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prod. Beall Productions / Altitude 100 Production / Philistine Films
BYE BYE TIBERIAS
Lina Soualem | France / Palestine / Belgique / Qatar | 2023 | 82 minutes | Film d’ouverture
Il y a une certaine tristesse dans le film de Soualem, un lyrisme mélancolique qu’incarne son adieu titulaire à Tibériade, la capitale de la Galilée, vidée de sa population arabe lors de l’exode palestinien de 1948, moment charnière dans l’histoire de sa propre famille. Il y a surtout une belle tendresse dans l’acte de mémoire qu’elle opère ici, mêlant son récit généalogique à celui du peuple palestinien, au gré d’un voyage temporel aux nombreux allers-retours, où l’individuel renvoie constamment au collectif, où malgré les frontières, les membres de sa famille parviennent à se rejoindre comme des aimants, question de mieux conjurer le spectre de l’oubli qui plane sur leur peuple.
Articulée par la voix off de l’autrice, née à Paris de l’actrice franco-palestinienne Hiam Abbas, l’œuvre débute en 1992, avec un film de famille où elle apparaît dans toute la candeur de la jeunesse, à l’occasion d’une visite en terre galiléenne, autour du lac de Tibériade d’abord, puis à Deir Hanna, où ses aïeules ont élu domicile après l’exode. Le film nous catapulte ensuite 30 ans plus tard, au moment d’y interroger sa mère sur leurs enfances respectives et de quérir son aide pour naviguer parmi les archives familiales réunies dans la maison de Deir Hanna. Outre les quelques poèmes que les deux femmes découvrent, elles élaborent surtout un grand album de photos, parmi lesquelles se retrouve un cliché où Lina apparaît en compagnie de sa mère, de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère, dans un portrait qui sert en quelque sorte de leitmotiv technique au film, dont la construction évoque une forme de simultanéité, plutôt que de linéarité intergénérationnelle.
Usant tour à tour de séquences contemporaines et d’images d’archives, raccordées parfois de manière subreptice, le film vise à faire coexister le présent et le passé comme les strates d’une mémoire commune au sein de laquelle s’inscrit l’identité de la famille de Soualem, et par extension, celle de tout le peuple palestinien. Les mises en abîme biographiques qu’effectue la réalisatrice en demandant à sa mère de rejouer certains chapitres de sa vie participent également de ce désir de simultanéité historique, tandis que l’utilisation d’archives publiques pour illustrer l’histoire de sa grand-mère permettent d’inscrire le récit de ses proches dans un récit national plus vaste. Ce n’est pourtant pas toujours de façon subtile que s’effectue le passage entre époques, mais parfois d’une façon violente, qui sert à exacerber les stigmates du colonialisme. C’est le cas de la séquence dans laquelle Soualem et sa mère retournent à Tibériade, où gisent désormais des mosquées en ruines à l’ombre des grands hôtels israéliens. Dans la perspicacité de son montage, le film évoque ainsi le pouvoir du cinéma de transcender les frontières temporelles, mais aussi les frontières physiques, tel qu’en témoignent les passages soudains de l’Europe au Moyen-Orient, mais aussi la traversée de la frontière syrienne narrée par sa mère, à la rencontre d’une tante perdue, retrouvée après des décennies par amour et par bravade. Face au spectre de l’oubli, il semble que les familles se resserrent ; c’est pourquoi la perte éventuelle de la maison de Deir Hanna (suite au décès de la grand-mère) est l’occasion ici d’une grande réunion festive, laquelle emblématise parfaitement la douce amertume d’une œuvre où le récit de soi est affaire de survie collective.
Prochaine projection : 17 novembre à 21h00 (Cinéma du Musée)
prod. ONF
APRÈS-COUPS
Romane Garant Chartrand | Québec | 2023 | 25 minutes | Panorama – Horizons
Faute de pouvoir tourner les visages des femmes de la maison d’accueil La Traverse (à Joliette), Romane Garant Chartrand crée ici un film de mains parlantes, qui dans leurs élans, leurs contractions, leurs caresses, manifestent une colère, une anxiété, un désarroi qui se résorbent heureusement dans la chaleur communautaire. S’intéressant au témoignage individuel de ces victimes de violence conjugale, qui s’expriment de façon libre et évocatoire dans des voix off glanées lors de sessions de thérapie collective, le film crée petit à petit une chorale de voix qui se répondent et dont les récits se lient, montrant parallèlement des corps esseulés qui s’assemblent dans des étreintes salutaires, expressions d’une physicalité câline qui sert de contrepoids à la physicalité toxique des relations de pouvoir amoureuses. C’est un parcours cathartique que décrit ainsi la réalisatrice de Love-moi (RIDM 2021), lequel s’inscrit esthétiquement dans la description d’un lieu, soit le safe space que constitue la maison d’accueil. Photographiée avec une grande perspicacité par l’inestimable Isabelle Stachtchenko, dans de beaux plans d’observation à caractère métaphorique, où le crépuscule hivernal est toujours teinté d’espoir, où l’obscurité est striée de lumière, où le froid est mêlé de chaleur, l’endroit nous apparaît comme un sanctuaire à la fois humble et essentiel, où l’empathie et le collectivisme constituent les pierres d’assise de l’émancipation. À ce titre, force est de reconnaître la puissance politique de l’épilogue montréalais, où l’on suit les membres du collectif Collages Féminicides lors de leurs activités d’affichage nocturnes, permettant ainsi au discours des victimes de s’épancher par-delà les murs de l’institution, et de passer du privé au public. Il s’agit d’ailleurs là d’une opération analogue à celle du film, qui par l’accumulation de récits spécifiques met en lumière la réalité sociale d’un système d’abus encore tristement occulté, au gré d’une narration fluide et émouvante de sincérité.
Prochaines projections : 23 novembre à 17h30 (Cinéma du Musée)
26 novembre à 17h30 (Cinéma du Parc)
prod. Entrefilmes / Karõ Filmes
CROWRÃ
João Salaviza et Renée Nader Messora | Brésil / Portugal | 2023 | 124 minutes | Compétition internationale
La docufiction krahôe de Crowrã rappelle beaucoup celle de la précédente collaboration de Salaviza et Messora, The Dead and the Others (2018), ne serait-ce que pour le réalisme magique de la mise en scène. Car au-delà de l’attention déférente portée au geste ancestral — dans la préparation rituelle du manioc et des costumes pour la fête du Ketuwaje notamment — le film ne se gêne pas pour explorer les croyances moins tangibles de ses sujets, allant jusqu’à montrer à l’écran les projections astrales de certains personnages. C’est un monde sis quelque part entre le cosmos et le prosaïsme du territoire que captent les deux comparses, tel qu’en témoigne la séquence d’ouverture, où l’on aperçoit des musiciens aux silhouettes rougeoyantes découpées sur fond de voûte étoilée. L’image est incantatoire, évocatrice d’une cosmogonie incarnée par le rythme, d’un feu qui brûle simultanément dans les cieux et au sol, éclairant les chanteurs d’en haut et d’en bas à la fois. Le choix d’étudier la fête du Ketuwaje, sorte de rituel initiatique à l’intention des futurs guerriers krahôs, n’est pas innocent non plus, puisque c’est l’importance de la lutte qui sert ici de leitmotiv dramatique.
Tout est affaire de combat au sein de l’œuvre, qui dans son dernier acte, suit le parcours de deux des personnages vers Brasília, à l’occasion d’une grande manifestation anti-Bolsanaro organisée par un regroupement d’autochtones de différentes nations — les images chevauchent alors celles du We Are Guardians (2023) de Greene, Guajajara et Grobman. Même les scènes de félicité pastorale du début sont teintées d’une menace constante : menace d’acculturation, alors que les fillettes réclament des matelas et les adultes se transforment en « chasseurs de supermarché » ; menace de disette, alors que les enfants perchés dans les arbres doivent tirer des flèches sur des ruminants pour les empêcher de dévorer les jardins du village ; menace de braconnage, alors que, sous le couvert de la nuit, des cupēs (blancs, européens, exploiteurs armés) pénètrent le territoire pour y voler des perroquets.
L’importance de la lutte se reflète également dans les références historiques à la « garde rurale autochtone », chargée de protéger les terres ancestrales contre les envahisseurs de l’industrie agroalimentaire, mais aussi dans le troublant récit gigogne que narre l’un des anciens à l’occasion de la Ketuwaje, illustré par des flashbacks où l’on assiste impuissants au massacre perpétré autrefois par les hommes de mains des fermiers environnants. Même la maternité est une forme de lutte au sein du film. « Il faut enfanter pour que notre peuple survive » dira d’ailleurs l’une des protagonistes, préfigurant ainsi la fin du film, soit la naissance d’un « guerrier de plus », apte à poursuivre la transmission de sa culture, mais surtout le combat de ses aïeux contre l’oubli imposé par des forces capitalistes génocidaires, au sein d’une ethnofiction amère teintée d’un espoir salutaire.
Prochaines projections : Aujourd'hui, le 16 novembre à 20h45 (Cinémathèque québécoise)
18 novembre à 15h15 (Cinéma du Parc)
prod. Sakdoc Film / Murman Original Pictures LLC
SELF-PORTRAIT ALONG THE BORDERLINE
Anna Dziapshipa | Géorgie | 2023 | 50 minutes | Compétition internationale
L’objectif du film de Dziapshipa, et de tout le programme qui l’entoure, est très semblable à celui de Bye Bye Tiberias, c’est-à-dire la projection d’une subjectivité individuelle dont puisse se dégager une forme d’imaginaire collectif. L’idée du domicile familial, qui constitue la quête diégétique de la réalisatrice, l’idée du colonialisme et des identités (meurtrières et schizoïdes) sont aussi au cœur du discours. C’est le cas également du Great Kind Mystery (2023) de l’artiste ontarienne Ella Morton, où la danseuse inuite et micmaque Amy Hull raconte être née à Grand Falls-Windsor, mais provenir de Daniel’s Harbour, où la disparition progressive du lieu se ressent dans la désintégration du celluloïd sur lequel sont consignées les images correspondant au récit de son enfance. Locus Cordis (2023), du réalisateur belge d’origine syrienne Alhasan Yousef, crée quant à lui un paysage sonore sensuel pour transcender l’impératif de silence imposé aux familles séparées par la frontière israélienne du Golan, au sein d’un pamphlet identitaire lyrique aux ramifications sociales (créé en collaboration avec Lav Diaz).
Dziapshipa, comme Yousef, crée une œuvre distinctement subjective, marquée par une voix off intime aux relents psychanalytiques, qui agrémente et articule un texte semi-onirique parfois impénétrable, caractérisé par une imagerie fascinante, foisonnante de potentiel métaphorique. L’identité hybride de l’autrice, moitié géorgienne moitié abkhasienne s’inscrit ainsi dans un rapport tendu entre la bande image et la bande sonore, qui petit à petit, commencent à se dissocier, question de faire planer le spectre de la guerre civile de 1992-1993 (opposant la Géorgie nouvellement indépendante à la république enclavée d’Abkhazie, dans l’ouest du territoire) sur le spectacle de divers corps disciplinés (les joueurs de soccer, les nageuses synchronisées, les enfants de l’école primaire surtout, que l’on voit psalmodier des hymnes, alors que le visage coi de l’autrice, toute jeune, se révèle déjà comme la victime d’un nationalisme xénophobe).
Ce qu’il y a de plus impressionnant dans ce Self-Portrait cependant, c’est la façon subreptice avec laquelle il nous fait passer des images tournées aujourd’hui aux archives familiales, aux archives historiques, aux documentaires animaliers, au sein d’un tout où l’individuel se perd constamment dans le collectif, où l’identité des gens est indissociable d’une forme d’ingénierie sociale. Dziapshipa, Bziapshipa, Dziapshika, Dipshipa, Dziapshina, Diaposhonko, Zviadshida, Dziapshia, Dziaoshipi, Ziapsipa, Miapshipa, voici là les marques d’une identité qui fluctue au gré des heurts avec une population géorgienne pour qui le patronyme de l’autrice représente une « erreur ». Dziapshipa se filme donc, déformée, dans un miroir sale, dans des vignettes oniriques où elle peine à ouvrir la porte de son passé, tandis que foisonnent à l’écran les représentations d’un « paradis perdu » et les images documentaires d’araignées, porteuses d’une myriade de métaphores complémentaires (la puissance prédatrice des touristes soviétiques, la catégorisation raciale des individus, l’esthétique de la ruine). Ce qui fluctue également ici, c’est le flot allégorique du récit, situé « le long de la frontière », entre soi et l’autre, entre les deux parties complémentaires d’un soi schizoïde, entre le souvenir et la contemporanéité, mais surtout entre le prosaïsme du stigmate haineux et le lyrisme torturé de son expression.
Prochaines projections : Aujourd'hui, le 16 novembre à 18h30 (Cinémathèque québécoise)
18 novembre à 14h00 (Cinémathèque québécoise)
PARTIE 1
(Bye Bye Tiberias, Après-coups,
Crowrã, Self-Portrait Along the Borderline)
PARTIE 2
(Far From Michigan, K-Family Affairs,
Little Palestine - Diary of a Siege,
Má Sài Gòm)
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