:: Katalin Gennburg et Francis Seeck, discussion modérée par Amina Aziz (photo : Anthony Morin-Hébert)
En marge de la Berlinale et de sa dépolitisation, les événements alternatifs prolifèrent. La Woche der Kritik (Semaine de la critique), qui roule sa bosse depuis 12 ans, propose une sélection d’œuvres plus petite, axée sur la qualité, un geste de programmation engagé et plus cohérent qui accompagne ses projections de débats et tables rondes occupant presque autant de place que les films eux-mêmes. Cette édition-ci est consacrée à la question des iniquités de classes, un sujet brûlant en ce contexte d’élections pétri de tensions — d’ici moins d’une semaine, les Allemand·e·s iront aux urnes pour déterminer, entre autres, s’iels éliront l’AfD, un parti d’extrême droite raciste, populiste et nationaliste.
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La Semaine s’amorce donc par deux soirées dédiées à la thématique principale ; la première rassemble une dizaine d’intervenant·e·s pour réfléchir aux problèmes de classe dans l’industrie du cinéma — l’accès restreint aux écoles de films pour les classes populaires, les immigrant·e·s et les femmes, la précarité financière des cinéastes de la marge, l’élitisme des grandes agences et des festivals, etc. —, mais le vent tourne rapidement pour souffler du côté des États-Unis. Le sociologue Andreas Kemper admet avoir abandonné le keynote qu’il avait préparé pour parler d’un sujet plus pressant, soit le « proche coup d’état américain » et le retour en force de dynamiques d’inégalités qui se renouvellent partout dans le monde, et que l’on peut décrire par les termes néo-féodalisme, néo-aristocratie et néo-machiavélisme. Symptomatique de ce phénomène : Elon Musk, le démon milliardaire qui sidère la planète et dont le nom revient plusieurs fois au fil des autres interventions. Comment éviter que l’Allemagne ne connaisse le sort du pays de la liberté ? Les tergiversations de Kemper s’avèrent pertinentes, ancrant solidement l’image d’une réalité sur fond de laquelle les moins nanti·e·s se sentent désespéré·e·s, se tournent vers les groupes extrémistes qui peuvent leur paraître plus réactifs, ouverts, accueillants que ceux de l’art et du cinéma. Une politicienne et un·e anthropologue engagé·e·s dans le milieu communautaire (photo ci-haut) font bien comprendre comment les institutions culturelles peinent à rejoindre les populations ouvrières, repoussées toujours plus loin des centres artistiques par la gentrification. Des structures différentes doivent être pensées pour ouvrir les opportunités de création et de rencontres artistiques auprès de ces communautés trop souvent ignorées ; les rassemblements comme celui auquel nous participons à l’instant sont positifs mais doivent aussi confronter leurs propres contradictions : un vote à main levée confirme que la quasi-totalité des deux cents personnes du public détient un diplôme d’études supérieures ou étudie. On ne change pas le monde en parlant entre soi de Marx et Bourdieu. Les privilèges empêchent trop souvent de comprendre la réalité, les préoccupations, la sensibilité des moins favorisé·e·s, ce qu’exemplifie rapidement la table ronde de fermeture, presque surréelle.
Après 2 heures de réflexions sur les enjeux de classes, deux cinéastes de la marge et deux personnalités bien ancrées dans le milieu partagent la scène avec le modérateur. « Comment votre carrière a-t-elle affecté votre statut de classe ? » Christopher Andrews (Bring Them Down, 2024), réalisateur venant d’un milieu sous-éduqué, se sent exposé, vulnérable dans ce genre d’événement qui le terrifie et lui donne l’impression d’être inadéquat ; Biene Pilavci (Chronik einer Revolte - ein Jahr Istanbul, 2015) a grandi dans la pauvreté et y vit toujours — les bourses permettent à peine de survivre pour la plupart des cinéastes en Allemagne, même s’iels gagnent des prix avec leurs œuvres. La reconnaissance des pairs, ça ne paie pas l’épicerie. À l’opposé, un titan de l’organisation de festivals européens, Marco Müller (directeur de Rotterdam autour de 1990, Locarno durant les années 1990, Venise durant les années 2000) se lance dans une étrange homélie qui critique les festivals hermétiques au public (très bien) tout à la fois qu’elle louange son propre travail. Aucun dialogue avec les plus jeunes assis·e·s à ses côtés, pas de mots pour celleux qui rêveraient de se tailler une place dans l’écosystème impitoyable des événements de cinéma. Puis intervient la dernière panéliste, une autrice et directrice d’une agence d’artistes qui réussit à faire quitter des dizaines de personnes de la salle avec son outrecuidance — l’interminable récit de ses réussites, de sa bonne relation avec ses employé·e·s (qu’elle considère comme des collaborateur·rice·s et pas des subalternes, bien sûr), et de la difficulté à travailler avec des stars (pas facile, quelle misère !). Tout compte fait, aucune des conférences n’a su mieux illustrer la thématique de la soirée que les malaises et l’égocentrisme ayant proliféré durant cette dernière activité. Édifiant, et dérangeant.
:: Vampires of Poverty (Luis Ospina et Carlos Mayolo, 1977) [Satuple]
:: Compassion and Inconvenience (2024) [Vika Kirchenbauer]
Deux jours plus tard, la projection de quatre films a poursuivi la réflexion sur ces enjeux. La pépite de la soirée : Vampires of Poverty (Luis Ospina et Carlos Mayolo, 1977), un documenteur colombien suivant des cinéastes-mercenaires engagés par le gouvernement allemand afin de « documenter » la misère en Amérique latine. La frontière entre la fiction et le documentaire y est volontairement obtuse, adressant le manque de transparence et d’honnêteté de tout un mouvement de productions européennes misérabilistes ayant proliféré durant les années 1970, surtout en télé. La détestable équipe de tournage pourchasse des personnes souffrant de maladie mentale ou d’itinérance, paye des enfants pour qu’ils se dénudent et paraissent démunis, embauche des gens ordinaires pour jouer le rôle d’une famille miséreuse… Le film satirique, à la fois révoltant et hilarant, s’accorde parfaitement à celui qui l’a précédé en ce qu’ils traitent tous deux de la place importante qu’occupe la compassion dans la rentabilité des œuvres. La pitié fait vendre, à la télé comme dans l’art contemporain, et elle est à la racine du mécénat abordé par Compassion and Inconvenience (Vika Kirchenbauer, 2024). Résolument académique, voire hermétique selon certaines personnes du public, cet essai filmique explique l’origine des expositions d’art à Londres au 18e siècle et cherche à comprendre pourquoi elles sont aujourd’hui aussi exclusives. Aucun décor, enfilade de gravures et documents d’archives, leçons d’histoire de l’art présentées par des intervenant·e·s queers et racisé·e·s (celleux exclu·e·s par l’histoire institutionnalisée) ; les codes de ce qui fait le « cinématographique » sont démantelés comme l’est le mythe de l’artiste bienveillant. Car si les bourgeois et patrons coloniaux ont fait naître une nouvelle structure de financement des arts, originellement pensée pour commanditer les hôpitaux pour enfants, ce sont les peintres (des hommes blancs, évidemment) qui ont organisé les premières expositions ouvertes au grand public et se sont débattus ferme pour instaurer un coût d’entrée. Des badauds inéduqués se massant devant leurs splendeurs, gâchant la vue par leur nombre parasitaire, non merci. Quand bien même les institutions contemporaines font désormais mine de travailler à l’inclusivité, leur structure reste fondamentalement élitiste, fondée sur l’exclusion de l’indésirable. L’insolence du film de Kirchenbauer fait mouche et lors du débat qui suit les projections, elle se fait reprocher par une autre réalisatrice du programme, Friedl vom Gröller, d’avoir créé un slideshow, pas un film, et un slideshow limité à une problématique désuète par-dessus le marché. D’autres tensions surviennent, notamment suscitées par des critiques assez dures de la part de personnes du public, mais elles participent de cet espace d’échanges que réussissent à aménager les organisateur·rice·s de la Woche der Kritik. À travers les récriminations, les questions un brin sanguines mais aussi les appréciations, de vrais échanges s’établissent.
PARTIE 1
(Night Stage, Friendship's Death,
Spring Night, The Swan Song of Fedor Ozerov)
PARTIE 2
(Köln 75, Living the Land,
queerpanoma, Fwends)
Woche der Kritik — Back to the Class Issue
PARTIE 3
(Evidence, Satanic Sow,
Time to the Target,
Reflet dans un diamant mort)
PARTIE 4
(à venir...)
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