prod. Kingulliit Productions
WRONG HUSBAND (UIKSARINGITARA)
Zacharias Kunuk | Canada | 2025 | 100 minutes | Generation 14plus
On comprend vite l’attrait international d’un film comme Wrong Husband, dernier-né du célèbre réalisateur d’Atanarjuat (2001). La mise en scène, toujours parfaitement lisible, fait la part belle aux décors naturels grandioses du Nunavut et à des personnages de chasseurs aux costumes parfaitement étudiés, au fil d’un scénario universel teinté de mythologie locale qui rappelle une version inuite de la tradition shakespearienne. C’est l’occasion pour les spectateur·ice·s de voyager, tout en restant attaché·e·s à un récit extrêmement familier d’amour transi aux teintes mélodramatiques d’usage, nourri à l’imagerie du cinéma de genre grand public. Il ne s’agit pas moins d’une production soignée, minutieusement recherchée, qu’il fait bon de voir, mais comme un spectacle populaire, qui inclut même des monstres de films d’horreur et des batailles magiques.
Fort d’une distribution constituée d’une poignée de vétéran·e·s (Mark Taqqaugaq et Karen Ivalu) et de plusieurs nouveaux visages (Theresia Kappianaq, Haiden Angutimarik et Leah Panimera dans les trois rôles principaux), le film raconte l’histoire de Kaujak qui, après la mort de son père lors d’une bataille onirique contre un shaman ennemi, voit sa mère Nujatut remariée à un homme louche, qui la traîne à sa suite dans son campement, où elle sera mariée à son tour à un jeune homme cruel auquel elle sera forcée d’obéir tout en rêvant de Sapa, l’homme qu’elle aime vraiment. Il reviendra alors à ce dernier de venir la délivrer. Déployant a priori un message féministe appuyée, où l’on insiste sur le ségrégationnisme sexuel dès l’enfance (« Tu seras un bon chasseur », dit-on au bébé Sapa, tandis qu’on promet à Kaujak qu’elle sera « séduisante » et que tous les hommes voudront d’elle), le film joue beaucoup sur cette tension, qui se résorbe malheureusement dans le spectacle ultime de l’héroïsme viril de Sapa.
Adoptant une posture rigoureusement réaliste, au gré d’un scénario élaboré de concert avec les aîné·e·s d’Igloulik, doté d’une bande sonore trépidante où le duo de chanteuses de gorge PIQSIQ troquent leurs instruments électroniques pour la sonorité organique des percussions traditionnelles, Wrong Husband surprend par l’intrusion d’éléments en apparence immiscibles. Les effets de synthèse, notamment, qui, malgré leur usage restreint et leurs applications spectaculaires (le décor d’inframonde rougeoyant où se battent les deux sorciers et l’aura ouatée de la « dame des brumes »), jurent néanmoins avec le naturalisme de la direction artistique, incluant la plastique superbe du Qallupilluit, dont la présence semble presque purement esthétique étant donné sa fonction narrative diffuse. Le montage d’entraînement à la Rocky (1976), où Sapa doit gravir une colline en portant un os de baleine sur le dos, surprend encore plus, puisqu’il s’agit d’un clin d’œil évident à une tradition complètement étrangère à l’univers millénaire représenté à l’écran. Cette touche de postmodernisme pleinement assumée n’en demeure pas moins au service d’un art de la narration toujours aussi captivant, et elle ressort finalement moins comme une concession que comme un outil de plus dans l’arsenal de ce conteur exemplaire qu’est Kunuk. (Olivier Thibodeau)
prod. Philip Rizk
MAPPING LESSONS
Philip Rizk | 2020 | Égypte | 61 minutes | Falastin Cinema Week
Pendant la projection de Mapping Lessons lors de la Falastin Cinema Week, un événement en marge de la Berlinale et de la Semaine de la critique, je ne peux m’empêcher de penser que raconter, dans un contexte colonial, implique souvent moins de produire des images que d’articuler de manière critique le déjà-là visuel. Parce que la matière manque, pour des raisons de censure et de destruction, mais aussi parce que ces images ne sont pas juste des images de ruines, elles font elles-mêmes partie des ruines laissées par la colonisation.
Dans Mapping Lessons, Philip Rizk habite ces décombres de manière critique en historicisant plus précisément la notion de propriété privée et son immanquable lien avec l’appropriation des terres. En partant de la révolution syrienne pour déplier un discours qui tisse une toile insurrectionnelle allant de la commune de Paris à la résistance vietnamienne en passant par la guerre civile espagnol, le réalisateur rend visible la continuité d’un motif, celui reliant la confiscation des terres et celle de l’agentivité, qui passe par la destruction de savoirs-faires paysans (aussi bien en termes d’agriculture qu’en termes d’autonomie collective). Sur les images se surimposent les mots de K, narratrice énigmatique qui, dans ce contexte germanique, me renvoie immédiatement à l’arpenteur-géomètre de Kafka, un personnage aux prises avec une autorité aussi hégémonique qu’impossible à localiser.
Composé dans sa quasi-entièreté d’images d’archives étatiques, d’extraits de films culte et de vidéo amatrices, Mapping Lessons adopte une structure citationnelle qui nous fait naviguer à travers les représentations du 20e siècle. Ici, il ne s’agit pas uniquement de s’intéresser à la continuité idéologique — comment naissent les notions sur lesquelles reposent les empires — mais aussi formelle — comment ces idées prennent forme, circulent et se rigidifient précisément à travers un lexique visuel et plastique. Les archives ne sont pas soumises à un processus de fétichisation, comme c’est parfois le cas dans les pratiques artistiques contemporaines de contre-enquête, mais plutôt désacralisées. Employées sans permission, et pour un usage autre que celui auquel elles étaient destinées à l’origine, elles permettent au réalisateur de remettre en cause la notion de propriété sur le plan intellectuel autant que matériel. Rizk nous invite ainsi explicitement à adopter l’idéal autonomiste de la reprise de terres dans nos pratiques artistiques, à questionner la légitimité de la propriété des sols autant que celle des images archivistiques et cinématographiques.
Mapping Lessons dresse bel et bien la carte des luttes autonomes, mais il est avant tout motivé par un désir de « —keep the struggles in conversation— », de bâtir les solidarités et les souverainetés à venir. En dépit de son titre, il n’est pas qu’une leçon de cartographie, mais bien un manuel d’émancipation collective. (Laurence Perron)
prod. Miti Films / Perpetua Cine
THE MEMORY OF BUTTERFLIES (LA MEMORIA DE LAS MARIPOSAS)
Tatiana Fuentes Sadowski | Pérou / Portugal | 2025 | 77 minutes | Forum
À certains égards, le film de Tatiana Fuentes Sadowskirappelle le travail de Kaori Oda dans Underground (2025), usant du matériau argentique comme support d’une histoire vivante qu’il importe d’ausculter, de triturer, de ramener à la mémoire, cette fois-ci dans une perspective révisionniste du grand récit colonial européen en Amérique du Sud. La réalisatrice s’attelle ainsi à soupeser le poids du regard étranger contenu dans les images produites par les grands empires, à travers des répétitions incantatoires (notamment celle d’un plan où deux autochtones, une mère et son fils, dans leurs pagnes traditionnels, se retournent vers la caméra, comme conscient·e·s du regard exotisant posé sur elleux). Elle effectue surtout des réemplois critiques de ces images (les intertitres évoquant le sang blanc des caoutchoutiers sont balafrés pour évoquer plutôt le sang des autochtones versé dans le processus d’extraction, tandis que des teintes rougeoyantes recouvrent la surface de la pellicule). Sadowski supplée en outre aux séquences eurocentristes des séquences de son cru, tournées dans une forêt amazonienne luxuriante qui retrouve alors sa grandeur perdue, son foisonnement labyrinthique et la sensualité de ses textures, libérée de toute perspective bassement mercantile. Des images revendiquées pour les images volées, placées dans un équilibre harmonieux entre la critique de l’emprisonnement médiatique et le potentiel de libération issue de la réappropriation.
La réhabilitation de la perspective autochtone s’effectue surtout autour de l’axe central autour duquel le scénario est bâti, soit l’enquête entourant le parcours émotif d’Omarino et Aredomi, deux jeunes autochtones amenés à Londres en 1911 par un « philanthrope » désireux de mettre un frein aux abus commis en Amérique latine. Ne bénéficiant originalement sur eux que des commentaires en provenance de dignitaires britanniques, la cinéaste y découvre une sollicitude mêlée de mépris, comme dans ces descriptions abjectement zoologiques de leur « physique raffiné » et de leurs yeux « brillants d’intelligence » ou cette assertion selon laquelle, « ils sont peut-être des sauvages, mais ce sont certainement des gentlemen », tels que défaits de leurs accoutrements traditionnels pour des vêtements à la plus énième mode londonienne. Or, comme c’était le cas avec les images, il n’est pas suffisant ici de simplement déconstruire le point de vue colonial, il faut aussi viser à construire une perspective spécifiquement autochtone sur la question. Il s’agit d’ailleurs là de l’objectif principal du film, qui en collectionnant certains faits peu connus (à propos de l’absence d’interprètes à bord du bateau qui a amené les deux hommes ou du mal du pays constaté par leurs « hôtes ») vise à déterminer leur état d’esprit du moment. À travers la reconstitution de leur chemin de retour, il effectue une sorte de pèlerinage parallèle jusqu’à leur chez-soi originel où, avec l’aide des autochtones de l’Iquitos contemporain, il ravive leur mémoire et réhabilitant leurs figures grâce à la réappropriation de leurs images et l’extrapolation de leurs intentions par des pair·e·s, les libérant de l’imaginaire colonial pour les réintégrer à l’imaginaire local. (Olivier Thibodeau)
prod. Spacemaker Productions / REI Pictures / et al.
MAGIC FARM
Amalia Ulman | États-Unis, Argentine | 2025 | 93 minutes | Panorama
Les premières minutes de Magic Farm sont assez trompeuses, campant l'horizon d'une satire sardonique qui finit par se révéler bien inoffensive. Après un reportage condescendant sur les botas tribaleras, une petite équipe de journalistes américain·e·s débarque dans un patelin d'Argentine pour couvrir leur prochain phénomène de « crazy subculture ». Ignorant·e·s, racistes, nombrilistes, les millénariaux et leur patronne idolâtrée font tache dans ce lieu modeste avec leurs habits branchés et leurs nombreux caprices. Ces hipsters de Bushwick sont incapables de communiquer avec la communauté locale, faute de parler espagnol ou de reconnaître leurs privilèges et leurs différences culturelles ; les quiproquos se multiplient, source de très bonnes blagues pour qui apprécie l'humour ironique et les malaises grinçants. Mais voilà qu'avec l'échec de leur projet initial iels sont contraint·e·s de collaborer avec la population locale et de s'ouvrir à l'altérité, laissant paraître leur vulnérabilité et une part touchante enfouie sous leurs détestables manières.
Graduellement, donc, la satire s'étiole pour laisser place à une simple comédie exempte de vraie charge engagée, abandonnant les nombreuses avenues prometteuses pourtant bien esquissées, comme l'épandage de glyphosate minant la santé des Argentin·e·s. Il faut toutefois concéder que la légèreté du récit et les fluctuations du ton concordent avec les nombreuses formes d'hybridation employées par le film, qui entremêle les esthétiques et les codes culturels de façon fluide, sans hiérarchie. Ainsi les codes du contenu populaire d'Internet (animaux mignons, GoPro et caméra 360°, montage exagérément dynamique) rencontrent-ils ceux d'un cinéma américain plus institutionnalisé, de la gauche caviar et de l'esthétique pétulante de la culture des petites communautés et des bidonvilles argentins dont est issue la réalisatrice. En entrevue après la projection, elle parle notamment des choix ayant motivé la trame sonore fantasque qui s'inspire de la cumbia villera, une musique assumant un mauvais goût calculé pour déplaire aux Blanc·he·s de l'Argentine, et qui entérine efficacement les enjeux traités par le film. Cette célébration culturelle passe également par la galerie de personnages peuplant la petite localité, touchants et hilarants, complexes et futés, qui nous font plaisir en profitant de la bêtise des Américain·e·s et qui témoignent du talent de la réalisatrice pour la direction d'acteur·rice·s et l'écriture de dialogues, elle qui vient pourtant du milieu des beaux-arts et de la performance.
En insistant autant pour absoudre ce qu'il critique, le film évite le nihilisme des mauvaises satires mais pousse la grâce un peu trop loin, jusqu'à sombrer dans la contradiction et une certaine superficialité, doublées d'un style rigolo mais assez moche. L'intentionnalité derrière ces choix n'y change rien : le tout ressemble à une version Mubi des sitcoms parodiques du genre The Office, un film qui se prêtera parfaitement à un visionnement tranquille chez soi, l'esprit un brin enfumé, mais qui ne marquera pas les esprits. (Anthony Morin-Hébert)
prod. trixta
UNDERGROUND
Kaori Oda | Japon | 2024 | 83 minutes | Forum
Il y a d'abord ce mystérieux tunnel, sur les parois duquel miroitent les reflets d'une lumière irréelle. Puis, à même l'obscurité, la valse du grain de la pellicule imite le mouvement des particules en suspension dans l'air. Des planètes émergent du magma cosmique, dans cette caverne des origines où le film lui-même semble prendre forme. Dès les premières minutes, Underground brille par la richesse de l'expérience sensorielle qu'il nous propose. Sur le plan visuel et sonore, bien évidemment, mais aussi tactile. Car ce poème haptique, guidé par la présence à l'écran de la danseuse et cinéaste Nao Yoshigai, explore l'idée d'un contact physique à la matière qui nous permettrait d'accéder à la mémoire du monde. Une idée superbe, d'une sensualité toute cinématographique, que la réalisatrice japonaise Kaori Oda déploie avec soin à travers une mise en scène attentive au détail des gestes de son interprète. Tour à tour tangible et éthérée, Yoshigai est comme un spectre qui planerait sur le film pour parfois s'y matérialiser. C'est une ombre qui devient un corps. Elle glisse d'un plan, d'un lieu à l'autre. Puis elle se pose ; on la regarde couper méthodiquement des légumes, se faire à manger. Le geste, en apparence anodin, est un rappel de l'horreur historique qui se trame sous la surface des choses.
Car Underground, à travers la douceur enveloppante de sa forme, s'affaire à explorer le trauma de la guerre, le souvenir diffus et contenu à même la pierre de l'invasion d'Okinawa par les forces américaines en avril 1945. Dans ce réseau souterrain, nous explique un guide local, 140 personnes se sont réfugiées à l'arrivée des troupes ennemies. Sur le lot, 83 se sont suicidées conformément à un code d'honneur dont on s'explique aujourd'hui bien mal la cruauté. Les autres sont restées ici-même. Dans la noirceur. À court de vivres. Le guide nous annonce qu'il va éteindre sa lampe de poche, afin de partager avec nous l'expérience de cette obscurité. Il poursuit son récit, la description des horreurs vécues. Que reste-t-il aujourd'hui de cette souffrance ? A-t-elle laissé une trace sur les parois de l'endroit où nous nous tenons ? La main de Nao Yoshigai parcourt les subtiles sinuosités du roc à la recherche de cicatrices humaines. Elle tente d'éveiller par cette caresse la voix intérieure de la matière. Incarnant à l'écran la caméra de Kaori Oda, elle devient l'écho charnel et fantomatique d'une mise en scène sondant le réel, se plongeant en lui de tout son être. Le film se termine. À l'extérieur de la salle, nos sens peinent à retrouver leur équilibre naturel. Comme si nous émergions nous même d'une grotte. Il faudra un moment pour se remettre de tout cela. (Alexandre Fontaine Rousseau)
PARTIE 1
(Night Stage, Friendship's Death,
Spring Night, The Swan Song of Fedor Ozerov)
PARTIE 2
(Köln 75, Living the Land,
queerpanoma, Fwends)
Woche der Kritik — Back to the Class Issue
PARTIE 3
(Evidence, Satanic Sow,
Time to the Target,
Reflet dans un diamant mort)
PARTIE 4
(Wrong Husband, Mapping Lessons,
The Memory of Butterflies, Magic Farm,
Underground)
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