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prod. Un Puma
ABOUT THIRTY (ARTURO A LOS 30)
Martín Shanly | Argentine | 2023 | 92 minutes | Forum
Il y a une scène dans Punch Drunk Love (Paul Thomas Anderson, 2002) où le personnage d’Adam Sandler se retrouve parmi sa fratrie, avec toutes ses sœurs railleuses, et où le réalisateur nous fait sentir son anxiété par accumulation de détails abrasifs de la vie familiale. J’ai toujours apprécié cette séquence pour sa puissance de démonstration épidermique de l’angoisse sociale et de la frustration grandissante qu’elle provoque. About Thirty est dans la même veine, usant de l’observation neutre des mœurs populaires comme d’une forme de subjectivité paniquée, celle d’un protagoniste qui reste toujours en périphérie du monde, dans l’arrière-plan littéral et symbolique de la vie des gens normaux. Heureusement, le film est imbu d’un humour salutaire, et fort à-propos dans les circonstances, qui permet de dédramatiser grâce à l’autodérision toute « l’horreur » quotidienne vécue par les pauvres losers trentenaires, nouvelles figures tragiques d’un certain cinéma de l’ennui occidental. Le potentiel humoristique est omniprésent ici, dans le dénouement catastrophique de chaque événement, au détour de chaque plan, fruit d’un usage magistral du principe de révélation ; par recadrage ou par raccord, on inclut ainsi constamment de savoureuses observations qui accentuent le malaise ambiant (à la façon Larry David), mâtinant la mélancolie du héros d’une touche de pathétisme pince-sans-rire accentuée par le grand stoïcisme du cinéaste Martín Shanly, qui interprète lui-même le personnage principal.
Arturo est un jeune homme amorphe, célibataire, maladroit, qui fume de l’herbe pour redorer sa vie banale auprès d’une sœur adolescente qui le déteste, d’un coloc qui l’expulse pour préserver leur amitié, d’une mère chez qui il est contraint de retourner vivre et d’un groupe d’ami·e·s distant·e·s dont nul·le ne possède son numéro de téléphone. C’est la lecture en voix off de son journal intime qui amorce le film, alors qu’il décrit « la pire journée de sa vie », qui démarre pour nous sur le parvis d’une église où se marie ce jour-là sa meilleure amie, et devant laquelle il fume « une ou deux bouffées » de cigarette avant la cérémonie, en vérité quatre ou cinq. Or, plutôt que de se rapprocher de lui, l’objectif de la caméra s’en éloigne, question de nous faire comprendre que c’est bien d’une figure périphérique dont on parle ici, d’un marginal qui peine à bâtir des connexions durables avec autrui. À ce titre, les plans de groupe ne sont toujours que des démonstrations de l’absence d’Arturo parmi les siens qui, combinées à la trame constituée de flashbacks gigognes, aux illustrations crayonnées dans son journal et à sa narration en voix off, contribuent à matérialiser son paysage mental. About Thirty, c’est donc surtout la manifestation visuelle de l’intériorité d’un héros mi-tragique, mi-burlesque, qu’il fait bon de railler doucement pour ne pas trop pleurer sur notre propre sort, et ce même si l’épilogue tristounet évoque une certaine fatalité… (Olivier Thibodeau)
prod. Kijora Film
IN UKRAINE
Piotr Pawlus et Tomasz Wolski | Pologne / Allemagne | 2023 | 82 minutes | Forum
Des enfants jouent autour d’une carcasse de char d’assaut russe, ces blindés qu’on a si souvent vu éventrés dans la dernière année, affublés d’un Z encadré, graffité, aux allures paramilitaires. Les enfants s’amusent comme n’importe quels enfants à jouer à la guerre, comme plus tard l’un d’eux, qui a trouvé un casque de soldat, s’imagine que le bout de tuyau de plomberie qu’il tient sur l’épaule est un lance-roquette tendu vers la caméra venue l’observer dans le champ de ruines qui lui sert à présent de maison. Les bambins déambulent dans l’omniprésence des traces du conflit, de la même manière que les adultes circulent, se dirigent vers l’épicerie à moitié effondrée pour voir si, par chance, elle ne serait pas quand même ouverte, avant de rebrousser chemin. L’absurdité de la guerre qu’ils n’ont pas le choix de côtoyer depuis bientôt un an, les passants de ce film d’observation nous la montrent par leur désinvolture, leur résilience à se tenir là dans un abribus malgré les assauts et les perspectives glauques d’un quotidien désarticulé par la situation. C’est encore l’heure des selfies, des mères qui se plaignent et des emmerdants spectacles de magie, à la différence qu’on fait la pose appuyée contre un canon de char, que les mères se plaignent dans un immeuble alimenté par une génératrice capricieuse, et que ce sont des soldats épuisés qui regardent l’air dubitatif un pauvre illusionniste sortir des foulards de sa manche. Même les enfants, souhaitant calquer les soldats responsables des postes de vérification routiers, arrêtent les voitures pour interroger leur conducteur, les sommant de prononcer un mot ou deux en ukrainien avant de leur demander s’ils ont un don à faire à l’armée nationale — tout le monde, sérieusement comme théâtralement, est mobilisé dans une guerre qui est aussi, toujours, une représentation de la guerre, balisée à la fois par la propagande et les réseaux sociaux, simplifiée, vulgarisée, dédramatisée par une surenchère d’images qui ont eu tôt fait, passé l’effroi des premiers affrontements, d’en faire une sorte de rengaine médiatique cruellement déconnectée de toute expérience vécue.
Conséquemment, In Ukraine est un film d’observation sans entrevues, sans personnages récurrents, une œuvre déhiérarchisante articulée par les images mass-médiatiques qu’elle cherche à chasser de notre imaginaire à force d’ouverture, de patience et d’empathie profonde. Aller au-delà de la représentation essentialiste, des images de Zelensky et Poutine (qui brillent ici par leur absence) afin de recentrer toute la mise en scène autour du peuple et de sa lutte quotidienne. Allant du jour vers une nuit qui peu à peu se répand dans la structure du film, le documentaire des Polonais Piotr Pawlus et Tomasz Wolski est jusqu’à présent la plongée la plus humaine et touchante dans le conflit de la guerre en Ukraine, évitant le patriotisme facile et glissant au profit d’un humanisme qui encadre chacun de ses plans, montrant à tous les étages de la société comment celle-ci est impactée et réorientée par la guerre et les efforts qu’elle nécessite, avec un sens du montage qui évite toute moquerie, tout cynisme, pour rendre hommage à la société ukrainienne, à sa volonté mais surtout à sa capacité d’indépendance, jusqu’au titre original du film. En effet, dans « V Ukraine », « v » est une proposition utilisée pour souligner l’indépendance de l’état, contrairement à la proposition traditionnelle « na », qui désigne les anciens segments faisant partie d’un empire, comme le fût l’URSS.
Ironie de cette première berlinoise dans une ville autant traversée par l’Histoire et par le cinéma ? Sortir de la salle de projection de l’Arsenal, l’Institut du film et de la vidéo d’art, et tomber immédiatement, nez à nez, sur un pan de mur du hall d’attente occupé par le célèbre plan d’Ivan le Terrible d’Eisenstein, celui où le prince observe ses hommes serpenter à travers une étendue enneigée en direction d’une victoire prochaine. Ne restait plus qu’à espérer que l’actuel président russe échoue dans sa mascarade à imiter le premier tsar de toutes les Russies. (Mathieu Li-Goyette)
prod. Seven Elephants
SUN AND CONCRETE (SONNE UND BETON)
David Wnendt | Allemagne | 2023 | 119 minutes | Berlinale Special
Sun and Concrete, c’est un nom évocateur pour un drame urbain estival de la sorte — c’est le titre qu’aurait pu porter Do the Right Thing (Spike Lee, 1989) s’il se déroulait dans la jungle métropolitaine berlinoise. Il s’agit en fait ici d’un ersatz de La haine (Mathieu Kassovitz, 1995), mais à la sauce Tom Tykwer, caractérisée par le grand dynamisme de la mise en scène et le concept, malheureusement sous-utilisé, de la course contre la montre. C’est un conte initiatique de banlieue, un conte initiatique militarisé, qui use même des codes du film de guerre pour représenter la guérilla urbaine à laquelle se livrent les trois jeunes protagonistes lors d’une rixe au parc — les plans au ralenti nous ramenant presque à la plage normande de Saving Private Ryan (Steven Spielberg, 1998). C’est un film dont l’excitante prémisse, la distribution talentueuse de jeunes acteurs et la savoureuse bande sonore rap laissent présager de bien belles choses, mais qui se perd finalement dans les méandres d’un scénario qui multiplie les sous-trames dans un désir de représentation beaucoup trop vaste.
L’action se déroule dans le quartier paumé de Gropiusstadt au début des années 2000, alors que Lukas est forcé de faire l’école buissonnière, faute d’avoir pu produire une carte d’identité pour les molosses chargés de la sécurité des élèves dans son lycée dantesque. Il rejoint alors ses amis Gino et Julius, qu’on introduit à la manière de Vinz et Saïd dans La haine (avec des gros plans sur la chaînette nominale et le tag respectivement). Cherchant à se procurer de l’herbe au parc, les trois adolescents déclenchent un peu malgré eux une guerre de territoire entre les dealers turcs et arabes, ces derniers forçant ensuite Lukas à leur verser 500 euros en réparation. On entre alors dans le cinéma de gangsters et le cadre du récit se resserre autour de l’obligation de paiement, mais c’est un leurre puisque la narration s’éparpille ensuite de façon bordélique, entre l’ethnographie du chaos prolétaire, la chronique d’une dérive adolescente et la leçon d’éthique. Le vol d’ordinateurs scolaires perpétré par les trois jeunes sert alors surtout à nourrir une sorte de moralisme sous-jacent dont les germes ne bourgeonnent jamais vraiment. Entre le dilemme entourant le fait que les gens intelligents « capitulent » (c’est la leçon du père de Lukas) ou qu’ils « ripostent » (c’est la leçon de son frère), le contraste entre l’usage égoïste qu’ils font des ordinateurs de l’école et leur potentiel libérateur pour leurs pairs et la comparaison (surannée) entre les dividendes de l’éducation et ceux de la criminalité, on ne sait jamais trop quoi conclure, surtout que la séquence de magasinage qui suit le vol possède tout le glamour consumériste de Pretty Woman (1990)… Sans doute n’y a-t-il pas de morale à trouver ici, mais une simple balade bordélique sur le bitume brûlant d’un Berlin barbare. Pour le meilleur et pour le pire.
(Olivier Thibodeau)
prod. Triptych Pictures
THE SURVIVAL OF KINDNESS
Rolf de Heer | Australie | 2022 | 96 minutes | Compétition
Il y a quelque chose de très naïf et superficiel dans The Survival of Kindness, et cela est intimement lié à sa prétention d’universalisme. Notons d’abord qu’il n’y a pas de dialogues dans le film, de sorte que chaque action des personnages, chaque tableau qu’ils arpentent doivent toujours être parfaitement lisibles, que les symboles discursifs doivent sans cesse rivaliser de grossièreté et que les interprètes sont sommés de s’exprimer avec des pantomimes ridicules. En plus d’évacuer la complexité et la plupart des nuances psychologiques de cette humanité que Rolf de Heer fait pourtant le pari d’ausculter, cette posture fait fi de toute perspective sociologique ou politique pertinente, puisque le récit se déroule lui aussi dans un espace non-déterminé, censé universel. Ce qui reste, paradoxalement, c’est une vision du monde extrêmement restreinte, où ne semblent régner que des valeurs manichéennes (la bienveillance et la haine, en essence) au sein d’une trame narrative d’une grande pauvreté dramatique qui ne fait sens que par le prisme du manichéisme (les méchants font ce qu’ils font parce qu’ils sont méchants et les gentils font ce qu’ils font parce qu’ils sont gentils). Le plan d’ouverture est amusant, cela dit. On y voit un tableau raciste, sorte de célébration de l’apartheid conçue à l’aide de figurines miniatures, tandis que résonnent des voix étouffées en hors-champ. On constate ensuite qu’il s’agit du glaçage d’un gâteau, dont les parts sont distribuées par et pour les membres d’une sorte de fratrie suprémaciste qui portent tous des masques à gaz, et qui procèdent subséquemment à traîner une cage contenant la protagoniste, « BlackWoman », jusque dans le désert pour qu’elle y meure. Il n’y a pas d’explication à leurs actions, de sorte qu’on se retrouve forcé de comprendre qu’il ne s’agit là que d’une expression de la haine en tant que réalité fixe, immuable, décontextualisée, dirigée par des représentants symboliques de l’agression anonyme contre une victime racisée toute désignée.
L’universalisme implique aussi une structure narrative facile d’interprétation, dans ce cas-ci le film d’aventure, réduit à sa plus simple expression de vignettes aboutées, où se déploient systématiquement des saynètes miséreuses dépareillées, entrecoupées par de minces rais d’espoirs coopératifs, alors que BlackWoman, avec ses dents immaculées de vedette, quitte sa prison et se met à arpenter une lande désertique semi-industrielle sclérosée par la haine et la maladie. On la voit tour à tour croiser un homme qui enterre des cadavres dans le désert, se faire voler ses souliers par un nomade armé, aider un pauvre veuf pestiféré et porter secours à une meurtrière hystérique, n’interagissant toujours que minimalement avec les autres personnages, chez qui elle prend ou perd un objet, un peu à la manière mécanique d’une héroïne de jeu vidéo (Fallout, par exemple) à laquelle on aurait oublié de donner un nom. On la voit bien s’acoquiner de deux jeunes rebelles vers la fin, mais ses interactions avec ielles ne servent finalement qu’à ressasser les lieux communs de l’empathie au cinéma. Et même si la mise en scène reste plutôt dynamique, même si la photographie est superbe, l’expérience devient vite lassante puisque les images ne parviennent jamais vraiment à narrer, à transcender le petit théâtre des horreurs qui se déploie inexorablement devant nos yeux, et qui demeure exempt de toute la complexité, et de tout le potentiel communautaire, que sous-tend la notion de « kindness »… (Olivier Thibodeau)
PARTIE 1
(About 30, In Ukraine, Sun and Concrete,
The Survival of Kindness)
PARTIE 2
(Bones and Names, Cidade Rabat,
Past Lives, White Plastic Palace)
PARTIE 3
(Between Revolutions,
Ingeborg Bachmann — Journey into the Desert,
Superpower, Tótem)
PARTIE 4
(Almamula, Forms of Forgetting,
Mal Viver, Samsara)
PARTIE 5
(Anka, Allensworth, Music, Solmatalua,
Still Free, Revolution+1, Viver Mal)
PARTIE 6
(Kiddo, Remembering Every Night,
Scenes of Extraction, Suzume)
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