DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Festival Fantasia 2021 : Partie 4

Par Sylvain Lavallée, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Divide/Conquer, Perm Machine, QWGmire

AGNES
Mickey Reece  |  États-Unis  |  2021  |  93 minutes  |  Camera Lucida

Fort d’une filmographie cumulant plus de 35 films, Mickey Reece a affirmé lors d’un entretien réalisé par notre collaborateur Simon Laperrière pour Screen Anarchy[1], avoir toujours travaillé selon des mesures pandémiques, c’est-à-dire en petite équipe, tout en essayant de son mieux de se montrer commercial. Agnes se tient de fait sur cette ligne fine entre une proposition qui se faufile dans les rets du nun’s horror avec des accents artistiques évidents et un film assumant une facture léchée d’inspiration commerciale. S’articulant autour des thèmes de la croyance, de la perte d’un être cher, de l’amour, de la sexualité et puis, de manière plus globale, de la difficulté de poser des choix existentiels, Agnes nous plonge dans les aléas quotidiens de la vie religieuse en prenant le soin d’établir une symétrie thématique entre femmes et hommes. Aux sœurs du couvent St. Theresa, chapeautées par les personnages d’une mère supérieure aigrie et des jeunes Agnes et Mary, correspondent une fratrie composée du Father Donahue, exorciste supposé secondé par Benjamin, jeune novice en formation. Cette galerie de personnages, dont de nombreux plans moyens frontaux traduisent la déclination, soutient et entoure le récit comme pour signifier la possibilité d’adopter différentes attitudes vis-à-vis d’une situation donnée… en l’occurrence l’exorcisme plus ou moins réussi d’Agnes. En quelques dialogues et quelques champs-contrechamps, le ton est donné : effets d’horreur plus subtils qu’appuyés — musique inquiétante, gros plans sur un détail qui fait mouche, caméra suspicieuse —entourant un propos qui se révèle peu à peu finement ironique.

Mais c’est aussi par ses étonnantes tergiversations narratives et sa capacité à extraire des poncifs du genre des occasions d’exploration tantôt psychologique, tantôt spirituelle, que le film accomplit un équilibre plutôt rare. À la deuxième moitié, Agnes prend en effet une tout autre direction, se repliant sur le personnage de Mary, dont la présence auratique signifiait depuis le départ qu’elle prendrait le relais du personnage au final secondaire d’Agnes. Entre Mary et Agnes quel lien ? Avant l’arrivée du maléfice, un lien d’amitié d’abord, issu de la perte commune d’un être cher. Et puis, après la possession d’Agnes, un lien plus opaque qui court dans les mystères religieux s’accrochant au corps et à l’esprit de Mary. Qu’est-ce que le Mal, demande alors le film. Est-ce un patron libidineux ? Est-ce la dureté de la vie, son coût faramineux ? N’est-ce pas plutôt une présence ténébreuse qui serait liée à notre passé ? Mais aussi, qui est Mary ? Que cherche-t-elle, pourquoi est-elle entrée au couvent ? Ces questions qui semblent bien sérieuses sont abordées de manière presque glissante, avec un humour certain, que l’on saisit à travers une dimension sourdement caricaturale des personnages, mais aussi à travers une très légère absurdité des dialogues, une musique en arrière-fond qui contredit la teneur solennelle du moment, un geste ultra-précis des actrices qui signifie un changement de registre. Agnes injecte une subtilité sibylline et joueuse dans les cadres d’évidence de l’horreur et de la vie sacerdotale en tournant en dérision l’expérience que femmes et hommes tirent de l’étrangeté religieuse, ce dont on pourra métaphoriquement se saisir en riant socialement de nous-mêmes. (Maude Trottier)


[1] Mickey Reece Interview, Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=7EjuiKzcByg.

 


prod. Roue Libre Production

FILS DE PLOUC (MOTHER SCHMUCKERS)
Lenny & Harpo Guit  |  Belgique  |  2021 |  70 minutes  |  Sélection 2021

Aucune place à la subtilité ou à la bienséance : Fils de plouc, le titre, nous est carrément vomi en pleine figure dans les premières minutes. Ce prologue émétique, dans lequel deux frères font frire de la merde à la poêle, évoque l’esprit de John Waters et de son Pink Flamingos (1972), alors que la camaraderie dans l’idiotie des protagonistes rappelle plutôt le Dumb and Dumber (1994) des frères Farrelly, mais les comparaisons s’arrêtent là. La veine punk d’un Waters, dans ses meilleurs coups, attaquait de façon violente et nécessaire les normes et les conventions d’une société qui étouffe sous celles-ci. En 2021, un geste semblable n’a déjà plus la même portée, le vulgaire et le grossier ont largement perdu leur charge subversive, surtout que l’humour de Fils de plouc ne vise rien en particulier, ne s’attaque à personne. De plus, il n’y a rien de bien outrageant dans ce film, sauf peut-être cette première scène, et deux moments évoquant la bestialité et la nécrophilie, mais nous avons déjà vu bien pire depuis les débuts de Waters en 1964.

Lenny & Harpo Guit s’enfargent ainsi dans un désir de provoquer qui tombe à plat, et même si l’humour marche par moments, le tout paraît pour le moins futile. Quelques ingéniosités de mise en scène parsèment leur film, mais encore là, elles semblent empruntées aux délires du duo Neveldine/Taylor (qui ont mieux compris comment utiliser la vulgarité et l’outrancier, dans Crank [2006] et Gamer [2009]). Il ne reste alors plus grand-chose à se mettre sous la dent, sauf l’apparition inattendue mais bienvenue d’un Mathieu Amalric en père qui ne semble pas comprendre ce qu’il fout là (nous non plus). Pour un projet s’affichant aussi hors norme et rebelle, il n’y a peut-être rien de pire que de s’échouer ainsi, de la façon la plus ordinaire possible : ni dans l’exultation souhaitée, ni dans un sentiment outré qui indiquerait qu’au moins le film touche sa cible, mais dans la banale indifférence. (Sylvain Lavallée)

 


 prod. Asmik Ace

ORA, ORA BE GOIN' ALONE (ORA ORA DE HITORI IGUMO)
Shûichi Okita  |  Japon  |  2020  |  137 minutes  |  Sélection 2021

J’ai toujours trouvé que les maisons japonaises se prêtaient particulièrement bien à la mise en scène cinématographique, avec leurs portes coulissantes pour les surcadrages et les mises en abîme. Elles s’y prêtent d’autant mieux lorsqu’elles sont remplies de souvenirs, accumulés çà et là comme autant d’histoires qui implorent d’être racontées. C’est le cas du domicile de Momoko, veuve septuagénaire esseulée depuis la mort d’un mari qu’elle aimait de tout cœur, mais dont l’amour lui a coûté la liberté. Abandonnée par ses enfants, pour qui elle n’est plus qu’un comptoir de prêts, réticente à s’intégrer aux activités sociales que lui propose une gentille bibliothécaire, Momoko a choisi « d’y aller seule », comme l’indique le titre qui, en dialecte tôhoku (du nord de Honshû) signifie : « Moi, je vais y aller seule ». Condamnée semi volontairement à la solitude, elle passe ses journées à se remémorer le passé et à discuter avec elle-même, sous la forme de trois lurons qu’elle commence un jour à projeter de son esprit afin de meubler l’espace vide qui l’entoure.

Ora, Ora Be Goin’ Alone est l’un des films les plus accomplis présentés au festival cette année, une œuvre magnifique, d’une infinie perspicacité et d’une infinie tendresse, qui pose un regard franc et lucide sur le rapport des aînés à la solitude, mais qui évoque aussi des questions philosophiques universelles à propos du sens de la vie humaine. Isolée de tous, la protagoniste se demande en effet comment elle a pu se retrouver ainsi; elle se demande surtout ce qu’aura été la raison de son existence si elle n’a porté aucun fruit. L’œuvre insiste en outre sur l’inexorabilité du temps qui passe, à la fois de façon macroscopique (avec ses moult références à l’extinction des animaux préhistoriques), mais aussi d’une façon microscopique (dans sa représentation du passage des saisons à l’écran). Okita refuse néanmoins de céder au pathos, comme Momoko refuse d’accepter une mort triste. Cette dernière ne cède donc pas au fatalisme, qu’elle transcende glorieusement dans la seconde partie, alors qu’elle s’extirpe de sa torpeur et prend sa vie en main, quittant la prison domestique où elle est confinée pour une balade cathartique à la rencontre de souvenirs ambulants.

La mise en scène du film est parfaitement maîtrisée, avide de détails pittoresques que complémente parfaitement le jeu évocateur des actrices (la touchante Yuko Tanaka et la resplendissante Yu Aoi, qui interprète la jeune Momoko avec une candeur désarmante). Usant allègrement du potentiel scénique de la maison familiale, dont il transforme les pièces en espaces fantasmatiques spontanés, l’auteur fait du premier acte un maelström mnémonique où s’abîme la protagoniste, travaillant de concert avec un montage stratigraphique astucieux. C’est un récit d’apitoiement qu’il nous propose alors, mais auquel il pourvoit une échappatoire avec le récit d’émancipation qui caractérise la seconde partie, où, comme la protagoniste, la caméra quitte l’espace clos du domicile et se met à déambuler et à s’amuser avec les décors urbains et les décors forestiers, allant même jusqu’à cadrer des dessins de mammouths animés jaillissant du calepin de Momoko. Il touche ainsi, dans cette puissante opposition symbolique, à l’essence même de l’humanité, dont la liberté n’est parfois endiguée que par les regrets, les doutes, bref par le poids d’un passé qui, chaque année, devient plus lourd à porter. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Panoramic Pictures

THE RIGHTEOUS
Mark O’Brien  |  Canada  |  2021  |  97 minutes  |  Compétition Cheval Noir

Un prêtre prie de dos dans un plan noir et blanc très carré. Sa silhouette est découpée par un faisceau de lumière crue provenant du ciel. Il implore pénitence au Seigneur pour quelque péché passé, comme si le salut de son âme en dépendait. Puis vient le générique qui, avec sa police ultra moderne, détonne affreusement. On retourne ensuite à la photographie rigoureuse des plans d’ouverture, au moment des funérailles d’une jeune fille dont le prêtre, maintenant défroqué, est le père. La mort de la fillette, adoptée avec sa conjointe Ethel, constitue-t-elle la punition réclamée à Dieu par Frederic ? Pour quel crime ? Les choses commenceront à s’éclaircir avec l’arrivée d’un étranger nommé Aaron dans la demeure reculée du couple, un charismatique jeune homme à mi-chemin entre le Visiteur de Teorema (1968) et les garçons nihilistes de Funny Games (1997).

The Righteous ne plaira sans doute pas à tout le monde. Il faut aimer les plans fixes archicomposés d’hommes sombres qui pleurent en discutant de repentir, de foi et de la peur de Dieu sous des éclairages qui rappellent parfois le kammerspiel, parfois l’expressionnisme. Moi, j’ai bien aimé. C’était comme si Dreyer réalisait un thriller psychologique des années 90, mais avec des accents de film fantastique à gros budget (genre End of Days [1999]). C’est surtout un beau film sur la piété inhumaine qui traverse et pourrit l’inconscient collectif canadien : « Vous craignez plus Dieu que le Diable ? » demande l’étranger, qui pourrait être l’engeance de l’un ou l’autre. « Oui », répond catégoriquement l’autre, « puisque Dieu peut nous faire porter indéfiniment le fardeau de la culpabilité. »

Initialement, le film est très anxiogène, il est même hypnotique en ce sens. De Frederic ou Aaron, on ignore qui est la proie et qui est le prédateur. Le premier pâtit de fréquents trous de mémoire, se promène dans l’espace en projetant des ombres inquiétantes et fait de gros efforts pour taire un passé sombre, tandis que le second arbore ostensiblement des intentions cachées, usant d’un tissu de mensonges pour justifier sa présence auprès des protagonistes. Comme c’est souvent le cas dans ce genre de thriller, par contre, le dénouement du mystère révèle les ficelles du scénario et diminue la tension au profit du choc. Le film devient alors une lutte sans merci entre Frederic et Aaron, axée surtout sur une série d’échanges corsés entre leurs deux interprètes. Le réalisateur O’Brien se révèle alors particulièrement habile dans le rôle de l’étranger, tandis que les personnages féminins demeurent des enjeux périphériques pour les deux mâles.

Le film se heurte aussi au problème d’identification propre à « l’horreur du pécheur », dans laquelle la terreur émane d’une forme de rétribution pour un crime impuni. C’est le cas de I Know What You Did Last Summer (1997), par exemple, où on demande au spectateur de communier avec une bande de jeunes insouciants, coupables d’un délit de fuite mortel. Ici, le thème de la pénitence est abordé avec tout l’égocentrisme digne de la perspective sacerdotale catholique, accentuée par une conclusion ridicule qui semble soutenir plutôt qu’infirmer les délires de vocation divine du protagoniste principal. Qu’à cela ne tienne, l’expérience du film est néanmoins riche, même délectable dans son travail extrêmement soigné de cadrage, d’éclairage et de son, qui en font une œuvre plus apte à nous sustenter visuellement que spirituellement. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Asteri Production, Bened Global

THE STORY OF SOUTHERN ISLET
Chong Keat Aun   |  Malaisie  |  2020  |  105 minutes  |  Camera Lucida

Encore peu connu en Occident, le cinéma du sud de l’Asie survient avec force à notre regard, depuis une dizaine d’années, alors qu’une nouvelle génération de cinéastes se montre préoccupée par l’incarnation de ses mémoires. Que l’on pense à Weerasethakul ou plus récemment à Ratchapoom Boonbunchachoke en Thaïlande, on assiste au développement de formes issues d’une réflexion portant sur les modes de transmission cinéphilique en lesquels s’enchâsse l’étrangeté singulière de récits et de rituels traditionnels. Inspiré par l’histoire des parents du cinéaste, ce premier long métrage de Chong Keat Aun s’inscrit bellement dans cette vague filmique où la réminiscence personnelle s’élargit au folklore local et où le folklore se déploie, sensoriel et énigmatique. Il relate l’histoire d’une maladie aux sources obscures à laquelle succombe Cheong, pêcheur attaché à la dévotion de Datuk Gong, déité de la rizière, à travers les efforts de sa femme Yan pour comprendre et guérir cette douleur. Persuadé d’être responsable de la mort d’un proche, survenue après un désaccord lié au serpent s’étant immiscé près de l’autel consacré au culte de la déité, Cheong convainc indirectement Yan d’adopter une méthode de guérison chamanique contre laquelle elle opposait d’abord une résistance rationaliste.

Lent, posé, méditatif, The Story of Southern Islet met en scène le jeu de l’intime et une mystique à laquelle on adhère, peu à peu, à travers le regard de Yan. La précision de ses plans et les ellipses de son montage, à la fois aérien et fondu, magnifient sans pathos le développement progressif d’une ouverture intérieure, d’un amour qui va jusqu’au bout de ce qu’il peut afin de ramener à la vie un être entaché par la maladie. Les inventions y sont simples et sereines : les déités apparaissent en des personnages qui se meuvent en mouvements dansés, saccadés, détonant sur l’ensemble des gestes posés au quotidien ou encore, récitent avec quiétude les mutations d’une princesse chinoise en montagne. Entre des images qui nouent la porosité des mondes, s’immisce un discours sur les frontières dont on interrogera la portée politique : des déclarations officielles émanant de la télévision au brouillage qu’opère la mer entre les vivants et les morts, du Siam à la Chine et aux survivances malaisiennes qui nous sont révélées, The Story of Southern Islet affirme une identité à la fois auctoriale et d’appartenance, dont la prégnance est forte de la capture d’un lieu, le Kedah, et de l’humilité du geste dévotionnel qu’il éclaire. Ce premier long métrage se dépose en nous, telle une déité dont il faudra se souvenir. (Maude Trottier)

 


INTRO

PARTIE 1
(Hold Me Back, King Car, Lost Boys, Midnight in a Perfect World)

PARTIE 2
(The 12 Day Tale of the Monster that Died in 8, Brain Freeze,
Satoshi Kon, l'illusionniste, Tin Can, We're All Going to the World's Fair)

Septet: The Story of Hong Kong

Beyond the Infinite Two Minutes

PARTIE 3
(Baby, Don't Cry, Opération Luchador, The Slug, Under the Open Sky)

PARTIE 4
(Agnes, Fils de plouc, Ora, Ora Be Going Home,
The Righteous, The Story of Southern Islet)

PARTIE 5
(Dr. Caligari, Frank & Zed, It's a Summer Film!, When I Consume You)

PARTIE 6
(L'inconnu de Shandigor, Midnight, The Sadness, Sexual Drive)

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Article publié le 15 août 2021.
 

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