DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Plein(s) Écran(s) 2024 : Partie 1

Par Thomas Filteau

1 | 2 Palmarès

Pour sa huitième édition cette année, le Festival Plein(s) écran(s) poursuit sa formule de diffusion web, rendant disponible en libre-accès (via ses pages Facebook et Instagram) une série de courts métrages, se jouant comme une partielle rétrospective de la cuvée québécoise ayant fait le tour des festivals en 2022-2023. Occasion idéale pour celleux ne s’étant pas déplacé·es de découvrir quelques œuvres enthousiasmantes. Il s’agit aussi pour nous de revenir sur un bouquet de courts, certains vus au cours de nos parcours festivaliers de la dernière année mais dont les échos seraient restés tus dans les pages de la revue, d’autres visionnés ici pour la première fois. 

La proposition d’une diffusion web gratuite par Plein(s) écran(s), au-delà d’un désir d’accessibilité du court métrage local, interroge la façon dont le court peut se glisser dans un écosystème de visionnage à domicile. C’est aussi un autre rythme du court métrage que propose ici le festival. On se surprend à être disponible, à pouvoir glisser une quinzaine de minutes d’attention dans un moment d’errance numérique. Il serait indécent de ne pas en profiter.

 


prod. Carol Nguyen / Coop Vidéo

NANITIC
Carol Nguyen  |  Canada (Québec)  |  2022  |  14 minutes  |  Compétition officielle

Carol Nguyen s’éloigne, avec sa nouvelle œuvre, de la rigueur conceptuelle de son ingénieux court documentaire No Crying at the Dinner Table (2017), dans lequel était mis en place un touchant dispositif confessionnel où la caméra servait de facilitatrice à l’apparition vulnérable d’un échange intergénérationnel. Nanitic se déploie comme une fiction de l’enfance un peu plus classique, alors que Trang, jeune enfant en visite chez sa tante, observe les gestes de soins posés sur sa grand-mère alitée au salon. Il s’agit visiblement d’une première expérience de la mortalité, alors que la jeune fille observe, mi-jeu mi-amertume, le corps de l’aïeule dévoilant une fragilité alors insoupçonnée. Le terme « nanitic » réfère au nom de la première génération de fourmis enfantée par une reine, plus fragiles et plus petites que les générations successives, bien qu’étant à la source de la survie de la communauté. Cette métaphore filée des fourmis (que Trang emprisonne dans des petits pots et nourrit de jujubes) fonctionne habilement chez Nguyen précisément parce qu’elle est empruntée de façon non-littérale et suggestive, qu’elle sert autant à déployer un florilège de gestes qu’à bâtir une comparaison explicite. 

Il m’arrive parfois d’être surpris ou désemparé devant la propension de certains courts à déplier du drame, jusqu’à sentir un besoin de tension narrative quelque peu artificielle. On cherche le problème, on tâtonne pour trouver le nœud, on croit que c’est ce par quoi s’immisce l’affect. Puis, au contraire, il y a dans Nanitic, malgré le potentiel dramatique de cette rencontre entre l’enfance et la mortalité, un geste d’admirable dénuement qui mène son récit jusqu’à l’état d’anecdote. Et quand je parle d’ « anecdote », je ne veux pas parler du futile, mais plutôt du flottement temporel d’un après-midi passé dans une maison aux rideaux fermés, de l’instant prolongé d’un regard enfantin qui peut encore facilement ne pas choisir entre la sagesse et le jeu. 

Prochaine diffusion gratuite : 24 janvier

 


prod. Arnaud Beaudoux

AGONIE
Arnaud Beaudoux | Canada (Québec) | 2022 | 13 minutes  |  Compétition officielle

Film cryptique, fusion d’une sensibilité expérimentale et d’une observation documentaire, Agonie trouve sa force dans la plasticité hypnotique de ses images de pêche en haute-mer, travaillant avec doigté les jeux de contraste lumineux entre l’intérieur du chalutier et l’extérieur marin. L’attention qu’entretient Arnaud Beaudoux à la surface océanique m’invoquait d’ailleurs les images de la réalisatrice allemande Helena Wittman (Human Flowers of Flesh [2022] ; Drift [2017]) grande exploratrice de la mise en image de l’eau.  

Puis un souffle humain, entendu comme l’écho jumeau des poissons mourants, suggère la présence d’un corps, hors-champ, et recadre les images en tant que potentiels plans subjectifs. De qui dessine-t-on ici l’agonie ? Si la source de cette vie tendue sur un fil est illocalisable, c’est aussi que la douleur se crée dans l’espace du regard entre le poisson et le cinéaste, qu’elle renvoie à l’impression que suggère Agonie d’être, soi-même, pêché, empêtré dans un filet, à bout de souffle après les efforts pour tenter de s’en tirer. Car une évidente angoisse infuse ces images de pêche, qu’accentue la composition atonale d’Éric Normand. La douleur titulaire peut finalement être entendue dans son sens étymologique classique, celui de l’agon grecque, désignant l’assemblée ou la récolte (mais aussi, le combat et la confrontation). Aux mouvements des pêcheurs, triant les poissons frémissants, les déposant sur le sol du navire avant de les vider, Beaudoux répond par un renversement : l’arroseur arrosé devenu le pêcheur pêché. 

Prochaine diffusion gratuite : 24 janvier

 


prod. Mahboobeh Kalaee

DIVARE CHAHAROM [THE FOURTH WALL]
Mahboobeh Kalaee  |  Iran  |  2021  |  14 minutes  |  Carte blanche 

Le court métrage d’animation de la réalisatrice iranienne Mahbooeh Kalaee surprend d’emblée par son hybridité formelle, alors qu’une caméra se permet des mouvements carambolés et étourdissants entre les quatre murs d’une cuisine familiale. Mêlant animation image-par-image et prises de vue réelle, Divare Chaharom fait preuve d’une véritable inventivité à travers des jeux de perspective franchement enthousiasmants où coexistent l’aplat de ses effets animés et le mouvement libre, tridimensionnel, d’une caméra en rotation dans le huis-clos domestique. Le récit est mené par la voix poétique d’un narrateur enfantin bègue, observant d’abord les échos de sa parole syncopée dans son environnement rapproché : un robinet fuit goutte à goutte, un oiseau pépie, et suspend son chant pour le reprendre quelques instants plus tard.  

Dans la cuisine bricolée avec brio par Kalaee, chaque membre de la famille se voit associé à un mur ou un objet. Les enfants sont collés au mur, les parents présentés comme des êtres composites, mi-machines mi-vivant·es. La violence d’un conflit familial ne peut empêcher de chuter dans un imaginaire espiègle, car lorsqu’une querelle entre la mère-cuisinière et le père-réfrigérateur se transforme en partie d’échecs, c’est que le jeu se mêle à la brutalité. C’est cette tombée dans le ludique qui permet de briser le quatrième mur et de transformer l’isolement domestique en une fuite créative momentanée, lorsque la cuisine éclate sous le poids des rêveries infantiles qui l’habitent.

 


prod. Wapikoni

6 MINUTES/KM
Catherine Boivin |  Canada (Québec) |  2023  |  3 minutes  |  Compétition officielle

Sur une route bétonnée, engouffrée d’un épais brouillard matinal, la réalisatrice Catherine Boivin s’adonne à la course à pied. Cette course, ce n’est pas celle d’une trajectoire, d’un mouvement qui insiste sur ses points d’origine ou d’arrivée. Elle s’avère plutôt l’occasion d’interroger la course comme une durée, un temps nécessaire pour permettre l’activation d’une pensée défilante. « Je réfléchis quand je sors courir. » À cet égard, le renversement titulaire est révélateur : les kilomètres-heures et leur pensée de la vitesse nécessaire pour parcourir son chemin laissent ici place à une attention aux gestes répétés, au corps qui prend sa place dans le temps routinier du jogging à l’aurore. Déployant une riche sensibilité expérimentale, le court emploie astucieusement les split-screens qui, tour à tour, dédoublent la coureuse ou l’encadrent de cloisons gazonnées. 

Chaque kilomètre laisse ainsi percevoir une brèche d’une durée de six minutes au cours de laquelle peut être invoquée, à même les pas de la joggeuse, une mémoire ancestrale atikamekw. La course devient recueillement quotidien, et apparaît alors comme un geste de mémoire relationnelle, impliquant souvenirs et oublis. « Je cours pour tous ceux qui ne peuvent le faire aujourd’hui », exprime finalement la cinéaste. Le (très) court métrage de Catherine Boivin apparaît comme un superbe exemple de la façon dont une pratique, ici celle de la course à pied, peut être gorgée, par un dispositif cinématographique, d’un sens qui semble à première vue l’excéder. 

Prochaine diffusion gratuite : 25 janvier

 


prod. ONF

FIRE-JO-BALL
Audrey Nantel-Gagnon |  Canada (Québec) |  2023  |  17 minutes  |  Compétition officielle

Dès les premières secondes de Fire-Jo-Ball, la barmaid Jo-Ann Thibault confie à la caméra une ambition convoitée depuis l’enfance : devenir chanteuse, ou actrice au cinéma. Le portrait que lui dresse Audrey Nantel-Gagnon, s’efforçant de faire de ce désir une réalité, aurait pu devenir fétichisant, mais le plaisir et l’aise que dégage Jo-Ann alors qu’elle est filmée recadre d’emblée le court métrage en tant que travail collaboratif. Au boulot comme chez elle, la barmaid se filme elle-même à l’aide de son téléphone, partage des vidéos qui tour à tour invitent les client·es à se ruer prendre un verre (« enweillez, venez-vous en, je vous attends ») ou font état d’une fragilité intime (« ça fait trois jours que j’ai arrêté ma médication »). Cette emphase sur la mise-en-image de soi est essentielle au portrait de Jo-Ann, faisant d’elle davantage qu’un objet de narration, mais une véritable actrice de son propre portrait. 

Si la dernière séquence s’efforce à faire de Jo-Ann une vedette à la hauteur de ses ambitions, chantant sur une scène vêtue d’une robe pailletée, puis éventuellement soulevée par un public enthousiaste, c’est davantage dans la figure d’une diva du quotidien que Fire-Jo-Ball trouve sa raison d’être. Jo-Ann fait déjà preuve d’une transparence et d’un désir de partage où la mise en scène de soi n’équivaut plus à la création d’une image édulcorée et savamment sculptée, mais à une porosité de l’intime et du public. « J’suis pas la star internationale… La petite star, bien à ma place. »

 

Le Festival Plein(s) Écran(s) propose 3 films en compétition québécoise par jour, disponible pendant 24h seulement, de minuit à minuit, directement sur leur page Facebook.


 

PARTIE 1
(Nanitic, Agonie, The Fourth Wall,
6 minutes/km, Fire-Jo-Ball)

PARTIE 2
(À la vie à l'amor, Procès Verbal,
Madeleine, Notes sur la mémoire et l'oubli,
Summer Nights, Simo, Bergen, Norvège)

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Article publié le 23 janvier 2024.
 

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