DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fantasia 2023 : Partie 2

Par Sylvain Lavallée et Olivier Thibodeau

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prod. Divnity the Film

DIVINITY
Eddie Alcazar  |  États-Unis  |  2023  |  88 minutes  |  Sélection 2023

En regardant cette sublime monstruosité, je ne pouvais m’empêcher de penser que seule l’absurdité de notre époque pouvait invoquer ce genre d’absurdité cinématographique, ce délire rétrofuturiste, d’un postmoderne guignolesque et de nature schizoïde, à la fois raffiné et sans goût, profondément solennel et incroyablement ridicule, qui dénonce le monde de la publicité tout en rivalisant de grossièreté avec lui. Divinity est un film qui déborde de style d’une façon vaine et vaniteuse, mélangeant pour faire cool une facture 16 mm granuleuse avec des images numériques de drones, et dont « l’érotisme » criard est ennobli artificiellement par l’aura du cinéma d’auteur respectable du producteur Steven Soderbergh, qui se paye ici la traite. Le tout parvient malgré tout à demeurer fascinant de part en part, partiellement pour l’étrange anachronie de sa photo noir et blanc, le pittoresque éthéré de sa direction artistique, son esthétique visuelle triomphante et sa belle plasticité, complice d’une hilarante parodie du culte des corps sculptés. Même l’absurdité des péripéties salaces et tonitruantes qui ponctuent le récit fait sourire, nous rappelant que, dans Divinity comme partout ailleurs dans la société, au cinéma, dans la publicité, nous sommes désormais prisonniers de l’imaginaire égoïste et mesquin d’un adolescent de 13 ans.

Le film nous catapulte dans un espace-temps imprécis, dans un futur qui ressemble au passé, rempli de machines, d’annonces et de bagnoles rétro, à l’intérieur d’un manoir de style moderniste, mais à une époque où 97% de la population est stérile, notamment à cause du nouveau médicament titulaire, destiné à préserver les corps d’une élite décadente contre le vieillissement et la maladie. Le récit oppose Jaxxon Pierce (Stephen Dorff), sorte de génie du mal à la Bill Gates et inventeur du médicament, à deux hommes du futur venus le transformer en monstre en lui injectant un condensé de son propre sérum. Une travailleuse du sexe messianique (Karrueche Tran), sollicitée par les deux hommes, et une secte de femmes en combinaisons moulantes vouées à traquer les dernières personnes fécondes de la planète viennent compléter — et tarabiscoter —  l’ensemble.

D’entrée de jeu, le film se réclame de la science-fiction transcendante des années 1970, grâce à la séquence psychédélique qui introduit le journal filmé du brillant chimiste Sterling Pierce (Scott Bakula), père de Jaxxon. Ce n’est qu’à l’arrivée dans le manoir de ce dernier qu’Alcazar commence à abandonner ses prétentions à la noblesse du genre, voire à toute notion de bon goût, se vautrant dès lors dans l’imagerie publicitaire tonitruante qui joue en boucle à la télé, et où des corps boursouflés bandent leurs muscles pour vendre des fioles de Divinity. C’est dans ce décor froid que le réalisateur multiplie les scènes de sexe vulgaires, dénuées d’érotisme au point d’en être machiniques, et les images de fêtes qui ressemblent à des partouzes, où des gros jambons lascifs et des gigolettes en petites tenues se gavent lascivement de l’agent rajeunissant. Le changement de garde intergénérationnel s’accompagne ainsi d’un changement de paradigme entre une science (et un cinéma) dédiés à l’expérience humaine, et leurs contreparties contemporaines, qui visent à abstraire celle-ci et à l’aliéner toujours davantage de la nature. Mais il s’agit sans doute là d’une lecture trop intellectuelle de cette œuvre qui discourt surtout par la démesure, insérant sa critique du culte des corps dans le culte des corps, allant même jusqu’à mettre en scène un climax opposant deux gros bras, dont l’un en stop motion, à deux pugilistes aux poings électriques. Il faut vraiment le voir pour le croire, comme tout le reste du film d’ailleurs… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Last Conker

RAGING GRACE
Paris Zarcilla  |  Royaume-Uni  |  2023  |  100 minutes  |  Sélection 2023

Paris Zarcilla déploie un certain génie satirique dans son premier long métrage, encensé à SXSW, mais force est de constater que Raging Grace change trop souvent de cap pour trouver son erre d’aller, pâtissant d’un scénario un peu lacunaire où les ruptures de ton irritent et où certains éléments de caractérisation sont utilisés de manière trop circonstancielle. Lors du visionnage, on se surprend même à ressasser la fameuse leçon d’Hitchcock à propos de la différence entre surprise et suspense. En effet, c’est ici la surprise qui prime, au détriment d’un suspense qu’on ne laisse jamais vraiment prendre racine.

Britannique d’origine philippine, Zarcilla s’affaire avec son film à héroïser le travail des servantes philippines qui triment à la solde des riches ordures du Royaume-Uni, mais aussi à esquisser une petite histoire de leur domination, via les tribulations de sa protagoniste, Joy (Max Eigenmann), auprès des deux membres restants d’une dynastie bourgeoise déliquescente (Leanne Best et David Hayman). Joy bûche comme une forcenée à faire des ménages pour divers clowns qui l’observent avec dédain, ou une certaine curiosité zoologique, afin d’acheter sa citoyenneté et d’assurer l’avenir de sa fille Grace (Jaeden Paige Boadilla), qu’elle cache entretemps dans la demeure de ses patrons. Les choses semblent s’améliorer lorsqu’elle décroche un poste de gardienne dans un manoir où une femme névrosée s’occupe de son oncle cancéreux et «comateux», mais rien n’est plus loin de la vérité.

Bien qu’il nous fasse vivre quelques moments d’angoisse prenants, particulièrement passé le réveil du patriarche, un personnage fascinant dont la mesquinerie veloutée est à glacer le sang, le film peine à nous embarquer dans son flot, qui bifurque constamment. Initialement, c’est la surenchère de musique dramatique qui empêche la parodie de prendre. Puis, ce sont les constantes saynètes humoristiques entourant la dissimulation de Grace aux yeux de Katherine (Best), de même que la performance caricaturale de cette dernière qui empêchent le suspense de s’installer, et ce malgré la présence d’une bande sonore dramatique toujours aussi appuyée. À la fin, on perd même Joy de vue, le temps d’une finale où Grace sert d’instrument dans la lutte qui oppose les deux méchants bourgeois dégénérés, de sorte qu’on peine à savoir où Zarcilla veut en venir, ainsi qu’à identifier les rouages et les courrois d’un récit qui oscille étrangement entre le drame prolétaire et la saga dynastique.

L’une des raisons qui explique le manque d’efficacité dramatique du film est sans doute la fadeur de son héroïne, son incapacité à servir d’ancrage solide dans la diégèse et sa nature platement symbolique d’une condition immigrante semi-spécifique. On note à cet égard l’écriture fonctionnelle plutôt que dramatique de son personnage, dont on dévoile certains détails biographiques cruciaux juste en passant, comme une arrière-pensée visant à faire avancer le récit. Joy est infirmière de formation. Le saviez-vous? Non, parce qu’on ne le révèle qu’à mi-chemin, au moment où il est temps de donner les pilules au bonhomme. Pourquoi? Parce que Joy est avant tout une ménagère, une mère et une immigrante. C’est du moins ce que l’on retire du scénario, qui finit par restreindre sa protagoniste aux fonctions où l’encarcanne la mentalité colonialiste sous prétexte de l’en libérer. (Olivier Thibodeau)

Prochaine projection : 1er août à 16h35 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. Hammerstone Studios / Capstone Global / Signature Films

SYMPATHY FOR THE DEVIL
Yuval Adler  |  États-Unis  |  2023  |  90 minutes  |  Sélection 2023

On attend les nouveaux films de Nicolas Cage avec un mélange d’espoir jubilatoire et de méfiance prudente, en se demandant de quel côté va tomber l’œuvre: dans le bassin de plus en plus volumineux de productions minables misant sur le phénomène populaire autour de la star pour engranger quelques sous faciles, ou dans le nombre restreint, surtout dans les dernières années, de films capables de mettre en valeur les performances toujours inventives et dévouées de l’acteur, idéalement par une mise en scène et un récit minimalement compétents. Sympathy for the Devil se situe à quelque part entre les deux, en ce qu’il s’agit d’une œuvre qui serait d’un inintérêt total si ce n’était qu’elle sert de prétexte pour déchainer Cage, qui en profite pour livrer l’une de ses interprétations les plus survoltées  et à ce niveau, difficile de se plaindre.

Sorte de variation autour de Collateral (2004), avec sa prémisse d’un individu mystérieux (Cage) qui prend un automobiliste (Joel Kinnaman) en otage le temps d’une virée nocturne, se transformant ensuite en jeu de pouvoir entre les deux hommes, Sympathy for the Devil souffre de cette comparaison dans sa première partie tant le film fait pâle figure face à celui, magistral, de Michael Mann. Pourquoi ce simple père de famille se fait kidnapper alors qu’il allait rejoindre sa femme en train d’accoucher? La mise en scène comme le scénario peinent à nous intéresser à cette question. Le film joue vaguement avec l’iconographie de l’enfer (Cage est vêtu de rouge, les cheveux flamboyants, la caméra insiste sur le feu des cigarettes), mais si ce n’était du titre et d’un programme de festival qui souligne explicitement l’interrogation (serait-ce le diable lui-même?), celle-ci ne nous serait sans doute jamais venue à l’esprit. En fait, rien ne me venait à l’esprit durant cette première demi-heure incapable d’installer le suspense, si ce n’est qu’il aurait mieux fallu trouver une meilleure occasion pour honorer Cage d’un prix de carrière.

Puis arrive une scène assez savoureuse où notre star s’en prend à un policier arrogant, et à partir de ce point sa performance, jouant jusque-là sur une menace sourde et relativement calme, se fait de plus en plus imprévisible. Cela donne lieu à quelques moments jouissifs, notamment dans une longue séquence dans un diner, alors que l’acteur alterne entre les colères impromptues, la danse, les tics excessifs, pour finir dans un désespoir à fleur de peau (qui demeure ce qu’il fait de mieux). Le titre trouve alors sa raison d’être, non pour qualifier le protagoniste mais plutôt la star qui l’incarne, faisant preuve ici d’une énergie démoniaque. Cela dit, à ce point de sa carrière, l’excès est attendu de la part de Cage et, même s’il continue d’innover et de s’investir dans ses personnages, il est difficile de ne pas le sentir en partie prisonnier de lui-même, ou du moins d’une image qui s’est construite autour de lui. À ce titre, Sympathy for the Devil s’en tire mieux que l’infect Renfield (Chris McKay, 2023) et le générique The Unbearable Weight of Massive Talent (2022), l’acteur paraissant cette fois beaucoup plus libre, mais il est difficile de se défaire de l’impression que le tout repose encore sur un culte superficiel s’intéressant moins à la réelle créativité infernale de Cage qu’à des extravagances faciles à transformer en meme.

Peut-être qu’il faut une prémisse aussi décharnée et propice à l’expressionnisme que celle de Vampire’s Kiss (1988) pour laisser la pleine place à l’acteur, alors qu’ici le film dévoile plutôt la paresse d’un cinéaste sachant pertinemment qu’il pourra compter sur sa star pour attirer l’attention  pourquoi alors se forcer à écrire un scénario? Il ne reste qu’une psychologie sommaire, d’un machisme stupide, la souffrance et les tourments du personnage demeurant on ne peut plus superficiels (même s’il s’agit encore et toujours du moteur expressif de Cage) et ne servent finalement qu’à justifier la violence pour mener à une révélation finale ironique mal menée. Inévitablement: du moment que la star s’empare du film, il ne nous reste plus aucune sympathie envers le personnage de Kinnaman (ce n’est pas tant sa faute, il fait un bon contrepoids à l’excentricité de son vis-à-vis), et la dramaturgie s’effondre. Tant pis, au moins, nous avons eu du Cage en grande forme; espérons seulement qu’il trouve enfin un film à sa mesure. (Sylvain Lavallée)

 


prod. Capricci Films / Bobi Lux / et al.

VINCENT MUST DIE (VINCENT DOIT MOURIR)
Stéphan Castang  |  France  |  2023  |  108 minutes  |  Compétition Cheval noir

Vincent doit mourir n’est pas un mauvais film; il pourrait même faire l’objet d’un culte. Le problème, c’est qu’il ne sait pas vraiment quoi faire avec son concept central, sorte de variation individualiste sur The Sadness (2021), où ce sont des personnes spécifiques, comme Vincent, qui font l’objet de la furie meurtrière soudaine de leurs concitoyen·ne·s. Cette prémisse donne lieu à moult séquences mémorables: les premières attaques, prenantes et inattendues, perpétrées à coups de laptop et de stylo par ses collègues; l’hilarante saynète au commissariat, où notre héros, polytraumatisé, s’entend à l’amiable avec un agresseur contrit, hébété par sa propre violence; les vignettes satiriques dans les bureaux du psychologue et du patron, où l’on accuse la victime de sa propre victimisation; l’interminable et visqueuse scène de lutte dans la fosse septique… Or, toutes ces séquences sont contenues dans la première partie du film, après quoi celui-ci commence à manquer cruellement d’inspiration, utilisant son principal ressort scénaristique de manière bancale, comme une sorte de panacée narrative, au service d’une sous-trame romantique douteuse où la violence devient synonyme de passion… 

Au centre du problème réside une crise identitaire que n’auraient pas pu mieux cerner le programmateur Mitch Davis et le réalisateur Stéphan Castang en énumérant, avant la projection, la longue liste de genres auquel Vincent doit mourir prétend appartenir. En effet, c’est en délaissant la savoureuse critique de la société contemporaine, l’humour déjanté et l’angoissant panorama urbain qui caractérisent l’acte initial que le film commence à errer, à devenir un traité sur l’errance, digne des exemples les plus banals du survival horror. On développe bien une sous-trame intéressante à propos d’un groupe d’aide en ligne réunissant les autres victimes du virus de la violence comme Vincent, mais ce filon n’est jamais exploité à son plein potentiel, se trouvant vite écarté au profit d’une romance encombrante, invraisemblable et sordide. «Il y a aussi de l’amour dans le film», déclare Castang de manière triomphale avant la projection, comme s’il ne s’agissait pas là du talon d’Achille de son œuvre. «Fuck l’amour», rétorquons-nous du derrière de la salle, dans un élan d’anticipation lucide de la façon dont Vincent allait inévitablement finir par sombrer.

Malgré l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête, le héros se met bientôt à la recherche d’une «fille», poursuite qui en vient vite à accaparer, pour ne pas dire infecter tout le scénario. Fidèle à la tradition, c’est alors ce dernier qui se trouve garant d’exaucer les désirs du protagoniste, et de matérialiser inopinément l’objet de ses fantasmes: un personnage féminin, Margaux, tout droit sorti de l’imaginaire masculin, paumée, mais empathique, célibataire, avec des problèmes d’argent qu’un simple excès de virilité permet de solutionner, habitant pittoresquement dans un bateau et disposée à se faire menotter durant l’amour pour préserver l’intégrité de son amant. Or, les scènes de menottage sont originales, et elles pourraient être amusantes si elles ne s’inscrivaient pas dans une logique de violences relationnelles aussi douteuse, si l’amour ne signifiait pas pour Margaux d’accepter de se faire étrangler ou fracasser le crâne pour permettre au héros de ne pas trop subir sa rage. Et le message final selon lequel «l’amour est aveugle» ne fait pas grand-chose pour faire passer la pilule, accusant plutôt la candeur insouciante du machisme à l’œuvre ici. (Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 24 juillet 2023.
 

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