CAMINHOS MAGNETICOS
Edgar Pêra | Portugal/Brésil | 2018 | 87 minutes | Section Deep Focus — Edgar Pêra
Ç’aurait pu être un beau film anarchiste si seulement l’image n’était aussi léchée et scrupuleusement travaillée ; ça reste pourtant bien anarchiste dans sa surenchère bordélique de surimpressions multicolores et dans ses tapageuses revendications anticapitalistes, excroissances d’une satire archigrossière de la bourgeoisie néolibéraliste. À ce titre, tout est déjà dit dans la scène de mariage, où dansent les monétophages comme des guignols sur fond de rugissements et de bruits de basse-cour, tandis qu’un premier ministre au faciès nixonien se gave de gâteau à s’en faire péter les mâchoires et que son chien de garde aux cheveux blancs crêpés, le tout nouveau gendre du protagoniste, échange des flatteries avec son bon ami « Donald », qu’il félicite, en anglais, pour son dernier tweet. La parodie est très amusante, certes, jouissive presque, et entièrement méritée, mais elle est beaucoup trop facile, comme les dialogues à la noix où les méchants décrivent la mort de l’altruisme comme seule garante du progrès social. On dirait presque une version punk de The Favourite (2018). Pour le reste, c’est sûr que c’est plaisant de voir le grand Dominique Pinon faire son cirque dans les rues désertées d’un Lisbonne dystopique, dans la langue de Molière en plus, lui qui était déjà habitué aux excentricités visuelles de Jean-Pierre Jeunet. Par contre, ses complaintes et ses errances interminables deviennent vite lassantes, surtout qu’il n’existe finalement pas d’issue pour son personnage : ce n’est qu’un hamster dans une roue qui tourne à vide, et dont l’image démultipliée produit un lancinant kaléidoscope. Tout ceci est voulu, bien sûr, l’humiliation et l’écrasement du protagoniste sous le poids d’un système indécrottable face auquel il ne peut s’avouer qu’impuissant, lui qui a depuis longtemps perdu la fougue de sa jeunesse, se révélant incapable d’exprimer la moindre opinion personnelle, encore moins de rejoindre les comparses révolutionnaires de son passé dans leur insurrection contre le système. S’agirait-il ici d’un appel à la révolte basée sur un contre-exemple ? D’un cautionary tale contre les dérives de l’apathie généralisée ? Difficilement, puisque, de toute façon, la vision orwellienne du futur colportée par le film est complètement décalée de la réalité, évoquant moins un récit d’anticipation qu’un collage maladroit d’images de science-fiction classiques.
Note au scénariste : dans la mythologie lovecraftienne, Nyarlathotep n’est pas le messager des Grands Anciens (i.e. Cthulhu et compagnie), mais bien des Dieux extérieurs (Azathoth, par exemple, père du Chaos rampant).
CARELIA: INTERNACIONAL CON MONUMENTO
Andrés Duque | Espagne | 2019 | 90 minutes | Section Voices — Voices
Le documentariste vénézuélien Andrès Duque s’amuse ferme dans cet impressionnant effort solo, mais il le fait avec une conscience exaltée de l’histoire, à l’instar de la famille recluse qui en constitue le sujet principal. Sis dans la république de Carélie, cette enclave russe partageant plus de la moitié de la frontière finlandaise, théâtre de massacres perpétrés par le régime stalinien vers la fin des années 30, le film explore avec une sensibilité hors du commun les mystères terriens et souterrains qui s’y cachent. Débutant par une exploration sensuelle du quotidien de la famille Pankratev, isolée à l’orée d’un bois luxuriant où les enfants, blonds comme le blé, s’amusent avec des jouets improvisés avec des branches, le film s’intéresse ensuite à l’étude des charniers de Sandarmokh, découverts par l’historien, et ennemi public, Yuri Dmitriev, dont c’est la fille qui prend ici la parole dans un effort de filiation socio-généalogique tous azimuts. En effet, s’il faut célébrer le présent, il ne faut pas non plus oublier l’histoire, laquelle constitue les racines mêmes du présent. C’est ce que nous rappelle le patriarche Pankratev dans le plan d’ouverture, retrouvant dans l’un de ses nombreux tomes savants, les traces écrites des massacres perpétrés dans la région par Ivan le Terrible en 1570, écho implicite à l’exécution des prisonniers de Solovki en 1937-1938. On anticipe alors déjà l’importante cassure thématique qui se produit à la mi-parcours, entre le ton aérien et poétique de la première partie (dédiée aux vivants), puis celui, souterrain et prosaïque, qui en caractérise la seconde partie (dédiée aux morts).
Il y a quelque chose de grisant dans le quotidien de la famille Pankratev, une sorte de puissance anesthésiante inhérente au spectacle des saines activités auxquels ils s’adonnent, vivant virtuellement sans technologie, entourés d’une nature envoûtante qui se livre à eux (et au spectateur) avec une générosité que Duque nous transmet dans presque chacun des plans. Le sentiment de félicité et d’organicité, dans la substance des images, mais aussi dans la mise en scène des sujets et des lieux nous fait d’ailleurs indubitablement regretter la vie urbaine stressante et artificielle qui est la nôtre. En somme, c’est donc un moment de pure sérénité auquel nous convie ici le réalisateur, mêlant les plans d’observation d’usage aux stock-shots d’intérieurs boisés, aux foisonnants paysages naturels et aux séquences plus expérimentales de pierres scintillantes, multipliant les cadrages inattendus et spontanés, garants d’une proximité quasi symbiotique avec des intervenants qu’il suit jusque dans les troncs d’arbres éviscérés, d’où il peut en capturer les visages à travers les racines. C’est le magnifique rêve éveillé d’une humanité exaltée qu’il nous offre ainsi, prélude à une chute brutale vers les affres meurtrières de celle-ci, exemplifiées par le récit de Dmitriev, emprisonné par la justice russe pour des charges bidons, alors qu’il s’agit en fait d’une arrestation pour découverte embarrassante d’un secret d’État occulté, celui des milliers de cadavres enterrés à Sandarmokh. Or, il n’y a rien d’éthéré ou d’inspirant dans les photos de crânes excavés et de monuments funéraires que nous donne à voir le réalisateur en fin de route, pas plus que dans le témoignage de la fille de Dmitriev, dont les souvenirs d’enfance sont teintés de l’empreinte des morts, empreinte qui, même sous les pieds joyeux des Pankratev, demeure une trace indélébile des dérives de l’autoritarisme si prisé par les populations russes.
CHÈCHE LAVI
Sam Ellison | Mexique/Haïti/États-Unis | 2019 | 76 minutes | Section Bright Future — Bright Future
Rare occurrence que celle d’un récit migratoire aussi beau et cruel à la fois, un récit au développement parfaitement organique, où la critique implicite des politiques migratoires étasunienne provient du parcours de deux travailleurs apolitiques, deux tâcherons stoïques avides seulement d’un labeur honnête. Premier long-métrage du jeune documentariste Sam Ellison, Chèche lavi (du créole pour « cherche la vie ») suit le parcours de James et Robens, deux compatriotes haïtiens devenus migrants économiques, forcés de quitter leur pays dévasté en 2010 pour rejoindre le Brésil, avide à cette époque de main-d’œuvre bon marché pour l’édification des installations olympiques, puis forcés de quitter le Brésil dévasté de 2016 pour essayer de rejoindre l’Eldorado étasunien, supposé offrir l’asile aux Haïtiens déplacés. C’est au Mexique, à l’aube de l’ère trumpienne, que nous rencontrons les deux comparses, au pied d’un mur destiné à devenir le sujet d’infinies tergiversations. Frappés d’abord par le charisme et l’humanité des deux sujets, dont le patois à peine saisissable, la débrouillardise, la détermination et la bonne humeur nous les rendent d’emblée magnétiques (c’est ce qu’il a de beau dans le film), force est ensuite de constater la grande qualité de la photographie, de ces cadrages pittoresques qui capturent simultanément l’essence des lieux et celle de l’amitié que partage les deux hommes, des cadrages symboliques également, qui pourvoient au spectateur d’infinies variations sur le thème du passage, butinant à la frontière des images d’autant plus pertinentes qu’elles permettent d’illustrer de nombreux enjeux propres à l’une des plus acrimonieuses polémiques de l’histoire étasunienne. On assiste ainsi à la construction nonchalante du mur par des ouvriers désintéressés qui boivent tranquillement leur café. « Le mur, je m’en fous », déclare alors Robens, « ce n’est pas mon affaire », exprimant ainsi parfaitement la résignation des pauvres tiers-mondistes et leur endossement tacite du statu quo, produit d’un sentiment indécrottable d’impuissance politique. C’est ça qu’il y a de cruel dans le film : la résignation et l’impuissance circonstancielle des sujets, exemplifiée par le parcours dantesque de James, d’Haïti vers le Brésil, puis le Mexique, pour traverser péniblement la frontière vers les États-Unis, où il sera emprisonné, enchaîné, puis trimballé contre son gré vers le Missouri, le Tennessee et la Louisiane, puis expulsé vers son pays natal, comme dans une parodie grotesque de son parcours initial. Visiblement, les accolades reçues par Sam Ellison pour son travail de caméra sur Manchester by the Sea (2016) et Vox Lux (2018) sont entièrement mérités, mais on lui découvre aussi ici certains talents de monteur, tel qu’en témoignent quelques parallèles géniaux entre la vie de James en Haïti et la (nouvelle) vie de Robens à Tijuana. Ceci dit, autant voudrait-ton encenser son travail, que c’est plutôt le travail de ses deux sujets qui se révèle ici digne de mention, ne serait-ce que pour l’impossibilité pour eux de voir l’acharnement dont ils font preuve quotidiennement résulter en des récompenses internationales.
DOMAINS
Kusano Natsuka | Japon | 2019 | 150 minutes | Section Bright Future — Bright Future
Cet exercice ostensiblement brechtien, volontairement répétitif et anti-dramatique, ne risque pas de plaire à tout le monde, même si, entre le caractère hypnotique de certaines séquences et la pertinence théorique de l’ensemble, le spectateur réceptif s’y plaira souvent, plus souvent du moins qu’il n’y peinera. Le film commence à rebours, avec une scène courte et verbeuse dans laquelle un policier confronte la meurtrière d’une fillette avec les détails de son aveu de culpabilité. Toute la structure narrative du film est ainsi dévoilée, dans un effort initial de déconstruction, qui dès lors s’élargira exponentiellement. On comprend d’emblée tous les liens qui unissent les personnages, ainsi que toute la suite d’événements ayant mené au geste meurtrier, suite d’événements dont l’œuvre constitue en fait la mise en scène désossée. Débutant avec la lecture du scénario par des acteurs non costumés, filmés dans des plans d’ensemble procéduraux, le film se poursuit avec des tests caméras, puis avec des séquences montées et des pratiques de groupe, constituant en cela une sorte d’autopsie chirurgicale du septième art. Un hommage également, au processus laborieux de mise en scène cinématographique, lequel requiert répétition après répétition après répétition, essais et échecs, changement d’angles, réécritures, pratiques et tentatives ratées avant d’en arriver à un produit fini et prêt à consommer, exempt des traces de sa production, tel que prescrit par le mode institutionnel de représentation burchien, dont le film constitue ici l’envers absolu. Or, il faut donc s’attendre à réentendre les mêmes dialogues des dizaines de fois, pour comprendre le labeur inhérent au processus, mais aussi pour en capturer les subtiles variations, explicites surtout dans le jeu des interprètes. Et bien que tout cela puisse paraîtra immensément laborieux, il faut savoir que le film cultive également un certain suspense, dévoilant à compte-gouttes de nombreux détails pertinents au récit, dont l’anticipation procède d’un désir de savoir dévorant. Une fois les ossements narratifs partiellement découverts, c’est l’anticipation morbide de la scène 61 (la scène du meurtre de la fillette) qui devient source de suspense, lors d’une scène de répétition entre les trois acteurs, où la solennité professionnelle des parties ne fait qu’exacerber notre angoisse, révélant ainsi toute la complexité émotionnelle qui se cache derrière la simplicité et l’intellectualisme a priori obtus du dispositif.
JOEL
Carlos Sorin | Argentine | 2018 | 100 minutes | Section Voices —Big Screen Award
Joel possède toutes les qualités du « drame de qualité » contemporain : mise en scène attentive et intimiste, forte d’un objectif anthropocentrique qui suit à la trace un duo de protagonistes vraisemblables et bien campés par des acteurs admirablement dirigés. Le scénario, assez solide, est même empreint de questions éthiques fort subtiles et pertinentes sur le thème de l’individualisme occidental triomphant. Le problème, c’est que la perspective adoptée par le réalisateur participe justement aux tares sociales qu’il dénonce en aliénant le personnage-titre de sa propre histoire, en l’objectifiant, et en l’ôtant, pour ainsi dire, de l’équation morale qu’il nous convie ici à résoudre. En d’autres mots, Joel n’est pas un film à propos de Joel, ce petit gavroche des bas-quartiers portègnes, mais plutôt des parents qui l’entourent, et des dilemmes qui obsèdent ces derniers. Des deux côtés de l’écran, on parle des enfants, mais pas aux enfants ; on parle pour eux afin de mieux dénoncer leurs conditions, comme pour mieux valider leur insignifiance politique. Ce modèle de représentation exclusif est évident dès le départ, tel qu’en témoigne l’ensemble des scènes liminales, où c’est d’abord le parcours de Cecilia vers Diego que nous observons, puis celui des deux adultes vers un fils d’adoption dont ils savent très peu, sauf qu’il provient d’une famille éclatée, ayant tout juste perdu la protection d’un oncle criminalisé dont le legs deviendra vite l’un des enjeux principaux du récit. Jamais Sorin n'adopte-t-il le point de vue du jeune garçon, pas plus qu’il ne semble s’intéresser à son intériorité. Toutes les scènes où il apparaît sont des scènes qu’il partage avec au moins un adulte, dont la chorégraphie standard consiste en une avancée bienveillante vers l’enfant, assortie de la présentation d’une offrande visant à lui extirper quelque réponse à quelque question devant faire avancer le récit. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris Joel seul dans son cours de taekwondo… avant de réaliser que le point du vue apparemment neutre adopté par la caméra était en fait celui de Diego, debout en retrait du tatami. L’extériorité du point de vue est telle qu’on croirait par moments avoir affaire à un film d’enquête surnaturel à la Orphan (2009), tel qu’en témoigne la scène angoissante de rencontre avec l’enfant, et le caractère volontairement opaque de son background, source d’un malaise lancinant pour l’institution bourgeoise prévalente devant et derrière la caméra. Car si Joel n’est pas Esther, Sorin parvient presque à nous le vendre comme tel.
MONUMENT
Jagoda Szelc | Pologne | 2018 | 108 minutes | Section Voices — Rotterdämerung
Projet de fin d’études pour la vingtaine de jeunes acteurs à l’écran, Monument ressemble parfois à un grand exercice de théâtre, où tous ont pour mission de mimer une folie incontrôlable, née d’une affliction mystérieuse qui se révèle finalement comme un mécanisme narratif grossier. Ceci dit, même si la conclusion « surprise » du film ne méritait pas ici la note de passage dans un cours de Scénarisation 101, tout le reste de la production est extrêmement soigné, proposant au spectateur une atmosphère étrange et suffocante digne des meilleurs films d’horreur. Par moments, face à l’exceptionnel travail chromatique déployé devant nous, face à la virtuosité dérangeante du coloris scénique, du mélange adroit des rouges sanguins, des bleus oniriques et des verts vomi, mais aussi face à la présence oppressante d’une force surnaturelle élusive, je m’imaginais revoir (le vrai) Suspiria (1977), mais par voie du Shining (1980) de Kubrick, ne serait-ce que pour l’hôtel lugubre qui sert de toile de fond. Il existe en effet dans ce film un air de menace qui pèse sur nous dès le premier plan, notamment dans l’éclairage crépusculaire régnant, alors que se révèlent les nombreux protagonistes du récit, jeunes finissants de techniques hôtelières en route pour un stage dans un complexe isolé au cœur de la forêt polonaise. Cette introduction rappelle évidemment l’abc du film d’horreur, mais aussi celui du drame militaire, incarné notamment par la matrone superbe chargée d’accueillir et de diriger les jeunes lors de leur séjour, la « directrice » de l’établissement (Dorota Lukasiewicz-Kwietniewska), pur fantasme S&M avec ses tempes rasées, sa luxuriante crête blonde, ses yeux bleu acier, mais surtout son attitude impérieuse et cruelle à l’égard des laquais, qui la surnommeront d’ailleurs, comme pour rappeler le film d’Argento, « la sorcière ». Or, l’entraînement rigoureux auquel celle-ci soumet ses sujets se meut bientôt en glissage effréné vers la névrose, alors que les vignettes du quotidien ouvrier deviennent de plus en plus étranges, au gré de tableaux hypnotiques d’une horreur glauque et savamment étudiée, butinés çà et là dans les recoins les plus pittoresques de l’hôtel, dont Szelc maximise avec génie le potentiel expressif. Cela dit, puisque c’est la folie grandissante des personnages qui constitue ici la ligne directrice du récit, la structure narrative se révèle forcément lâche, très lâche même, de sorte qu’il semble que les séquences aient pu être montées dans n’importe quel ordre. Qu’à cela ne tienne, l’expérience cinématographique globale est exquise, proposant même une surprenante référence au Wavelength (1967) de Michael Snow, ainsi qu’une adéquation réflexive entre le métier d’acteur et celui des ouvriers d’hôtellerie, dont la « directrice » se dédouble ici en « réalisatrice », et dont le « jeu », destiné à amadouer leurs hôtes, tient lui aussi de la performance théâtrale.
ROMANTIC COMEDY
Elizabeth Sankey | Royaume-Uni | 2019 | 79 minutes | Section Voices — Rotterdämmerung
Le travail de recherche (filmographique du moins) est très impressionnant, de même que le montage (image du moins) de cet hommage pseudo-critique à la comédie romantique. Le problème, c’est que la thèse défendue par son autrice est raboteuse, et son esprit de synthèse lacunaire. Émanant d’une prédilection personnelle pour le genre, le film démarre en trombe, se présentant comme une sorte de journal intime imagé, où la voix désincarnée d’Elizabeth Sankey avoue son attirance pour les tribulations amoureuses des personnages de Meg Ryan et Hugh Grant qui se démènent à l’écran. Elle émet alors quelques réserves constructives à propos des images projetées, tel qu’en témoigne le travail d’analyse sévère, mais éparpillé, qui constitue la première partie de son œuvre. C’est là que sont déboulonnés, à juste titre, les modèles genrés hétéronormatifs que véhiculent les itérations hollywoodiennes du genre, au sein desquels les femmes possèdent comme fonctions quasi exclusives celles de faire-valoir et de muse des hommes, mais surtout d’objet consentant dans une économie interpersonnelle basée sur les vertus du mariage et de l’enfantement. Or, voilà justement le totem que parvient malheureusement à contourner Sankey : l’argument économique. Car l’encensement du couple, du mariage et de la rigidité des rôles genrés, bref l’idéalisation de la famille nucléaire traditionnelle comme but ultime de l’existence humaine, ce sont là les plus saillantes manigances capitalistes qui sous-tendent la comédie romantique industrielle. Pris séparément, comme ils le sont ici, leur racisme, leur homophobie, leur sexisme et leur élitisme ne parviennent pas à former un argument synthétique, mais une série de doléances spontanées, commentées, non sans une délicieuse ironie, par divers intervenants sans noms, des amis de la réalisatrice sans doute. Et bien que l’échantillonnage de films sélectionné pour l’occasion soit plutôt vaste, celui-ci fait fi des exemples asiatiques (les films de Johnnie To par exemple), promouvant en outre un survol plutôt brusque des productions prédatant les années 80 (les films de Howard Hawks et Billy Wilder notamment). Étant donné que le point de vue sur la question est avant tout intime, ceci explique cela : ce sont les œuvres fétiches de son autrice qui constituent le foyer de l’entreprise. Or, ce point de vue intime possède des limites évidentes, incarnées par le manque de scientificité de la démarche, mais surtout, par la handicapante volte-face effectuée en fin du parcours, lequel engloutit toute la critique liminale dans une sorte de nostalgie dévorante qui finit par justifier toutes les tares de ces productions au nom de l’universalisme du sentiment amoureux qu’on y retrouve. C’est très sirupeux, et en cela très fidèle aux codes d’un genre à l’endroit duquel l’autrice prétend prendre ses distances, mais auquel elle demeure inexorablement attachée, un peu comme la moyenne des gens aux rôles hétéronormatifs qui s’en dégagent.
LES SEPT DERNIÈRES PAROLES
Kaveh Nabatian, Ariane Lorrain, Sophie Goyette, Juan Andrès Arango, Sophie Desraspe, Karl Lemieux, Caroline Monet | Québec | 2019 | 74 minutes | Section Bright Future — Bright Future
L’accueil du public néerlandais fut fort chaleureux pour ce film québécois fait à quatorze mains, et pour les quatre musiciens live chargés de la bande sonore. Malheureusement, la bigarrure ahurissante de l’ensemble, mais aussi les décalages fréquents, et souvent improductifs, entre l’image et le son, m’ont empêché de partager l’enthousiasme généralisé. Ceci dit, le problème de l’œuvre est assez simple à cerner : c’est que la partition pour quatuor à cordes qui lui sert de canevas constitue à la fois un lien trop ténu entre les huit segments disparates qui le composent et une pierre d’achoppement pour le processus créatif des cinéastes. Mis en scène par sept réalisateurs.trices à la sensibilité unique, guidés par sept mots-clés issus des paroles de Jésus en croix, filmés dans cinq pays différents (du Québec à Haïti en passant par l’Iran, la Colombie et les États-Unis) et dans plusieurs styles distincts (du documentaire direct au film expérimental kubelko-angerien, en passant par la fiction onirique et le documentaire d’observation), lesdits segments n’avaient aucune chance de former un tout cohérent, surtout sur fond de musique orchestrale imposée et importune. En effet, si le mérite individuel des efforts pourvus par tous ces jeunes talents est indéniable — la photographie enivrante des films de Monet et Nabatian et le travail sur pellicule de Lemieux sont particulièrement mémorables — force est sans cesse de constater la nature du handicap mélodique. Qu’il s’agisse du camouflage des percussions iraniennes et de l’amortissement de la fougue populaire dans le film de Lorrain, ou du silence sacrifié dans presque tous les autres films, l’impact de celui-ci s’avère presque toujours lancinant. En effet, s’il n’est pas très verbeux, c’est que le cinéma québécois cultive un silence habité souvent plus éloquent que les paroles des personnages, silence dont auraient bénéficié ici de nombreuses séquences plus contemplatives (les promenades sur les rivières colombiennes par exemple, ou les plans de vieillards abandonnés sur leurs lits d’hôpitaux). Goyette ne s’en sort pas si mal à cet égard, elle qui dans un effort réflexif parfois délicieux, nous donne à voir la vie d’une contrebassiste interprétant diégétiquement le morceau extradiégétique, mais elle demeure impuissante à prévenir l’hétérogénéité assassine du tout, hétérogénéité cachée sous le voile d’un universalisme qui ressemble en fait parfaitement, n’en déplaise à l’équipe, à un pur Canadianisme…
THAT CLOUD NEVER LEFT
Yashaswini Raghunandan | Inde | 2019 | 65 minutes | Section Bright Future — Bright Future
« Des jouets faits de cinéma » ? C’est à la découverte de ces intrigants objets que nous plongeons tête première dans le film de Yashaswini Raghunandan, dont la mise en scène possède tout le ludisme ad hoc pour nous y guider. Tourné à Daspada dans le Bengale-Occidental, That Cloud Never Left adopte un regard documentaire, mais poétique sur le récit fictionnalisé des faiseurs de jouets locaux, dont l’un des matériaux de travail est la pellicule caduque issue des studios bollywoodiens, qu’on voit ici défilée, puis filamentée et sectionnée par des ouvriers lors d’une scène qui tient de la pure torture cinéphilique. Heureusement, c’est le principe de réincarnation qui s’applique ici, et celle-ci se voit donc dotée d’une nouvelle vie, non seulement dans les jouets optiques qu’elle permet de créer, mais aussi dans les usages matérialistes qu’en fait la réalisatrice, qui parsème son œuvre de séquences impressionnistes où c’est la pellicule meurtrie qui se donne en spectacle, dansant sous nos yeux ébahis comme à la belle époque de son utilisation première. Mais il y a plus, car au-delà de la réutilisation qui en est faite, le principe même de déséquentialisation qu’implique son découpage en photogrammes individuels influence toute la structure de l’œuvre. De prime abord, cette dernière se présente en effet comme une succession incohérente de somptueuses vignettes visant à illustrer la vie des villageois, mais surtout des gestes quotidiens qu’ils effectuent dans le processus de fabrication d’objets destinés au marché étranger. Des gestes mécaniques effectués dans l’attente de la lune rouge du 27 juillet 2018 (la plus longue éclipse lunaire du XXIe siècle), et dont la présentation non séquentielle rappelle justement le principe de découpage pelliculaire susmentionné. Si ce n’était la qualité exceptionnelle du son — outil narratif privilégié par la réalisatrice — on croirait presque voir là un album photo, alors qu’il s’agit en fait d’un documentaire désarticulé sur le principe même de la reproduction mécanique, bref d’un film qui, dans son exploitation de la déséquentialisation comme sujet et comme principe structurel, proposition une adéquation presque parfaite entre son contenu et sa forme. Sans doute mon enthousiasme est-il exagéré, mais il y a définitivement quelque chose de génial qui se déroule ici. Certes, le tout mériterait sans doute d’être raffermi, et exempté de quelques retailles, mais l’amour cinéphile débordant dont fait ici preuve la surprenante Raghunandan compense pour n’importe quel défaut potentiel. Même l’allusion à l’éclipse lunaire est géniale en soi puisqu’elle réfère elle aussi, dans une orgie délectable d’échos spéculaires, au processus mécanique de la projection cinématographique.
WINTER’S NIGHT
Jang Woo-jin | Corée du Sud | 2018 | 91 minutes | Section Bright Future — Bright Future
C’est avant tout la pureté qui caractérise cette suite logique d’Autumn, Autumn (2016), pureté de la mise en scène, pureté des sentiments véhiculés par une distribution d’acteurs en béton, et pureté de la neige duveteuse, qui recouvre ici les paysages mélancoliques de Chuncheon de son lit d’albâtre, porteuse insouciante des traces éphémères que laissent les mortels vieillissants dans son sillon. Utilisant comme MacGuffin un téléphone cellulaire égaré que doivent absolument quérir les protagonistes sur une île accessible uniquement par traversier, Jang Woo-jin nous propose ainsi l’anatomie douce-amère d’un couple en fin de vie, un couple cinquantenaire uni par l’habitude que verra éclater une blague mal placée, l’isolation circonstancielle de ses deux membres et la rencontre d’un couple plus jeune, mais très semblable, qui pourrait très bien être une version rétrospective d’eux-mêmes.
Formée surtout de longs plans statiques, la qualité des cadrages s’avère essentielle ici à l’appréciation du film, de même que le jeu ininterrompu des acteurs, dont plusieurs des dialogues sont improvisés par souci de véracité. À ce chapitre, l’œuvre est particulièrement réussie, offrant le cadre entier comme une scène pour les comédiens tout en cultivant un hors-champ foisonnant de possibles, constituant en somme, dans sa simplicité et son efficacité, le summum de l’économie narrative. Qui plus est, force est d’admettre que la mise en scène exemplaire de la nuit hivernale proposée si énigmatiquement par le titre aide énormément au maintien de l’atmosphère. La solitude des personnages, esseulés par le froid et l’isolement géographique, ne formant que des relations circonstancielles avec les êtres environnants, perdus puis retrouvés dans la profondeur de champ, le caractère inhospitalier et onirique des rives glacées, l’adéquation des tableaux gelés avec l’art de la nature morte, ainsi que le caractère minimaliste de la bande sonore, ponctuée seulement par quelques bruits de craquement utilisés pour aiguiser le suspense, contribuent tous à l’idée centrale de la glaciation émotionnelle et du détachement, fruit de la détérioration inexorable des relations amoureuses au gré du temps. Cela dit, la gestion temporelle dont fait preuve le réalisateur est tout aussi exemplaire, lui qui filme presque son récit en temps réel (trois heures de temps diégétique équivalent à une heure de temps extradiégétique), alors qu’il filme en fait un récit s’étalant sur vingt ans, de l’époque du service militaire de Heung-ju jusqu’à l’époque actuelle (où il se dédouble dans le personnage de Woo Ji-hyeon). Un autre exemple de la vitalité incomparable du cinéma sud-coréen.
PARTIE 1
(Caminhos Magneticos, Carelia: Internacional con monumento,
Chèche Lavi, Domains, Joel, Monument, Romantic Comedy,
Les sept dernières paroles, That Cloud Never Left, Winter's Night)
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