AUSTERLITZ
Sergei Loznitsa | Allemagne | 2016 | 94 minutes | Présentations spéciales
Dans quelle mesure la posture de « touriste » altère-t-elle notre rapport à l’Histoire ?
Austerlitz nous confronte aux images troublantes des masses qui se déplacent pour visiter les camps de concentration, à l’étrange indécence d’un voyeurisme normalisé qui transforme le « devoir de mémoire » en simple visite guidée. Par l’entremise d’une série de plans fixes parfaitement cadrés, Sergei Loznitsa expose le spectacle surréaliste et profondément choquant de tous ces individus qui se prennent en photo devant l’inscription «
Arbeit macht frei » et mangent tranquillement leur sandwich avant d’aller faire un tour dans une chambre à gaz ; mais l’intransigeance du cinéaste apparaît au final aussi explicitement méprisante que potentiellement manipulatrice, son refus de filmer les humains autrement qu’à la manière d’un troupeau trahissant la condescendance intrinsèque d’un dispositif qui fige son rapport au réel par le biais d’une certaine disposition esthétique de la réalité. Si le film critique l’impossibilité du contact entre ces visiteurs et l’Histoire, c’est aussi l’absence d’un contact sincère entre le film et ses sujets qui finit par créer un profond malaise ; car la superficialité perçue de ce tourisme est aussi le produit d’une mise en scène qui reste elle-même en surface, assumant (sans jamais l’affirmer ouvertement) qu’un individu qui porte un t-shirt de
Jurassic Park dans un camp de concentration est incapable de ressentir une émotion sincère face à l’horreur de ce qu’il voit sous prétexte qu’il porte un t-shirt de
Jurassic Park. Preuve qu’un cinéma faussement « contemplatif » mais agressivement discursif n’est pas à l’abri des raccourcis les plus grossiers et, par le fait même, d’une certaine complaisance qu’il prétend pourfendre.
(Alexandre Fontaine Rousseau)
COMBAT AU BOUT DE LA NUIT
Sylvain L’Espérance | Québec | 2016 | 285 minutes | Compétition nationale longs métrages
Ce monde se meurt en catastrophes annoncées, dans un compte à rebours devenu infinitésimal, inversement proportionnel à la souffrance planétaire.
Combat au bout de la nuit s’y plonge, prospectant patiemment un fil conducteur sensible parmi des vécus, et livre cette rencontre comme un terrain de résistance extrêmement fertile.
Depuis son premier séjour documentaire en Afrique de l’Ouest, avec
La main invisible (2002), Sylvain L’Espérance étoffe une démarche esthétique que l’on a qualifiée de méditative, et qu’il réitère ensuite plus affirmativement dans sa trilogie malienne, façonnant dans l’ensemble, un portrait des solidarités organiques humaines soumises à un système économique global qui carbure en imposant le désarroi et la reconfiguration des modes d’être : dissolution de la tradition, chômage, pillage de ressources naturelles, migrations, etc.
Combat au bout de la nuit part d’un principe tout à fait similaire où, dans la Grèce actuelle, en pleine crise d’austérité, des lois se décident en écrasant toute volonté de souveraineté démocratique. La morosité politique règne, sur fond de privatisations sans précédent et de déchiquetage du filet social. Au travers de cet accablement, L’Espérance rassemble des récits de résistance, comme celui d’un groupe de femmes de ménage qui se bat pendant plus d’un an pour récupérer des emplois injustement perdus. En piquetage ou en brasse-camarade avec la police anti-émeute, ces mères de famille, pour la plupart, ont du cœur au ventre et une bonhomie qui résonnent par l’entremise d’une rhétorique lucide et de chants de résistance. Un autre temps, un autre lieu, des vieux chômeurs chantent eux aussi la mélancolie de l’époque. Ils ne savent pas trop comment faire pour trouver du travail à leur âge, alors qu’on a saboté leurs retraites. Des migrants sans-abri survivent de négoce possible grâce aux ordures. Abdoulaye, dans un français académique, ressent de la honte pour avoir dû fuir l’humiliation qu’il subissait « là-bas ». Et surtout ceux qui auront eu,
hamdullah, la chance de survivre au périlleux voyage en mer, d'où des tonnes de migrants dans des embarcations de fortunes ont accosté sur l’Île de Lesbos, eux aussi rajoutent une couche supplémentaire de complications. Beaucoup des migrants du Proche-Orient, on le comprend, ont eu le malheur de naître dans une zone où les plaques tectoniques de la géopolitique internationale s’entrechoquent sciemment depuis un siècle...
Mais tout ça, on le sait déjà quand on lit les nouvelles. Seulement,
Combat au bout de la nuit n’est ni un exercice démonstratif ni un document pamphlétaire, et c’est précisément par son détour esthétique au long cours que le film réhabilite la possibilité d’une véritable prise de conscience pour soi-même, face à l’ampleur de ce crime humanitaire généralisé. D’abord par accumulation et juxtaposition des récits, sur les presque 5 heures qu’il dure, le film permet relier dans un même souffle des contextes autrement désolidarisés dans la réalité. Puis par la force de l’écoute complètement dédiée de L’Espérance face aux intervenants, favorisant un jaillissement subtil de l’intime par-delà du fait politique. Et finalement, comme dans ses films précédents, mais encore plus librement, le montage culmine à juste dose lors de séquences d’abstraction : des ressacs sur la mer agitée,
jump cuts d’un sous-marin en négatif qui entre dans le port ; réminiscence d’une Seconde Guerre mondiale encore pas trop loin derrière, et vol cahoteux d’un goéland immaculé qui virevolte sur place dans une nuit dense ; symbole s’il en est du caractère fantomatique de l’oppression systémique. Plus encore que des figures de style, par truchements, ces séquences servent à la fois d’arrêt au puits et de point de bascule pour la psyché spectatrice, à qui il incombe de gober la radicalité du réel, tout en demeurant sensible au récit humain, liant principal du film.
Ce monde s’évanouit dans un cauchemar néolibéral toxique où il n’y a d’oasis que pour les dominants, et pour le reste, des mirages. Quand quelque chose brille à travers la tragédie, comme pour la terreur, à défaut de pouvoir la nommer il faut la montrer pour la rendre appréhendable ; il s’agirait, idéalement, d’une fonction de l’art. Sans naïveté à outrance, le
bout de la nuit n’est-il pas le moment le plus près de l’aube ?
(Olivier Lamothe)
à propos de
HE WHO EATS CHILDREN
Un film de Ben Russell (États-Unis, 2016) de 25 minutes.
Présenté en Compétition internationale courts et moyens métrages.
(Julie Delporte)
QUEBEC MY COUNTRY MON PAYS
John Walker | Canada | 2016 | 89 minutes | Compétition internationale longs métrages
Ce film, qui tient à la fois de la touchante autobiographie et du documentaire sociohistorique, tente de nous faire revivre l’histoire du Québec moderne par les yeux d’un unilingue anglais natif de Montréal. Cependant, s’il cherche à lever le voile sur cette autre « solitude » (et à nous faire comprendre comment ceux qui la constituent ont pu souffrir dans un Québec dont les francophones se disaient humiliés et bafoués), il nous permet surtout de comprendre l’incompréhension dont il fait son sujet, non pas en nous permettant de les voir, eux, mais en nous permettant de voir comment eux nous voient, ou plutôt… ne nous ont jamais réellement vus. En effet, pour le Québécois francophone assis dans la salle, ce film n’apporte absolument rien de neuf, ne jette aucun nouvel éclairage, ne lui apprend rien de nouveau. Or, c’est justement cette absence de nouveauté qui lui apprend quelque chose. C’est parce que nous n’apprenons rien que nous en apprenons beaucoup : que les anglophones n’étudient visiblement pas la même histoire que les francophones, que les anglophones ne connaissent pas grand-chose à l’histoire des francophones, que les deux solitudes sont bel et bien réelles. En somme, en tentant de combler la fissure qui sépare les deux « peuples fondateurs » (et dont rend joliment compte l’affiche), le film ne parvient qu’à prendre la mesure de ce qui les éloigne. Et viens que je te ressasse la défaite des plaines d’Abraham et celle des Patriotes, la « dictature » duplessiste et la « Quiet revolution », l'explosif Charlebois et les bombes du Èffelquiou, l’élection de ti-poil et l’outrecuidance de ti-pet, l’échec référendaire et ses « Gens du pays » pleurant à chaudes larmes… Et viens que je te remâche l’obscurantisme religieux, la soutane et l’encensoir, les familles trop nombreuses dont les pères sont absents et les mères trop présentes, notre « parlure pas très propre », notre « Maître le passé », l’étable et le ti-jésus, les veaux, les vaches, les cochons et les couvées… On s’étonne que tout cela, appris par cœur, mainte fois répété, revu et corrigé, débattu, discuté, épluché, disséqué, étudié, analysé, examiné sous toutes ses coutures, ait encore besoin d’être raconté. Et il est encore plus symptomatique de voir Walker choisir ses intervenants – Denys Arcand et Jacques Godbout, notamment –, ces septuagénaires, artisans autoproclamés de la fameuse « révolution » dont ils ne cessent de se gargariser (et en anglais pour l’occasion), comme si le Québec, après eux, s'était fossilisé... pour de bon. Oui, tout cela nous en dit long sur le fossé. En revanche, il est intéressant de porter attention — sur cette trame connue — aux détails sur lesquels insiste Walker pour « nous » présenter aux « siens » : outre le clergé qui arrose abondamment le peuple d’une eau bénite qui le fait giguer à qui mieux mieux, il faut voir comment les felquistes passent pour de sanguinaires terroristes n’étant « pas intéressés par la paix » (et essentiellement intéressés à faire peur aux tites-madames de Westmount) et comment l’imagerie de carte postale — l’impétuosité du fleuve, l’immensité des montagnes, la luxuriance des forêts, les éclatantes couleurs d’automne, les rudes tempêtes de neige — semble être adressée aux membres d’une famille qui habite ailleurs. Vers la fin du film, alors que tout ce qui était su fut dit, Walker laisse miroiter la possibilité de faire de cette fissure, une brèche (par laquelle nous verrions enfin luire une lueur). Il orchestre une rencontre (un peu forcée) entre une jeune anglophone et une jeune francophone, dignes représentantes de la génération Y (il y a une vie après les baby-boomers !). Les deux filles s’enfonceront toutefois dans le même cul-de-sac. Pour un francophone, sa place est ici, au Québec, et il se persuade que l’anglophone peut vivre partout au Canada. Ce que l’anglophone contestera, bien sûr : « Je suis chez moi, au Québec, et je me sens étrangère à Toronto. » On en vient à l’évidence : il faut dorénavant créer des ponts. Or, de ces ponts, nulle architecture ne sera dressée. Ayant poursuivi l’enquête, le documentariste se serait peut-être rendu compte que les solitudes se sont multipliées dans le Québec contemporain et que les ponts allaient demander des architectes sacrément plus ingénieux. Le brouillard que l’on voulait lever demeure, plus épais encore. En somme, par son existence même, ce documentaire fait la preuve par X, de ce qui fonde la faille qu’il prétend combler.
(Jean-Marc Limoges)
LES TOURMENTES
Pierre-Yves Vandeweerd | Belgique | 2014 | 77 minutes | Rétrospective
Réunies sous le thème de l’égarement, leitmotiv essentiel pour la cohésion structurelle de l’oeuvre, les images hypnotiques de Pierre-Yves Vandeweerd nous semblent désespérément éparses, écartelées entre les récits insulaires de bergères mystiques et des internés ambulants de l’hôpital psychiatrique François-Tosquelles. Portrait onirique de la neigeuse Lozère, dans le nord de l’Occitanie, le film se révèle ainsi comme un fourre-tout idéal et iconographique, qui, sous la trame ténue des tourmentes, aborde des sujets aussi variés que la solitude, l’aliénation, le souvenir, le respect des morts, l’érosion de la langue occitane, l’acharnement psychiatrique et le travail de berger. La densité des idées abordées est telle qu’on s’y perd rapidement, accablés par les plans sursaturés de paysages pastoraux, encombrés sans cesse d’étranges effets sonores et de susurrements lancinants. Face à une telle surenchère auditive, à peine justifiée par les velléités conceptuelles de l’auteur, la puissance mélancolique des tourmentes peine à nous imprégner, compromise par une trame sonore qui conjure la solitude par la psalmodie. Heureusement, malgré l’éparpillement discursif de l’oeuvre, celle-ci est dotée d’une puissance ethnographique incomparable, laquelle nous rappellera sans doute le cinéma de Jean Rouch, mais surtout celui de Pierre Perrault. Cinéaste du territoire et de la parole paysanne, ce dernier trouve un apte successeur chez Vandeweerd, qui non seulement s’évertue à réinstaurer les mythes locaux, mais à raviver la langue occitane, misant sur le pouvoir d’évocation des paysages naturels pour mieux étayer sa thèse. En effet, l’auteur fait ici preuve d’un rare flair pour la mise en scène des panoramas alpins et des moutons qui y paissent. Filmés sous le soleil éclatant du midi, ceux-ci semblent appartenir à un monde à la fois éthéré et brutalement tangible, un monde où l’onirisme du décor se heurte à une dure réalité climatique, étoffant par cette seule contradiction l’antinomique poésie ethnographique du réalisateur, seule capable de rendre à un monde de fous sa réalité propre.
(Olivier Thibodeau)
PRÉSENTATION
OUVERTURE : FUOCCOAMARE : PAR-DELÀ LAMPEDUSA
JOUR 1
(David Lynch: The Art of Life, Ta'ang)
JOUR 2
(Angry Inuk, Hier à Nyassan, Kate Plays Christine, Il Solengo)
JOUR 3
(Aim for the Roses, Fuocoammare : par-delà Lampedusa,
Dark Night, S.E.N.S., We Can't Make the Same Mistake Twice)
JOUR 4
(The Botanist, Brothers in the Night,
Manuel de libération, Territoire perdu)
JOUR 5
(Austerlitz, Combat au bout de la nuit, He Who Eats Children
Quebec My Country Mon Pays, Les tourmentes)
JOUR 6
(Brothers in the Night, Gatekeeper, The Great Theater,
Long Story Short, Speaking is Difficult, Uzu,)
JOUR 7
(A Train Arrives at the Station, Andrew Keegan déménage,
Animals Under Aneasthesia, Dialogue(s), Gulistan, terre de roses,
Isabella Morra, Manuel de libération, Non-contractual)
JOUR 8
(Calabria, Le goût d'un pays)
JOUR 9
(Le concours, The Dreamed Ones, Swagger)