excentricités pré-formatées, pour alimenter un récit circulaire aux infinies redondances.
Trois hommes légèrement excentriques, des archétypes d’excentrisme en fait, définis uniquement par leurs lubies respectives, courtisent simultanément la même femme, une jeune immigrante chinoise tenancière d’un bar attenant à la maison où son père handicapé passe ses journées à végéter. Se battant mollement pour son affection, ils ressemblent plutôt à des amis grivois qu’à de véritables prétendants, passant presque tout leur temps à flâner dans son bar ou dans les rues de Séoul, buvant des bières sur le toit des immeubles du centre-ville, ou ricanant en dérision des films de répertoire présentés à la cinémathèque. On notera à cet égard le caractère révélateur des doléances exprimées par l’un des protagonistes à propos du cinéma d’auteur, dont il déplore la langueur et l’impertinence. « Deux minutes pour décortiquer un œuf ! », rage Ikjune, gesticulant comme un possédé alors que son ami sommeille à gueule béante. Or, voilà l’écho parfait de mon éreintante expérience de visionnage… comme quoi le présent film possède effectivement une certaine réflexivité !
Blague à part, A Quiet Dream possède certaines qualités indéniables, notamment l’enthousiasme de talentueux interprètes et une jolie photographie noir et blanc. Il contient en outre quelques séquences véritablement astucieuses, en particulier la scène où la pluie s’abat soudainement sur la bâche de plastique qui sert de toit au bar, pluie qui provient en fait du boyau d’arrosage utilisé par la belle Yeri pour la nettoyer. Voilà un simple mais efficace dévoilement des engrenages de l’illusionnisme cinématographique, à l’instar de la scène du jeune homme au pistolet. Assis à une table non loin du bar où sont accoudés les trois protagonistes, tapant du poing sur sa surface métallique afin de provoquer leur colère, celui-ci se heurtera alors à une sereine politesse. Se levant finalement après une série de vaines tentatives, il sortira un pistolet de sa ceinture, et déclarera stoïquement qu’il planifiait en ce jour assassiner quelqu’un, mais qu’il ne pouvait s’y résigner face à tant de savoir-vivre, tournant ensuite le dos et quittant les lieux. Estomaqués, les quatre protagonistes demeurent cois un instant, puis Yeri déclare avec stupéfaction : « On aurait dit une scène de film… » Malheureusement, ce n’est que dans ces rares éclairs de génie que réside l’intérêt du film, dont c’est finalement le pouvoir soporifique qui demeure le trait principal.
Ugly
Juri Rechinsky, Autriche/Ukraine, 2017, 90 minutes, Section Bright Future (Bright Future)
Alors qu’Ulrich Seidl présentait Safari (2016) au Doelen il y a quelques jours, une autre de ses productions était présentée aujourd’hui au LantarenVenster, soit la première fiction du réalisateur ukrainien Juri Rechinsky, lequel partage ici le même caméraman que Seidl (Wolfgang Thaler). Mais là où le grand maître autrichien cultive toujours une distance précautionneuse avec ses personnages, représentés presque exclusivement comme des monstres froids et inhumains, sapeurs de l’âme et de l’humanisme des spectateurs, Rechinsky s’en rapproche, n’hésitant pas à les pourvoir d’une triste mélancolie qui provoque chez nous une douloureuse compassion. Sans rien enlever à la dureté primordiale de son cinéma, présente en outre dans son célèbre documentaire Sickfuckpeople (2013), disons simplement que ce dernier parvient ainsi à dresser un portrait plus nuancé et philanthrope de la déchéance humaine, provoquée non plus par un nihilisme triomphant, mais par la cruauté de l’amour et l’inévitable décrépitude des corps.
L’insoutenable réalité du corps, l’inconfortable proximité de ses douleurs et de ses joies, tous ces traits angoissants qui font véritablement de nous les chaînons manquants entre les dieux et les bêtes, sont exacerbés d’emblée dans le premier plan du film, un plan frontal et stoïque qui nous montre une main désincarnée administrant une douche froide à la protagoniste recroquevillée dans sa baignoire. Nous constatons tout de suite qu’elle souffre, son corps paraissant si frêle qu’il semble presque inadapté à la dureté de la vie. « C’est froid » crie-t-elle, s’esclaffant bientôt de rire, puis fondant en larmes. La scène est courte, mais elle semble interminable, si bien que la thèse de l’auteur apparaît alors avec une indéniable clarté. Ugly n’est pas un film sur la cruauté des gens, mais sur la cruauté de leur mortalité. C’est un film de corps brisés et meurtris, de corps ivres et ruineux dont l’esprit fiévreux devra, par la force des choses, partager les mêmes meurtrissures. C’est un film sur l’extrême inclémence de l’amour, dont l’intensité est malheureusement toujours équivalente à la douleur provoquée par son inévitable évanescence. C’est celle-ci d’ailleurs qui fera pester le protagoniste Jura lors d’une magnifique scène crépusculaire baignée du mince halo des chandelles. « Il n’y a pas d’amour, pas de compassion », hurle-t-il à des parents éplorés qui quémandent justement son amour, « il n’y a que des corps qui veulent baiser, qui veulent planifier ; nous ne sommes que des cadavres ambulants ». Mais peut-on véritablement réduire l’humanité à la réalité prosaïque des corps ? Visiblement pas puisque le film regorge de sentiments puissants et fougueux provoqués justement par cet insoutenable prosaïsme corporel.
Joseph et Martha sont des amoureux autrichiens de longue date, et les parents d’Hanna, dont l’ami de cœur est un Ukrainien du nom de Jura. Malheureusement, Martha et Hanna se briseront bientôt, plongeant tête première dans un maelström de souffrance qui engloutira les deux hommes à leur suite. Victime d’un grave accident de la route, Hanna vivra des douleurs physiques insoutenables dans un hôpital décrépit de Kryvy Rih à la vue de son amoureux impuissant, tandis que c’est l’esprit de Martha qui lui fera défaut. Atteinte d’Alzheimer, cette noble aristocrate dépérira au point où son mari exaspéré finira par la traiter avec toute la condescendance réservée aux chiens.
Question de représenter l’émotion à fleur de peau qui caractérise chacun des personnages, sans cesse coincés dans des situations de crise inextricables, le film parfait un paysage sonore d’une grande sensualité, capable d’évoquer chacune des subtilités atmosphériques ambiantes, ainsi que ses plus proéminentes grossièretés, i.e. les cris déchirants d’Hanna réverbérés contre les murs écaillés de l’hôpital. Culminant lors d’une scène de sexe particulièrement pénible, mais parfaitement évocatrice du malaise inhérent à l’amour meurtri, ce minutieux travail sonore permet alors au réalisateur de dissocier sensualité et érotisme, promouvant ainsi une vision cruellement vraisemblable d’une gêne sexuelle trop souvent occultée au cinéma. Malheureusement, la douleur lancinante des personnages justifie également ici un recours excessivement appuyé à des chants mélancoliques passe-partout, qui poignent sur la bande sonore à la manière de grands paquebots dans un port de plaisance.
Nonobstant les quelques coquilles parsemées çà et là, Ugly est une œuvre puissante et accomplie, profitant habilement de la grisaille complémentaire des panoramas urbains de l’Ukraine industrielle et des panoramas oniriques imaginés par l’esprit brisé des personnages pour mieux évoquer l’infâme tragédie que représente la conscience de sa propre mortalité. Or, son pouvoir d’évocation repose en outre sur les performances déchirantes de ses interprètes, dont la douleur sans cesse palpable nous rappelle également la tragédie de l’amour romantique, dont la vivifiante beauté se résorbera nécessairement dans la mort inévitable de son objet.
I’m Coming Up
Min-Wei Ting, Singapour, 2016, 89 minutes, Section Deep Focus (Signatures)
Fidèle à son titre, I’m Coming Up est un travelling de 89 minutes relatant l’ascension du réalisateur le long des corridors et des escaliers de béton d’un gargantuesque bloc-appartement singapourien. Filmé aux petites heures du matin, alors que presque tous ses habitants sont endormis, il s’agit finalement d’une longue balade solitaire dans un monde désert, ponctuée par le rythme des expérimentations électroacoustiques du collectif Balbalab, lesquelles peuplent l’espace d’une apparente multitude de murmures fantomatiques. Mais ce n’est pas qu’une simple ascension qu’effectue ici le réalisateur, mais une longue spirale le long de chacun des corridors disponibles à lui, couvrant ainsi l’entièreté de l’espace habitable de l’endroit, marchant d’un pas pesant garant de « l’aliénation totale » évoquée par la programmatrice du film.
Comme pour toute œuvre d’art conceptuel, il me semble d’abord nécessaire de défendre la pertinence de la démarche entreprise par l’auteur. Pourquoi un travelling de 89 minutes dans un bloc-appartement singapourien ? Voici en effet une question parfaitement légitime que pourrait se poser le cinéphile lambda. Or, la réponse est très simple : pour l’aliénation pure et simple, bref pour l’incarnation physique de la pensée singapourienne. Véritable état policier où les agents de la paix œuvrent sous le couvert de l’anonymat, réservant des amendes salées à quiconque jette des déchets ou crache sur la voie publique, où les médias sont scrupuleusement censurés, où l’homosexualité, la drogue et la gomme à mâcher sont interdits, Singapour trouve ici son reflet parfait dans la monochromie et l’anonymat de l’édifice qu’arpente Min-Wei Ting, et dans son étincelante propreté.
Véritables microcosmes de leur société d’appartenance, les édifices orwelliens conçus par le Housing and Development Board, organe indépendant du Ministère du Développement national responsable du logement de quelques 80% de la population locale, incarnent ignoblement dans leur architecture standardisée le modèle de conformisme triomphant préconisé par le pouvoir singapourien. C’est donc dans la répétition que le film étaye ici sa thèse, répétition infinie de corridors et de portes identiques, souvent libres de tout objet ou toute marque véritablement distinctive, bref de toute trace de la personnalité individuelle des locataires. Certes, on verra quelques plantes çà et là, des vélos sagement garés ou des vêtements accrochés sur des séchoirs proprets, mais aucun autre indice de la vie foisonnante aux alentours, pas même un seul disgracieux détritus, signe d’une présence humaine quelconque. Or, c’est également dans la durée que le film prend son sens, dans ces 89 longues minutes qu’il faut au réalisateur pour croiser les centaines et les centaines de portes nues derrière lesquelles se terrent les véritables manifestations de la vie locale, et pour atteindre le sommet, d’où il mire un horizon complet bordé d’édifices semblables, complétant ainsi un simple mais choquant portrait de l’uniformité comme idéal social primordial.
HAMSTERs
Martine Doyen, Belgique, 2017, 71 minutes, Section Perspectives (A Band Apart)
« Voilà un vrai film », me dis-je guilleret à la sortie de ce fascinant documentaire musical, repensant surtout au Kékzszakállú (2016) de l’avant-veille. En effet, le présent film ne possède rien du statisme arthritique de son prédécesseur, mais surtout, il ne possède rien de sa bourgeoise prétention. C’est un film de paumés, sur les paumés et pour les paumés, un film palpitant à propos d’un prolétariat débordant de vie, un film de montage comme il s’en fait rarement, vibrant au rythme des musiques et des danses du ghetto, mais aussi de nombreux arts marginaux, élevés ici au niveau des arts dits « nobles » (comme cette satanée photographie qui aura fait les choux gras de Gastón Solnicki). C’est un film sur la vie. Tout simplement. Un film sur la vie triomphant de la mort via la culture.
Filmé dans le quartier travailleur des Marolles à Bruxelles, dont plusieurs habitants furent expropriés à la fin du XIXe siècle pour faire place au décadent Palais de Justice conçu par Joseph Poelaert (aperçu depuis l’ascenseur où le vieil homme monte et descend incessamment), HAMSTERs capture parfaitement la fébrilité et l’effervescence artistique qui y règnent. Prenant comme assise la tragédie du 24 mai 2014, où un tireur a abattu quatre personnes devant le Musée juif de Belgique, juste en périphérie des Marolles, la réalisatrice Martine Doyen fait le pari ambitieux d’y relier les phénomènes de manie dansante observés à travers l’Europe entre le XIVe et le XVIIIe siècle, célébrant en fait la résilience de la vie face à la mort. Entrecroisant témoignages médiatiques et populaires de la tragédie avec diverses manifestations de danse spontanées, l’auteur crée ici un lien de causalité imaginaire entre les deux, suggérant que la tragédie ait pu provoquer les élans dansants de la population. Ce faisant, elle consacre plutôt la force vitale des arts comme remèdes à l’obsession morbide entretenue par les médias, intégrant en outre de nombreuses autres manifestations artistiques au sein du matériau diégétique (dessins, poésie, musique, mais aussi d’étranges arts de la performance). C’est donc une magnifique ode à la vie que nous offre ici Doyen, mais surtout, une œuvre indéniablement vivante, antithèse de l’ennuyeuse et rigide tradition télévisuelle, colporteuse exclusive de faits divers sordides.
La plus grande qualité de l’œuvre ici présente est sans doute l’incroyable travail de montage effectué par la réalisatrice (avec l’aide de son collègue Patxi Endara). Créant de fantastiques raccords de mouvements, parfois même entre plusieurs lieux différents, elle parvient ainsi à créer un film sans cesse fluctuant, à l’image du mouvement des danseurs amateurs qu’elle filme avec dynamisme, exacerbant du coup la surprenante cohérence organique de l’ensemble. Or, le montage sonore est tout aussi impeccable, lui permettant d’effectuer d’intrigants chevauchements entre des paroles et des lieux épars, gorgeant en outre ses images d’une poésie amoureusement récitée, contribuant sans cesse à l’élaboration d’un vaste miroir tourné vers la vie, laquelle oppose au statisme de la mort, et de l’ample couverture médiatique la concernant, l’indomptable vigueur des passions prolétaires.
The Eye’s Dream
Hisayasu Sato, Japon/États-Unis, 2016, 102 minutes, Section Voices (Voices)
Hommage hystérique au cinéma de genre italien des années 70, on ne pourrait décrire The Eye’s Dream sans utiliser le terme « J-iallo ». Réalisé par Hisayasu Sato, l’un des « Four Heavenly Kings of Pink », responsable également du répugnant Naked Blood (1996), le film ressemble certes à un hybride de gore japonais et de pinku eiga, mais il évoque une telle quantité de lubies propres au giallo italien que mon analogie initiale s’avère sans doute optimale pour le décrire. Débutant sur l’œil paniqué d’une jeune fille, confronté au spectacle d’une main désincarnée brandissant un tournevis étincelant, laquelle plonge ensuite vers le hors-champ avec de malicieuses intentions, nous entrons dès lors dans une capsule temporelle vers la belle époque de Deep Red (1975), où l’avènement de la pop-psychologie faisait des traumatismes infantiles une véritable manne pour les scénaristes de thrillers. Ici, c’est la perte d’un œil qui est la cause des névroses vécues par la jeune photographe Maya, arraché par un mécréant sans visage lors de sa tendre enfance. Mais qui est donc ce scélérat ? Est-ce le vieil homme louche aux lunettes fumées qui traîne dans la galerie de son amie (et amante) Rie ? Ou le neurologue cinéaste qui lui prescrit de la « MDMA » pour l’aider à se remettre du syndrome de l’œil fantôme ? Ou encore un simple fruit de son imagination débridée ? Il suffit pour le savoir de bien garder l’œil ouvert et d’éviter la portée des pinces télescopiques !
L’importance du regard est cruciale dans le giallo, puisque c’est généralement la vue d’un crime qui ouvre le récit, motivant en outre la curiosité du protagoniste-enquêteur. Ici, ce n’est pas le regard, mais bien l’organe visuel lui-même qui constitue le point focal de l’œuvre, fétichisé ad absurdum comme le corps des deux actrices, tous récipiendaires de nombreux coups de langue goulus. En effet, si l’on retrouve les deux actrices dans des scènes de sexe grossièrement parodiques où elles se lèchent le cul et les mamelons, hurlant de plaisir au moindre effleurement de leur bas-ventre, les yeux de vitre eux aussi ont ici droit aux plaisirs charnels, tels qu’en témoignent les quatre (oui, quatre) gros plans de langues léchant des globes oculaires. Or, ils ont également droit à la moiteur des entrailles féminines, tel que démontré lors d’une scène de viol où l’un de ces organes artificiels est introduit, puis extirpé du con de la protagoniste, reluisant alors de sécrétions vaginales filamenteuses. Cela dit, il ne faut pas se leurrer : malgré les allusions des producteurs à George Bataille ou aux études ethnologiques, malgré son style visuel parfois raffiné, évoquant tour à tour le surréalisme et l’expressionisme allemand, The Eye’s Dream est un film d’exploitation pure, exacerbant les aspects les plus sordides et les plus spectaculaires du giallo dans un exemple typique de surenchère postmoderne. Les invraisemblables scènes de sexe et de violence brutale (incluant trois gros plans d’extraction oculaire) se succèdent ainsi furieusement, sous-tendus par la psychologie sommaire d’une distribution exclusivement psychopathe. Certes, l’allusion au syndrome du membre fantôme est intrigante, mais elle demeure pourtant ici un simple prétexte narratif, au même titre que l’anomalie chromosomique du tueur de Cat o’ Nine Tails (1971), tentatives désespérées d’ennoblir des films destinés finalement qu’aux tripes et aux couilles.
By the Time It Gets Dark
Anocha Suwichakornpong, Thaïlande/France/Qatar/Pays-Bas, 2016, 105 minutes, Section Bright Future (Bright Future)
Si vous me permettez une innocente métaphore, il me semble que le présent film soit à l’image d’une orchidée, parfaitement banal dans sa forme bulbaire, mais élégant et unique après éclosion. En effet, ce second long-métrage de la réalisatrice thaïe Anocha Suwichakornpong prend d’abord une forme fâcheusement conventionnelle, montrant d’une façon plate et anecdotique les efforts d’une réalisatrice-miroir pour cerner le récit d’une ex-militante politique, alternant entre d’ennuyeuses scènes d’entrevue avec la vieille femme et des reconstitutions littérales de ses propos. On se croirait alors dans la pire des fictions biographiques hollywoodiennes. Ce n’est qu’après une balade dans la forêt que le film prend une tangente plus personnelle, fruit de la découverte d’un champignon lumineux par l’auteure diégétique. Partie à la recherche d’un garçon élusif parmi les bambous, celle-ci se retrouve alors prise dans une boucle inextricable de raccords extra-axiaux, coincée le long d’un chemin qui l’amènera tout droit vers le fameux fongus fluorescent, étrange remède à la platitude de sa mise en scène précédente.
Introduit au sein d’une diégèse éminemment réaliste, l’apparition soudaine du bolet bleuté propulse l’œuvre dans les hautes sphères de l’esprit, libérant l’imaginaire de la réalisatrice et lui permettant d’amorcer une savante stratification narrative. Dès lors, plus rien n’est ce qu’il paraît. Le passé et le présent se mélangent, les personnages se multiplient, changeant même d’interprètes, et des séquences impressionnistes poignent même çà et là, contribuant à un discours non plus bêtement descriptif, mais à une exploration profondément personnelle et réflexive de l’art cinématographique. L’introduction du personnage de Peter, jeune idole musicale désirant remodeler son image en participant à la production indépendante diégétique, est particulièrement intrigante puisqu’elle permet de dévoiler les mécanismes illusionnistes inhérent à l’art des images en mouvement, tels que démontrés lors d’une scène hilarante sise sur le plateau de tournage d’un vidéoclip. Affublé d’un costume de poisson ridicule, filmé dans un plan large qui dévoile tous les techniciens affaités à faire des bulles aux alentours, nageant devant un écran vert en miaulant sa mièvre rengaine, Peter se révèle alors comme un simple objet de mise en scène, outil de l’industrie musicale locale, mais aussi d’une très perspicace Suwichakornpong.
Émanant d’un questionnement éminemment personnel, By the Time It Gets Dark constitue la quintessence du film d’auteur. Lorsque la réalisatrice déclare, par le biais de l’une de ses incarnations diégétiques, qu’elle se sent imposteur, « s’appropriant la vie des autres » pour transcender la banalité de sa propre existence, elle amorce en effet un éclairant processus d’introspection visant simultanément sa personne et son art. Tournant l’objectif de sa caméra vers son visage mélancolique, se soumettant ainsi à sa propre question, elle nous confie alors un étrange souvenir d’enfance, évoquant avec douleur ses défunts pouvoirs de télékinésie, lesquels semblent pourtant affecter la caméra, supposée fixe, dont les recadrages sont apparemment le produit d’une force divine. Le produit d’une mère-créatrice qui n’est rien d’autre que la cinéaste elle-même, laquelle célèbre ici le pouvoir alchimique de son art, le pouvoir de manipuler une caméra fixe par sa simple volition, mais aussi celui d’accélérer la croissance des champignons ou de modifier le coloris de l’horizon, livrant ainsi un hommage unique au cinéma, engeance de déesses merveilleuses, transfiguratrices de réalités et de temps trop injustement impartis aux pauvres mortels.
Super Dark Times
Kevin Phillips, États-Unis, 2017, 100 minutes, Section Bright Future (Bright Future)
Derrière son titre simple et mystérieux se cache un film irrémédiablement brisé, superbe drame d’époque empreint d’une si grossière mesquinerie qu’il s’abîme bientôt dans le cinéma de genre, sabordant ainsi violemment ses prétentions initiales au réalisme psychologique. Débutant avec des fragments d’images pornographiques granuleuses projetées sur un écran cathodique dans un sous-sol de bungalow, Super Dark Times nous aspire tout entier dans l’univers banlieusard de Zach et Josh, deux adolescents ordinaires de l’époque Clinton, affairés ici à éplucher leur album de finissants pour mieux évaluer la « baisabilité » de leurs copines de classe. Voilà une saynète embarrassante, mais ô combien vraisemblable de la vie suburbaine des années 90, au même titre que les scènes suivantes, où les deux inséparables amis rejoignent deux autres énergumènes au dépanneur pour y acheter des bonbons et de la pieuvre séchée (par défi), flânant ensuite sur les immenses verts des parcs riverains ou sur les ponts ferroviaires de réputation morbide. Les jeunes sacrent abondamment. Ils parlent de masturbation et de drogue. Bref, ils transcendent largement le formatage parental de la MPAA, évoquant une véritable nostalgie pour l’époque de joyeuse irrévérence que le spectateur trentenaire revit ici par procuration. Phillips parvient même à composer une certaine poésie visuelle avec les vastes panoramas crépusculaires qu’arpentent les protagonistes, épaississant ainsi les contours d’un monde plus vrai que vrai auquel nous nous abandonnerons complètement jusqu’à ce qu’il s’empêtre dans la noirceur, une noirceur beaucoup trop noire pour l’endroit, une noirceur de Woodsboro ou de Haddonfield.
Le temps des farces et des espiègleries arrive à une fin abrupte dans l’univers pourtant scrupuleusement réaliste de Zach et Josh, alors que ce dernier tue involontairement un autre jeune homme avec un sabre « emprunté » à son frère. Or, même s’il s’agit là d’un aboutissement vraisemblable aux vénéneuses escarmouches qui précèdent, ce type de meurtre accidentel constitue néanmoins un ressort narratif disgracieux, plongeant subitement la subtile chronique banlieusarde de Phillips dans l’univers purement artificiel du thriller, transformant en outre ses pittoresques jeunes protagonistes en archétypes grossiers. L’évolution psychologique de Josh est particulièrement risible, lui qui se transforme soudainement en emo psychotique comme sous l’effet d’un symbiote extraterrestre… Et c’est d’ailleurs là que le film vacille : en repoussant le jeune homme en marge du récit, éludant la tâche ardue de caractérisation nécessaire pour expliquer ses passions meurtrières finales, préférant utiliser les raccourcis éhontés du slasher, où la simple mention d’un traumatisme passé peut justifier la plus infâme monstruosité. C’est donc dans la paresse scénaristique que s’abîme Super Dark Times, mais aussi dans l’incohérence que celle-ci provoque au sein de l’éclairant paysage psychologique qu’il propose a priori, sabordant ainsi une œuvre prometteuse au profit d’un pessimisme importun, reflet d’un malaise suburbain tiré du cinéma bis plutôt que de l’expérience réelle.
Les coups de cœur d'Olivier
1. Sexy Durga
2. HAMSTERs
3. How I Fell in Love with Eva Ras
4. Ugly
5. Quality Time
Le palmares du festival
The Hivos Tiger Award : SEXY DURGA (Sanal Kumar Sasidharan)
The audience’s view : POP AYE (Kriten Tan)
Award-winning debut : MES NUITS FERONT ECHO (Sophie Goyette)
Youthful appreciation
: QUALITY TIME (Daan Bakker)
Hope for the future
: CHILDREN ARE NOT AFRAID OF DEATH, CHILDREN ARE AFRAID OF GHOSTS (Rong Guang Rong)
Journalists’ awards : PELA JANELA (Caroline Leone) et KING OF THE BELGIANS (Peter Brosens et Jessica Woodworth)
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