DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Festival REGARD 2017 (4)

Par Mathieu Li-Goyette

Partie 1  |  Partie 2  |  Partie 3  |  Partie 4





Sélection québécoise

 
La sélection québécoise n’était d’ailleurs pas en reste. Dès la première soirée du festival, c’est dans une programmation régionale que se sont démarquées des œuvres tournées dans la région du fjord, œuvres dont il faudrait surtout retenir le Terre rompue d’Alexandre Rufin (ci-haut) qui montre la fuite d’un clandestin arrivé du Maghreb, débarquant d’un navire qui a accosté au Saguenay. Sensible et poétique sans jamais renier l’expérience même de la fuite et du dépaysement, Terre rompue est avant tout une expérience esthétique réussie, révélant un cinéaste qui en est un et qui porte une attention toute particulière à la relation entre sa caméra et ses sujets afin de faire de leur double mouvement le lieu d’une rencontre qui échappe au langage (je pense à ce plan pointé sur le bateau, accompli dans un magnifique panoramique qui va à contresens de la neige poussée par le vent). Expérience, donc, qui confirme une approche de cinéma court sans qu’on puisse s’imaginer bien plus longtemps à ses côtés, car elle demeure sur ses quinze minutes trop près des mêmes tons, sur le même rythme, faisant de son protagoniste un étranger à ses souvenirs et à son présent sans jamais l’investir lui-même pleinement. Et si la mise en scène de Rufin détonne par cette recherche des mouvements (et des sons) doubles et contraires, on ne peut omettre de dire qu’il s’agit encore d’un film où l’Étranger est tenu d’exprimer son « étrangeté » par son seul décalage entre le monde de là-bas et le monde d’ici, preuve s’il en fallait encore une qu’on n’est pas sorti du bois.
 
Autre film « coupable » (quoique celui-ci l’est bien plus) de ressasser des idées reçues en les filmant autrement, Apnée est une déception irrécupérable. Film d’Alexis Chartrand, dont la mise en scène rappelle bien plus une publicité (efficace) pour le Gouvernement du Québec qu’une mise en scène de l’intériorité d’une femme dépressive, Apnée semble faire passer sur le dos de ses belles images une écriture qui manque cruellement de maturité. La faute qui le traverse de toutes parts est celle d'avoir tenté d’adapter la bande dessinée homonyme de Zviane en se disant que les récitatifs de la BD qui permettent à la dépression du personnage d’exister au-dessus de la répétition des cases pouvaient simplement être transposés au cinéma comme un tumulte intérieur de voix off discordantes. Or la fragilité de l’œuvre originale s’en trouve saccagée, d’autant plus que des coupes abruptes maquillent un espace qui n’a pas de densité et qui échoue à nous faire comprendre comment l’environnement (et l’absence d’environnement) du personnage pèse également sur ses épaules. Enfin, une voix off acerbe compacte l’existence de tous les interlocuteurs du personnage avec une insistance qui chavire très rapidement dans l’effet de style, culminant dans un dernier plan — regard caméra qui horripile — qui réitère la prétention générale d’une œuvre qui n’aurait dû avoir au départ qu’une seule prétention : rendre service à la BD dont elle voulait partager le récit. Bien qu’à la base de cette aventure se trouve un livre qui n’est pas non plus le meilleur de Zviane, disons que l’adaptation de Chartrand rend ce qui ne s’avérait pas très subtil carrément dérangeant, enveloppé dans une forme de cinéma de passif agressif, où les personnages se renfrognent et où la détresse psychologique cesse d’être une condition humaine pour devenir une performance de la détresse. Question légitime que me pose un confrère allemand en sortant de la projection : « Est-ce que tous les films québécois sont didactiques ? ».
 
Non. Pas tous. Comme les dinosaures d’Émilie Rosas, voilà un film qui part d’une situation didactique (il commence pratiquement sur les bancs d’école) qu’il sait déjouer et renverser en un drame poignant. Avec à sa base un jeune survivaliste qui aimerait regarder dans les yeux la fin du monde, Comme les dinosaures dérape en gardant le contrôle de son rythme et de ses personnages, alternant entre des visions apocalyptiques fantasmées et des scènes où la solitude de son héros nous apparaît transfigurée par sa peur d’un monde en ruine. Avec comme fondation à ses craintes une voix monocorde qui narre en anglais le b.a.-ba de la survie, le parcours du personnage nous permet de traverser différents espaces de son aliénation, de l’école aux grandes maisons de la banlieue, notamment dans une scène où Rosas a le bon flair de plaquer sur ces forteresses hypothéquées un appel à la peur de l’Autre et au cloisonnement. À la fois brillant et ludique, Comme les dinosaures montre aussi tout le talent d'une réalisatrice qui aime ses personnages, les adore jusqu’à donner corps à leurs présages post-apocalyptiques sans jamais les traiter de fous, sans jamais partir de ce qu’eux considèrent comme très sérieux pour s’élever et gravir une échelle de prétention afin de discourir sur leur condition. Non, pas tous les films québécois sont didactiques. Il y en a même qui savent trouver dans les lubies des uns ce qui pourrait les rapprocher d'autrui.
 
Deux dollars d’Emmanuel Tenenbaum en est un autre. Quoique plus classique, plus « court métrage » dans sa structure, il faut surtout saluer de ce petit film bien tassé la belle série de protagonistes qu’il nous propose autour de l’innomable drame qui oppose une femme partie une semaine en vacances (pour enterrer son père) et qui, à son retour, se voit écarter du billet de loto gagnant du bureau parce qu’elle n’avait pas, cette fois-là seulement, cotisé son deux piastres. Scénarisé par un ancien rédacteur de chez nous, Guillaume Fournier, et envers qui il serait un peu présomptueux de prétendre à toute forme de neutralité, disons au moins qu’il épate (encore) avec sa plume, cette écriture du quotidien qui sait bien en saisir les incongruités afin de faire jaillir du banal et de l’anecdotique tout un monde de comique. À seule force de dialogues et d’une mise en scène bien rythmée, Deux dollars a quelque chose du parfait court métrage qui ne prétend à rien d’autre que ça. Un dix minutes qui mériterait de faire école, ne serait-ce que pour démontrer comment et pourquoi un court devrait toujours savoir jouer de plus d’un ton.  




:: Deux dollars (Emmanuel Tenenbaum, 2016)


Au sein d’un bloc de programmation sur des comédiens québécois qui sont passés à un moment ou à un autre vers la réalisation, parlons seulement (et seulement parce qu’il se fait tard) du Dernier mardi de Fanny Mallette. Le dernier mardi, c’est le dernier mardi d’une vieille dame à qui une jeune infirmière aidante vient rendre visite. Entre les souvenirs de la femme qui a « passé plus de temps veuve que mariée » et de celle qui devient la seule témoin de ces souvenirs qui prennent vie, le film de Mallette privilégie une délicatesse rieuse, qui allège la vieillesse de sa seule fragilité, à un point tel qu’à travers son montage sonore habile, Le dernier mardi se déploie en nous, déjà à partir de son titre, qui nous prévient que tout ce que nous verrons aura valeur de dernier geste, de dernière parole. En refusant toutefois de faire de ces adieux le compte à rebours d’une tristesse prévisible, l’écriture de Mallette expose sans jamais manipuler et nous convie, très humainement, au dernier mardi de quelqu’un.  
 
Et parce qu’il faut bien finir, plier bagage et rentrer vers Montréal, terminons sur un coup de cœur de la sélection québécoise, le Tout simplement (ci-bas) de Raphaël Ouellet (à ne pas confondre avec Raphaël Ouellet), un autre film choral réussi, articulé autour d’une école secondaire et d’un hôpital. Film puissant qui porte sur le désarroi et la solitude, Tout simplement n’a pas un grand scénario (c’est même parfois dans le dialogue qu’on aurait préféré d’autres tournures) ; il s’agit surtout de l’une des réalisations les plus soignées de l’année au Québec. Dès son premier plan (quel premier plan !), le regard de Ouellet est dévoilé, sa sensibilité, déjà montrée comme quelque chose qui aime l’inusité mais qui aime encore plus créer du sens à même les déplacements de son cadre. Grâce à une lumière soignée, qui tranche dans le vif de ses sujets pour en révéler les corps autant que les caractères, Tout simplement se regarde avant tout comme une volonté affichée, mise en film, d’embrasser un art de la caméra expressive et du montage structurant, alors que toute son entreprise de film choral se veut à la fois la revue concise de certains états d’âme tout en étant un défi narratif de premier ordre que Ouellet parvient à relever sans jamais s’aliéner son spectateur. Cinéaste intelligent, cela crève l’écran, en voilà un pour qui il ne nous reste qu’à attendre avec impatience le prochain film. Qu’il soit long, qu’il soit court, peu importe d’ailleurs, car face à ces films ambitieux et d’une diversité vertigineuse, il faut dire que Regard a su nous rappeler qu'il ne faut pas considérer le court comme l’avant du long, car dans son pari de brièveté, il fait aussi celui de l’impact, de la préciosité, du moment choisi et de l’assurance totale de ses intentions. Regard, pratiquement par définition, finalement surtout par mandat et par qualité, donne à nouveau le goût du cinéma et du regard qu’on souhaite lui porter. 





<< Page précédente

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 26 avril 2017.
 

Festivals


>> retour à l'index