prod. Catherine Veilleux
BADERA
Catherine Veilleux | Québec | 2019 | 21 minutes | Regards d’ici court-métrage
Badera, c’est le son d’abord. Le son comme appât du spectateur dans l’univers des tambours guinéens, par-delà la voix exotisante d’une autrice qui nous y convie et s’efface aussitôt, privilégiant le potentiel expressif de ses sujets pour mieux partager son propre entichement à leur égard. « C’est l’appel des tambours qui m’a amené en Guinée », dit Catherine Veilleux en voix off, appel qui déclenche chez elle une passion ostensible pour l’instrument, ses artistes, et les possibles de sa maestria dans un univers culturel endigué par la pauvreté. « Je suis tombée en amour avec les percussions guinéennes ; c’est devenu ma vie », ajoute-t-elle lors d’un travelling complice où un musicien paré d’un grand djembé chemine vers une salle de répétition où un flot de notes harmonieuses nous sert déjà de galets blancs, à travers les pièces tricolores chaudes d’une commune sur pilotis. « Voici Badera », là où la musique et les décors locaux galvanisent le spectateur habitué à des violons grinçants sur panoramas hivernaux, là où la voix ouest-africaine prend le relais sur la voix québécoise venue y quémander chaleur.
« Badera, ça veut dire le bord de la mer », révèle l’un des intervenants, et c’est là que réside l’utopie si fragile du groupe de musiciens diégétiques, dans une commune excentrée où ils peuvent vivre et pratiquer, dans l’espoir d’atteindre un jour la célébrité sur la scène minuscule de la musique guinéenne. Adoptant la perspective d’un témoin admiratif, le regard de Veilleux est imbu d’une sollicitude qui transcende la structure improvisée de son film, dont le style « journal intime » côtoie quelques têtes parlantes irrésistibles sur fond de pièces bariolées aux couleurs nationales, mais côtoie surtout le potentiel affectif triomphant de l’approche directe qu’elle consent au quotidien des sujets et à leurs performances musicales, assimilées pour l’occasion à une forme de combat contre les forces socioéconomiques en présence. En fait, si l’étude de milieu résultante est si inspirante, c’est qu’elle participe à un scénario assimilable au film de sport hollywoodien, où l’idylle communautaire initiale nécessite pour son maintien l’action héroïque des intervenants, plus particulièrement leur travail d’entraînement acharné et leur triomphe cathartique sur la scène compétitive. La cinéaste fait ainsi penser à un Stallone du documentaire, capitalisant sur l’anticipation du triomphe de ses personnages, sur l’exaltation de leur travail d’équipe, sur la fluidité du mouvement rituel, sur la puissance du geste, sur l’importance désespérée de sa précision, mais sur son pouvoir cathartique sensuel et tragique à la fois, garant du potentiel de plaisir viscéral que porte en germe un Rocky (1976) ou autre corollaire musical… disons Whiplash (2014). (Olivier Thibodeau)
prod. Mahamadou Khéraba Traoré
BINTOU MARIAGE PRÉCOCE
Mahamadou Khéraba Traoré | Sénégal | 2019 | 13 minutes | Film d'animation
À destination des enfants tout comme les adultes, l’animation réalisée par l’artiste plasticien vidéaste, Mahamadou Khéraba Traoré, illustre audacieusement plusieurs desseins : la dénonciation du mariage forcé, la transmission du savoir et l’éducation pédagogique. Professeur de cinéma à l’école nationale des arts de Dakar, le réalisateur a pour vocation de lutter contre l’exploitation des enfants et la promotion de leurs droits. Bintou nous relate une histoire encore commune au Sénégal et ailleurs, celle du mariage forcé. Des parents inconscients et déresponsabilisés face à l’éducation de leur enfant, n’hésitent pas à les utiliser comme marchandise, du troc pour se sortir de la pauvreté afin de remédier à une situation financière particulièrement difficile.
C’est ainsi que Grand-père conte à ses petits-enfants le récit de Bintou, une jeune fille de 13 ans qui aime étudier et aider sa maman dans les tâches ménagères. Chaque matin, elle se rend à pied à son école, passe devant le grand commerçant du village qui en profite toujours pour la taquiner. Et puis un jour, le papa de Bintou conclut avec lui un marché : la main de sa fille en mariage contre ses dettes. Prétextant les sortir de la misère, le papa n’hésite pas.
Un sujet difficile et pourtant si bien relaté. La mise en contexte rappelle celle d’une pièce de théâtre : aux enfants est présentée une réalité circonvoisine à la leur, qui, grâce à la distanciation provoque la narration, leur permet de saisir pleinement le message crucial derrière les faits. La vie suit son cours dans le village. Le soleil rougeoyant apparaît à l’horizon, les poules et coqs se mettent à chanter et la musique en fond vient rythmer les moments de la journée. Les caquètements, aboiements, bêlements environnants se mêlent à la voix authentique des personnages, au balai qui nettoie le sol, aux cris des enfants de la cour d’école. Nous nous y sentons familiers comme un habitant du village. À travers l'ambiance sonore et la vivacité des couleurs, les nuances de la communauté sont traduites par des changements atmosphériques aisément reconnaissables par les plus petits comme les plus grands. À la fois didactique dans sa préméditation et son dénouement, c’est un petit panorama d’art naïf qui s’expose donc à nous, conjuguant en toute sincérité une technique d’animation et un amalgame de coloris sémillants. (Claire-Amélie Martinant)
prod. La Maison du scénario/L'Étoile du Canada
MYOPIA
Sana Akroud | Canada/Maroc | 2019 | 82 minutes | Regards d’ici long-métrage
On aurait préféré que cette œuvre subtile et ingénieuse soit au moins dotée d’un générique ad hoc, avec noms de compagnie et sous-titres adéquatement orthographiés, sans lesquels elle exsude ici un amateurisme embarrassant indigne du talent réel impliqué dans son élaboration. Myopia est une œuvre de facture somptueuse. C’est ce que prouve le florilège d’images glanées dans la communauté montagnarde liminaire : plans de poutres suintantes, de mosquées rudimentaires, de fenêtres en ferronnerie et de hameaux à flanc de montagnes, qui évoquent déjà un Winter Sleep (2014) des démunis dans le Maroc central. On capture alors le rythme langoureux de l’existence pastorale avec une perspicacité tout envoûtante, qui n’exclue pas un certain esthétisme dans l’évocation du labeur pénible, de l’isolement géopolitique et de la posture obscurantiste des villageois, source d’une prémisse simple, mais savante, articulée autour d’un symbole fort de l’hégémonie doctrinale détenue jalousement par les élites religieuses.
Les choses se déroulent normalement à Takka jusqu’au jour où l’imam local se blesse et brise ses lunettes. Seul résident capable de lire et écrire, seul détenteur d’une éducation littéraire et religieuse quelconque, l’imam est essentiel à la communauté en cela qu’il est l’unique personne capable de déchiffrer les lettres provenant de l’extérieur. Or, plutôt que d’aborder les lacunes intrinsèques d’une telle centralisation des connaissances, les villageois décident d’agir de manière purement pragmatique, et d’envoyer un émissaire pour quémander sans prescription des verres de remplacement. Fatim, mère monoparentale affligée par l’idée que la lettre tant attendue de son mari exilé lui demeure à jamais indéchiffrable, est choisie pour l’opération, puis catapultée dans le monde urbain de la comédie burlesque, où son archétype de péquenaude ignare se retrouve invariablement mêlée à des péripéties saugrenues émanant de sa propre hébétude. Après son implication involontaire dans une manifestation violemment réprimée où elle perd son bébé, le film prend une tournure politique absurde à la manière de L’insulte (2017), instrumentalisant la pauvre Fatim au même titre que sa propre mise en scène, dont le pittoresque somptueux de la première heure cède tant bien que mal à l’art dramatique touchant de Sana Akroud, parfaite en paysanne bonasse résignée à la tradition.
Si la narration visuelle subtile de l’introduction se résorbe alors dans une série de tactiques plus platement démonstratrices, si les échanges épineux en champs-contrechamps commencent à constituer l’essentiel de la grammaire cinématographique, si la surenchère de musique envahissante tient désormais lieu de narration, force est néanmoins d’admirer l’astuce et la constante rigueur dont fait preuve l’autrice dans l’utilisation du leitmotiv central de la myopie. La myopie, c’est la posture initiale de Fatim, qui plutôt que de calfeutrer l’infiltration d’eau qui sévit dans son plafond préfère déplacer son lit. C’est son incapacité à voir plus loin que la butte où point quotidiennement le facteur bredouille, plus loin que la fenêtre carcérale de sa chambre, plus loin que son labeur de bûcheronne (capturé dans une séquence documentaire particulièrement impressionnante). C’est l’incapacité des villageois à remettre en question un système de classes qui leur nuit ostensiblement, c’est surtout l’incapacité de tous les acteurs sociaux urbains à voir plus loin que leurs propres dogmes, et à considérer Fatim comme un être entier et contradictoire plutôt qu’un symbole opportun. C’est finalement le processus de confusion du spectateur lui-même, jeté d’une scène à l’autre sans préavis, déambulant comme la protagoniste dans un espace qui lui apparaît tout aussi fragmenté et tout aussi déconcertant. C’est surtout le génie d’une idée qui, poussée à sa plus complexe, protéiforme et conséquente expression évoque la marque d’une véritable autrice qui, en toute humilité, cerne ici parfaitement la nature d’un monde où c’est la myopie de l’humanité elle-même qui évacue tout son potentiel d’humanisme. (Olivier Thibodeau)
prod. Dilemme Production
POUR NE PLUS MOURIR
Simon Plante | Canada | 2018 | 56 minutes | Regards d’ici moyen-métrage
Si le titre Pour ne plus mourir manque de refléter adéquatement la dimension mystique et spirituelle des croyances béninoises, la musique choisie pour accompagner les vers du poème Le souffle des ancêtres de Birago Diop détonne par son émanation inquiétante. Ces accords de piano laissent présager quelque chose d’éprouvant et de lourd. Alors que le propos du documentaire est tout autre et vient justement asseoir l’existence majestueuse du lien entre les vivants et les morts. La citation de Jean-Fils Aimé pourtant nous encourage dans cette voie en incarnant l’essence de la culture béninoise face à la mort : « L’invisible est ce qui compte vraiment, car il est fait non pas d’apparences, mais d’essences, non pas d’ombres mais de lumière ». Passé ces premières minutes cafardeuses, le brouhaha du marché de Avrankou — ville au sud-est du Bénin — et le vrombissement des motos viennent nous rassurer : la vie est bien là. Simon Plante y recueille les confidences de Médias Gayet, ancien juriste, qui a su écouter ses envies et quitter son cabinet d’avocats pour s’établir en tant qu’entrepreneur. Touche-à-tout, il est venu s’installer au village afin d’aider sa famille et mener une vie dont il est fier. Il fabrique de la bière — qu’il aime tant — et du whisky qu’il vend à son propre bar dont il est le gérant. À ces multiples activités s’ajoute celle d’assister son frère vétérinaire dans ses déplacements. Hélas, ce frère n’est plus. Ce qui n’empêche pas la famille d’adopter une approche positive face au deuil. Le patriarche aguerri, qui a perdu trois de ses enfants, est empli de sagesse : « La mort est inéluctable, elle est inévitable. Tôt ou tard on doit mourir. La mort est toujours à côté de nous. Nous avons la mort dans la poche. On bouge avec, on avance, la vie continue ».
Grâce aux pérégrinations de Simon Plante qui se faufile avec aisance dans les profondeurs des divers rituels et offrandes faites aux morts afin qu’ils veillent sur les vivants, on y découvre de nombreuses traditions endogènes béninoises. Ainsi le vodoun (ou encore vaudou) est originaire du Royaume de Dahomey, un ancien royaume africain du sud-ouest du Bénin. Encore fortement pratiqué dans les communautés rurales et épargnées par l’influence coloniale, le vodoun se décline en plusieurs types de divinités : Thron (divinité du bonheur et de la richesse), Skapata (dieu de la Terre) ou encore Hêviosso (dieu du Tonnerre), etc. Pour chaque période importante de la vie, on consulte le Fâ. Le Bokhonon (guérisseur traditionnel initié) jette alors son chapelet divinatoire et lit le signe du Fâ comme une valeur, une science. Il y aurait 256 signes possibles, chaque signe constituant une bible de littérature. Certains s’y sont dédiés, d’autres se contentent de rituels sacrés. Que ce soit par l’accompagnement du mort pour une bonne réincarnation, l’inhumation du corps directement dans la terre (sans cercueil), les cérémonies dédiées aux morts par l’entremise d’un autel incorporé dans les habitations, la géomancie divinatoire, l’animisme ou encore le mysticisme, il va sans dire que la relation entre les deux mondes est très éloquente et travaillée. En récoltant les paroles de divers intervenants du Bénin, le réalisateur nous offre un documentaire d’une richesse incroyable, faisant état d’une véracité culturelle omniprésente, à la fois propre et différente à toutes ses interprétations religieuses la langue Fon nous le dit bien : « Les morts sont dans l’eau, dans l’air, ils sont partout ». (Claire-Amélie Martinant)
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PARTIE 1
(Badera, Bintou mariage précoce,
Myopia, Pour ne plus mourir)
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