DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 2

Par Alexandre Fontaine Rousseau, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

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prod. Sivakarthikeyan Productions LLP

THE ADAMANT GIRL (KOTTUKKAALI)
Vinothraj PS  |  Inde  |  2024  |  100 minutes  |  Forum

Meena est dépitée à l’idée de marier Pandi. Non seulement est-elle amoureuse d’un autre homme, mais son futur mari est une brute irascible à la voix râpeuse. Après l’avoir préparée, à la manière du coq sacrificiel qui les accompagnera dans le rickshaw, les deux familles décident d’amener la jeune femme chez un devin afin de lever le «sort» qui l’accable, initiant ainsi un road trip mémorable rempli de péripéties loufoques. 

Appliquant le ton moqueur d’une comédie de mœurs à un drame social d’un réalisme parfois troublant, The Adamant Girl évoque l’heureux mélange de genres qui faisait le succès de The Fable, autre joyau indien de la programmation 2024 qui discutait avec une légèreté fabuleuse d’un sujet chaud au pays (là, le colonialisme, ici les mariages forcés). La mise en scène du film participe d’ailleurs activement à cette ambiguïté ironique, alternant les plans-séquence naturalistes à la découverte des lieux, des gestes et des rituels locaux et les scènes de violences conjugales hystériques avec des gros plans complètement délirants de visages hurlants (au moment de soulever le rickshaw) et de langue léchant un globe oculaire, façon Hisayasu Satô (au moment d’enlever un insecte coincé dans l’œil de Pandi).

C’est surtout une occasion de confondre la perspective des personnages, grâce à des raccords-regards surprenants et des plans subjectifs inattendus, mais surtout en transformant leurs croyances mystiques en source de ridicule. En effet, si la famille de Pandi est convaincue du bien-fondé de leur démarche visant, via des offrandes divines et des rites incongrus, à forcer Meena vers le lit matrimonial, elle se heurtera à un mauvais sort constant qui semble sans cesse vouloir les convaincre du contraire, épiçant le parcours de tous ces zélotes bavards et pittoresques qui s’affairent autour d’une héroïne muette qui, dans son stoïcisme, adopte presque les allures d’une sainte. Le rickshaw cale sans cesse, le poulet manque de force, une vache bloque la route et provoque un duel à la Leone, retardant le sort inévitable de Meena. Mais s’agit-il vraiment d’un sort inévitable ou ses capteurs feront-ils une réalisation inattendue(Olivier Thibodeau)

 


prod. Hoferichter & Jacobs

BALDIGA – UNLOCKED HEARTS (BALDIGA – ENTSICHERTES HERZ)
Markus Stein  |  Allemagne  |  2024  |  92 minutes  |  Panorama

Si la chambre claire de Roland Barthes avait été une playroom, c’est sans doute là que Jünger Baldiga aurait développé ses négatifs. Dessus, ce qu’on aurait vu : quelque chose qui ressemble à un enfant terrible fantasmé par Nan Goldin et Hervé Guibert. Photographe, poète, gay, activiste, drag queen, prostitué, Jünger Baldiga s’est suicidé en 1993, presque dix ans après avoir appris qu’il était atteint du sida.

Le documentaire que Markus Stein lui consacre est composé presque exclusivement d’archives photographiques et manuscrites ; un choix imputable aux réalités matérielles, qui rendent impossible l’accès à certaines personnes disparues depuis (plus on avance chronologiquement vers la fin du film, et plus les interventions sont des captations vidéo effectuées pour les besoins du documentaire), mais ayant aussi un effet sur la manière dont on reçoit le récit. S’il contient peu d’images-mouvement, il est indéniablement mu par l’accumulation saccadée des photos (culminant dans la dernière minute du film à une vitesse allant au-delà de ce que l’œil humain est en mesure de capter) qui remet en mouvement le film et les corps figés par l’appareil et la mort. Dans cette précipitation du montage, on sent se répéter l’empressement de Baldiga, qui fait proliférer les images à une vitesse proportionnelle à celle de la maladie grugeant son corps. Ce dernier, d’ailleurs, est comme un fantôme paradoxal : son hyperprésence à l’écran souligne sa disparition effective. L’effet spectral est amplifié par la lecture de ses carnets personnels — oscillant eux-mêmes entre la première et la troisième personne — qui donnent à entendre une narration impossible, parce que surgissant d’outre-tombe. 

« I’m an artist; i’m completely absorbed in myself », écrit Baldiga alors qu’il n’est qu’un jeune homme débarquant à Berlin. Cette phrase dit bien la richesse de son monde intérieur, mais elle sera détrompée tout au long du récit, et ce de plus en plus catégoriquement. Car s’il est une chose que je retiens face aux images de Baldiga, c’est que sa propension à se prendre lui-même pour sujet d’étude ne l’a pas du tout empêché de témoigner d’une curiosité débridée pour les êtres qui l’entouraient. (Laurence Perron)

 


prod. Happinet Phantom Studios / cogitoworks

THE BOX MAN (HAKO OTOKO)
Gakuryu Ishii  |  Japon  |  2024  |  120 minutes  |  Berlinale Special

Caché dans sa boîte de carton, un homme sillonne les rues de Tokyo à l'abri des regards indiscrets. Prenant des photos des passantes et griffonnant dans son carnet ses réflexions tourmentées, il existe en retrait d'un monde par lequel il semble tout autant fasciné que terrifié. C'est là la prémisse de L'homme-boîte, roman de Kōbō Abe paru en 1973 auquel s'attaque ici le cinéaste Gakuryu Ishii. D'emblée, l'idée d'une rencontre entre l'auteur de La femme des dunes et le réalisateur de Crazy Thunder Road (1980) a de quoi exciter. Il fallait en effet un metteur en scène complètement cinglé pour oser faire un film de ce récit réputé inadaptable, et Ishii s'attelle à la tâche avec l'énergie déjantée qu'on lui connaît. Le réalisateur nous prouve ainsi qu'il n'a rien perdu de la radicalité punk de ses débuts. Il plonge tête première, sans faire de compromis, osant à la fois le ridicule consommé et la perversion assumée. Évidemment, son homme-boîte est une métaphore du voyeurisme propre à la position de spectateur. Mais c'est aussi une figure comique hilarante, à la démarche titubante et ridicule, qui gagne une qualité presque burlesque dans son passage de la page à l'écran. Ishii approche Abe sans faire preuve d'un excès de révérence, s'engouffrant dans les angoisses et les obsessions de l'œuvre originale avec une sorte de plaisir maniaque. La sexualité dépravée sur fond de projections cosmiques côtoie les violents combats d'hommes-boîtes sans que ces glissements stylistiques passent pour des ruptures de ton. Chez Ishii, tout ça est du pareil au même. La gravité poétique des monologues de Abe va de pair avec la bouffonnerie criarde et l'érotisme torturé. L'aspect le plus subversif de ce Hako Otoko, par-delà ses méditations sur le désir aliéné et la solitude, est d'ailleurs de prendre un classique de la littérature japonaise au pied de la lettre, d'en exposer l'outrance en refusant de s'arrêter à son statut de «grande œuvre sérieuse». L'exercice est périlleux et Ishii étire peut-être un peu la sauce. Mais son intransigeance force le respect. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Laboratory X

THE CATS OF GOKOGU SHRINE (GOKOGU NO NEKO)
Kazuhiro Soda  |  Japon  |  2024  |  119 minutes  |  Forum

Curieux, un gros chat roux s'intéresse à la caméra de Kazuhiro Soda. Il l'inspecte, puis donne un coup de patte en direction de l'objectif et s'agrippe au micro qu'il tire vers lui avant de se mettre à en mâchouiller énergiquement la bonnette anti-vent. Devant l'animal joueur, Soda éclate de rire. Pour le dixième film de sa série Observation, le documentariste s'intéresse à la population féline (et humaine) fréquentant les environs d'un temple dans la petite ville de Ushimado. Guidé par une série de « commandements » qui structurent sa démarche simple et efficace, le cinéaste se pose en témoin attentif d'un quotidien qu'il déplie soigneusement afin d'en révéler la beauté. Approchant le réel sans scénario préalable et sans idées préconçues, Soda est passé maître dans l'art de capter à même la vie des scènes à la fois simples et évocatrices. On pense à ces vauriens rôdant autour d'une bande de pêcheurs dans l'espoir de leur voler leur prise, ou encore à cette étrange conversation durant laquelle on en vient à débattre de la responsabilité de ramasser les crottes des chats, qui incomberait selon plusieurs intervenants aux individus les nourrissant. L'animal devient un prétexte pour approcher les gens, comme cet homme de 88 ans venant s'occuper du jardin attenant au temple ou encore cette vieille femme qui révèle au détour d'une conversation qu'elle est elle-même photographe. Avec sensibilité, mais sans aucune mièvrerie, Soda lie toutes ces scènes au gré d'un montage qui respire naturellement. Une tempête, au cours de laquelle un chat errant vient se réfugier dans la demeure du réalisateur, est suivie d'un rituel shintō nous rappelant que nous sommes ici dans un lieu de culte. Puis, dans le parc où il avait élu domicile, on enterre un chat récemment décédé. Le cinéma de Soda est un cinéma de la patience et de la réception. À travers le temps et les éléments, mais surtout les êtres qui l'habitent, c'est l'esprit d'un lieu qui prend vie sous nos yeux. Et le cinéaste, par sa posture attentionnée, nous propose une autre manière de regarder — et par le fait même d'être dans le monde. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. One World Films

PENDANT CE TEMPS SUR TERRE
Jérémy Clapin  |  France  |  2024  |  88 minutes  |  Compétition officielle 

Elsa a perdu son frère, disparu lors d’une mission spatiale. Trois ans plus tard, elle apprend qu’il a survécu lorsqu’elle est contactée par une espèce extra-terrestre intrusive qui s’immisce dans son cerveau. Elle pourra récupérer son frère à une condition : sacrifier cinq corps humains vivants de son choix à ces entités afin qu’elles puissent s’incorporer. 

Quand j’étais au secondaire, mon professeur d'« éthique et culture religieuse » (ce qu’on avait de plus près de la philosophie à l’époque) nous soumettait à une simulation troublante : en groupe de huit, nous devions imaginer être sur un radeau qui ne pouvait accueillir que six personnes. Qui sacrifier ? Nous avions des rôles — femme enceinte, ingénieur octogénaire, médecin criminel, etc. Il fallait donc faire des choix en nous fondant sur ce que notre curseur moral et les besoins à combler nous dictaient. Laissez-moi vous dire que si Jérémy Clapin avait été dans mon équipe au secondaire, il aurait jeté les vieux chnoques, les déficient·e·s et les junkies de ruelle par-dessus bord.

Le film de Clapin est parfait en tout point : quand j’écris parfait, je veux dire lisse, sans accroc, mais aussi sans aspérité. Il est une machine sans saccades — plans magnifiques, lumières naturelles splendides, jeu maîtrisé, montage fin (reproche qui semble injuste, mais qui concerne finalement la superficialité — au sens strict de surface — de l’intrigue, qui ne permet pas de se salir au contact de la psyché humaine). Rien ne dépasse, dans Pendant ce temps sur terre, mais c’est parce que rien ne déborde vraiment du cadre prescrit par les donneurs de prix (que le réalisateur recevra sûrement à la pelleté). Le dernier Clapin est un peu trop usiné pour plaire viscéralement; il demeure, tout compte fait, trop bon élève. Dans la classe de mon prof du secondaire, il aurait sans doute eu une excellente note. (Laurence Perron)


Small Things Like These

PARTIE 1
(All the Long Nights, Crossing
Cuckoo, Reas, Turn in the Wound)

PARTIE 2
(The Adamant Girl, Baldiga 
 Unlocked Hearts,
The Box Man, The Cats of Gokogu Shrine,
Pendant ce temps sur Terre)

The Fable

PARTIE 3
(Une famille, A Different Man,
Nicht Nichts ohne Dich,
Mother, Who Will Weave Now?,
An Evening Song (For Three Voices),
Sleep With Your Eyes Open)

PARTIE 4
(Hors du temps, Intercepted,
Averroès & Rosa Parks,
Above the Dust, Dark Spring)

PARTIE 5
(L'Empire, Love Lies Bleeding,
Architecton, Chime, A Traveler’s Needs)

PARTIE 6
(No Other Land, DIRECT ACTION, Abiding Nowhere,
Slow Shift, Camping du lac, Horse Girl, Tobby)

PARTIE 7
(I'm Not Everything I Want to Be,
I Would Like to Rage, Dicks: The Musical,
The Devil's Bath, Spaceman,
Black Tea)

PARTIE 8
(Made in England, The Germans and Their Men,
Jesus - Der Film, Engel aus Eisen,
Kiehlosen's Daughters)

PARTIE 9
(Warnes, Hidden City, Matt and Mara,
The Visitor, Rétrospective Maria Lassnig,
Pepe, Between the Temples)

PARTIE 10
(Pistoleras, Nocturne for a Forest, Wikiriders
Comme le feu, Il cassetto segretto,
Henry Fonda for President, Résonance spirale,
Invisible Zoo)

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Article publié le 18 février 2024.
 

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