prod. Deux Beaux Garçons Films (2BG Films)
CAHIERS NOIRS
Shlomi Elkabetz | Israël | 2021 | 218 minutes | Section Harbour
Est-ce Ronit Elkabetz ou son personnage, Viviane Amsalem, qui parle ? C’est cette ambiguïté qui irrigue la trame narrative de Cahiers noirs (2021). L’œuvre du réalisateur israélien Shlomi Elkabetz alterne inlassablement entre document et fiction par un travail rapsodique intercalant des archives familiales et des images du Procès de Viviane Amsalem (2014), long métrage dans lequel sa sœur et complice artistique, Ronit Elkabetz, tient le rôle principal.
Il faut traverser les deux parties de cette fresque monumentale pour apprécier toutes ses qualités scénaristiques. La première partie expose le thème du rapport spéculaire entre l’art et la vie, alors qu’on pénètre le domicile familial des parents de la fratrie Elkabetz à Tel-Aviv. On comprend vite lors de cette incursion que la trilogie de Ronit et Shlomi (Prendre femme [2005], Les Sept jours [2008], Le Procès de Viviane Amsalem) est largement inspirée de ce couple, qui sert ici de modèle au réalisateur pour raconter l’histoire des femmes en Israël. Caméra à l’épaule, le fils filme ses parents vieillissant lors de scènes de ménage, captant sa mère dans sa fonction domestique, l’assaillant de questions impudiques sur son rôle traditionnel d’épouse, de mère. Or, si celle-ci condamne l’impudicité de son fils en lui demandant continuellement de cesser de la filmer d’aussi près, elle ne cesse néanmoins de répondre à la caméra avec générosité et un naturel désarmant. On comprend à travers son témoignage que le travail de son garçon s’est fait au prix d’un vol, celui de son intimité et de la quiétude du foyer familial. Effectivement, on a tôt fait, depuis Prendre Femme, de chercher le père réel derrière le personnage taciturne et violent représenté dans la trilogie de Viviane Amsalem. Cette curiosité a attiré des malheurs à la famille, victime de ragots et de railleries auprès de voisins qui ont voulu voir dans ce portrait sombre des cinéastes le reflet d’une histoire réelle.
De Tel-Aviv on rejoint Paris, où les complices (Shlomi et Ronit) s’installent pour faire du cinéma. À son arrivée, l’actrice est filmée par son frère dans tout son caractère ardent, pulsionnel, dévorant, combatif. Une des images mémorables de l’œuvre est celle où le visage ensoleillé de Ronit est saisi à la fenêtre, alors qu’elle déclare son amour pour la lumière de la ville. L’appartement parisien joue pratiquement une fonction de personnage dans Cahiers noirs tant il accueille les moments pivots du film : de l’appartement vide, qui incarne le début de l’aventure française jusqu’au déménagement final, qui signale la fin tragique de Ronit Elkabetz, disparue tragiquement à 51 ans des suites d’un cancer.
La deuxième partie du film juxtapose des images du Procès avec des images de son tournage, alors que l’actrice est absolument épuisée, rongée par le cancer. À un certain moment, on ne sait plus si c’est Ronit ou Viviane qui crie et pleure tant les deux figures en viennent à se confondre, les deux femmes se mesurant à un destin tragique, sans issue : Viviane perdant son procès contre la justice israélienne défavorable aux femmes, et Ronit perdant son combat contre la maladie.
Cahiers noirs est une œuvre bouleversante, en ce qu’elle n’appuie pas sur la tonalité pathétique de la tragédie. Le travail d’écriture parvient à raconter avec une tendresse infinie, sans pudeur aucune, l’amour fusionnel d’une sœur et d’un frère (« nous ne nous sommes jamais séparés », répète Ronit en voix off), à quoi s’ajoute une réflexion riche sur la dette impayable du travail créateur, quand la fiction en vient à épuiser le réel. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)
prod. Slingshot Films, Lo Schermo Dell'Arte
DITEGGIATURA [FINGERPICKING]
Riccardo Giacconi | Italie | 2021 | 18 minutes | Courts et moyens métrages : Artists’ Moving Images
L’acte est à la fois magnifique et perturbant : la confection d’une figurine à l’atelier Colla, l’un des plus grands et plus anciens théâtres de marionnettes au monde. Le grattoir déchiquète le bois avec une élégance sublime alors qu’une main en façonne une autre ; c’est la main du maître qui crée celle de son serviteur à l’image de la sienne, de la manière dont Dieu aurait créé les humains pour accomplir sa volonté. Le processus, sans être industriel, est sériel, si bien que les individus qui naissent du travail acharné des marionnettistes sont tous classés, groupés, mis en grappes pour la distribution. C’est du moins ce que l’on retire de la mise en scène de Riccardo Giacconi, qui s’attarde aux pages défilantes d’un catalogue où chacune des créatures est numérotée, puis réunie avec des créatures aux traits et à « l’ethnicité » semblable ; l’auteur focalise même, dans un plan étrangement troublant, sur le visage triste de l’une des figurines, essaimée parmi un paquet de ses pairs et tournée vers la caméra, comme si elle lui implorait de venir à son secours. Paradoxalement, si l’on parvient ici à apprécier l’exquise maestria démontrée par les artisans au travail, on n’arrive donc jamais à écarter l’idée d’une usine à humains, d’où émane une métaphysique opportune de la procréation technologique, que met en relief la participation d’une intelligence artificielle à la scénarisation du film.
Narré de façon anti-chronologique, à la manière d’un journal intime lu à l’envers, le récit du tournage est fait d’une suite de vignettes documentaires entrecoupées par la lecture d’un texte rédigé par Megatron 11b, un modèle auto-attentif créé par la compagnie californienne NVIDIA. Non seulement est-ce que le processus de narration revêt alors un caractère mécanique, mais c’est aussi l’occasion pour une intelligence artificielle de mener la danse et de déterminer le comportement des humains. Intrinsèquement, on assiste ainsi à une inversion du pouvoir traditionnel du créateur sur sa création, à une « révolte » du serviteur contre son maître qui nous rappelle avec amertume les leçons de la science-fiction postmoderne (les deux épisodes dédiés à la seconde Renaissance dans The Animatrix [2003] viennent à l’esprit). Ce qu’il a de plus alarmant, par contre, réside dans le contenu des textes rédigés par le Megatron 11b, qui s’attarde à effectuer des descriptions purement anatomiques des marionnettistes qu’il observe, descriptions étrangement similaires à celles de leurs marionnettes. Réduit à ses mécanismes constitutifs, à l’instar des personnages de bois dont on voit à l’écran les mains, les jambes et les têtes détachées, l’être humain se retrouve alors privé de toute dimension spirituelle ou mystique. Il devient une marionnette rêvant d’être une marionnettiste, produite avec un doigté (diteggiatura) entendu non pas comme une « habileté manuelle » ou un « savoir-faire », mais une « annotation chiffrée » visant à manipuler les doigts. (Olivier Thibodeau)
prod. Pierre Hébert
LE MONT FUJI VU D'UN TRAIN EN MARCHE
Pierre Hébert | Québec | 2021 | 81 minutes | Section Harbour
Bien qu’il s’agisse avant tout d’un hommage au Fuji (1974) de Robert Breer, le nouveau film de Pierre Hébert évoque pour moi L’empire des signes (1970) du sémioticien Roland Barthes, où l’auteur de Mythologies (1957) théorisait une série d’impressions glanées durant un voyage au Japon. Barthes parlait de bunraku, il parlait de pachinko, il parlait de signes. Dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, Hébert lui aussi semble découvrir le pays du soleil levant à la manière de l’Occidental émerveillé des années 70, développant sa propre sémiotique inspirée par son travail en tant qu’animateur. Hébert fait de la gravure sur film, notamment, et il crée ici des formes mouvantes sur fond noir qu’il assortit de bruits de foules enregistrées dans divers lieux touristiques du pays (cantines, marchés, parcs mémoriaux). Il trace surtout frénétiquement la silhouette des figures captées par sa caméra, délimitant leurs auras comme celles de formes évanescentes, quasi radioactives. C’est le cas des humains (danseurs, batteurs, chanteuses, promeneurs), mais aussi des objets : les maneki-neko (statues de chats porte-bonheur) et le mont Fuji, l’objectif de sa quête, qu’il nous permet d’apercevoir en dessin derrière les nuages qui le dissimulent à la vue. Il matérialise également le stratovolcan titulaire à l’aide de signes supplémentaires : les peintures d’Hokusai qu’il superpose en rafale, dans lesquelles le point culminant du pays apparaît immanquablement en arrière-plan. On assiste ainsi à une introduction sommaire à la culture japonaise dont le sens, du moins le potentiel d’évocation, s’approfondit éventuellement par le biais d’un symbole circonstanciel et incroyablement chargé : le fameux 3/11, qui réfère simultanément à l’anniversaire de l’accident nucléaire de Fukushima et à la numérotation du présent film. S’inscrivant dans la série Lieux et monuments, Le mont Fuji, devait en constituer le troisième épisode (monté à partir d’images datant de 2003); il ne sera pourtant complété qu’avec d’autres images tournées en 2018, composant finalement le 11e épisode, ou l’épisode 3/11 selon la classification du réalisateur. Étrangement, c’est donc de façon fortuite que l’œuvre trouve son sens profond, s’imposant comme miroir de l’un des traits les plus obsédants de l’imaginaire collectif nippon : la peur du nucléaire.
S’il commence à la manière d’un film touristique, où l’expérimentation formelle se cantonne à des images d’un pittoresque anecdotique, l’œuvre se développe avantageusement durant la seconde partie, dans le sillon de la menace atomique représentée par Fukushima. Non seulement celle-ci aide-t-elle à injecter une dose de gravitas au film, mais aussi à parfaire son sens du rythme. Le spectacle devient particulièrement enlevant avec la chorégraphie de Teita Iwabushi, qui danse sous une roue crayonnée tandis que le grincement des compteurs Geiger commence à envahir la bande sonore. Le ballet métamorphique de la première partie cède alors à une mazurka endiablée qui culmine avec les images clignotantes du parc de la paix à Nagasaki et de la sculpture commémorative du « Ground Zero », laquelle prend bientôt les allures d’une tige radioactive crépitant, incarnation totémique d’une obsession culturelle intarissable pour la menace cataclysmique, que représente en amont la montagne sacrée elle-même. (Olivier Thibodeau)
PUNCTURED SKY
Jon Rafman | Québec | 2021 | 21 minutes | Courts métrages : Compétition
Plus que simplement mettre à profit la nostalgie du spectateur pour les années 90 en lui proposant un catalogue de souvenirs d’époque —c’est le processus superficiel qu’on discerne de prime abord —, l’artiste montréalais Jon Rafman s’applique ici à créer une subjectivité entièrement parasitée par cette nostalgie, une perspective sensorielle conditionnée par les fantasmes virtuels d’une enfance passée devant un ordinateur. C’est une forme de réalisme de gamer qu’il parvient à élaborer, d’une manière sensible et astucieuse qui résulte en une œuvre parfaitement immersive et opportune, reflet d’une façon toute contemporaine d’envisager un monde et des relations humaines de plus en plus médiatisées. Narré d’un point de vue subjectif, à l’instar des jeux de tir à la première personne (style Doom [1993]) ou, plus spécifiquement, des jeux d’aventures point and click (style Myst [1993]), le film assimile la réalité à l’exploration d’un univers fantastique apparenté à un amalgame de nos jeux vidéo préférés. Le fantasme débute dès le centre d’achats, où l’anticipation de l’évasion stimule déjà le consommateur. C’est là aussi que démarre le récit du film, alors que le protagoniste part à la rencontre d’un de ses amis d’enfance dans un magasin de jeux d’allure rétro (genre Le Valet d’Cœur), constitué d’un collage d’images colorées de produits étalés sur des vieilles tablettes beiges avec des clients au faciès bestial qui se promènent aux alentours. On reconnaît tout de suite nos jeux préférés, de sorte qu’on plonge sans se faire prier dans le récit d’enquête qui suit, lorsque l’ami du narrateur met ce dernier au défi de retrouver la trace élusive de Punctured Sky, l’un de leurs jeux de rôles électroniques fétiches de l’époque, dont il ne semble plus rester aucune trace aujourd’hui.
Ce qui surprend surtout dans le film de Rafman, c’est la facture à la fois décalée et parfaitement crédible de la diégèse, comme si la réalité pouvait n’être vraiment qu’un amalgame de fantasmes d’échappatoires et d’images de marque. À ce sujet, le film évoque une forme de pop art contemporain inspiré par la culture geek (avec ses figurines de Warhammer 40K, ses boîtes de jeu Interplay et ses canettes de boissons énergisantes). Les personnages rappellent quant à eux des PNJ de jeux de rôles, avec leurs visages d’animaux et leur diction machinique, si bien que le film sonde sans cesse la porosité entre le virtuel et la réalité. La démonstration grossière qu’il effectue par le biais de l’employé du magasin de jeux électroniques, heureux d’avoir découvert Grand Theft Auto V pour tous les nouveaux contacts « humains » qu’il lui procure, est moins excitante par contre que le dénouement Matrix-ien du récit, où c’est par mise en abîme de la virtualité que le héros parvient à élucider le mystère de son propre asservissement au compte des machines. Comme plusieurs classiques de la science-fiction (Blade Runner [1982], par exemple, ou Ghost in the Shell [1995]), Punctured Sky constitue un film d’enquête à la fois envoutant, sociologique, psychanalytique et philosophique, qui vise, pour mieux le libérer, à immerger le nerd domestiqué dans le matériau même de sa servitude. (Olivier Thibodeau)
PARTIE 1
(Corsini interpreta a Blomberg y Maciel,
Drown, Freaks Out, Le rêve et la radio)
PARTIE 2
(Géza, Infinity According to Florian, Malintzin 17, Please Baby Please)
PARTIE 3
(The African Desperate, As in Heaven, Petit ami parfait, Shari)
PARTIE 4
(Cahiers noirs, Diteggiatura [Fingerpicking],
Le mont Fuji vu d'un train en marche, Punctured Sky)
PARTIE 5
(Nosferasta: First Bite, Nowhere to Go But Everywhere,
The Plains, What Beat You Nothing)
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