DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rotterdam 2025 : Partie 1

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Grass Root Film Company

BAD GIRL
Varsha Bharath  |  Inde  |  2025  |  115 minutes  |  Tiger Competition

Le premier film de Varsha Bharath commence par une agression explosive de la rétine que n’aurait pas reniée Nobuhiko Ôbayashi. Un plan composite surréaliste, sorte d’assemblage des éléments qui peupleront éventuellement le récit de cette strong female protagonist (dixit son t-shirt), l’hyper attachante bad girl éponyme Ramya (Anjali Sivaraman). Elle a d’abord 15 ans et se moque des traditions en touchant à la nourriture et à sa grand-mère alors qu’elle a ses règles et qu’elle devrait plutôt se voiler dans la honte. Elle envoie des textos en cachette sur son téléphone à pitons, elle tombe amoureuse du nouveau beau grand ténébreux de l’école, elle louvoie à travers les autres écolier·ère·s en cherchant à éviter sa mère institutrice. Plus tard, ce sera l’université, un second copain  égocentrique et menteur , éventuellement la mort de la grand-mère, puis la vie adulte, professionnelle, 32 ans, le troisième copain  confortable mais oubliable , 37 ans, le premier copain revu par hasard, le vertige des « et si ? » et finalement un quotidien félin, achevant de transformer la bad girl en cat lady.

C’est beaucoup en moins de deux heures de film. Beaucoup de personnages, beaucoup de péripéties, beaucoup d’ambition et de détours narratifs qui pourtant jamais ne s’égarent complètement, conservant à travers la totalité de la durée une clarté d’autant plus rare qu’elle n’a rien de conventionnelle dans son expressivité. En cela, les mots ne parviennent pas réellement à rendre à l’esprit toute la mémétique énergétique de Bad Girl, sa frondeur à narrer dans l’agitation — le montage est profondément brillant parce que si risqué — et à refuser d’emprunter la structure rectiligne des habituels récits de passage à l’âge adulte.

La route était pourtant facilement tracée d’avance : une jeune femme rebelle, qui aime écouter du Evanescence à travers une modélisation arc-en-ciel de Winamp (le paysage musical du film est une pantoufle crochetée dans les années 2000), rencontre un premier copain, fugue une première fois, va pour la première fois dans un bar, puis un club, puis s’énerve contre sa mère, des scènes inlassablement vues au cinéma mais que la cinéaste Bharath raconte dans un astucieux désordre chronologique, y allant de courtes vignettes disposées çà et là dans son ample récit.

En résulte une trajectoire qui déconstruit la causalité habituelle de ces coming of age, sabotant leur naturelle impression de mise en garde (« attention aux vilains garçons rencontrés dans les bars ! ») en préférant donner à son héroïne le plaisir d’une vie décomplexée, faite d’erreurs toutes humaines qui ne sont jamais disposées comme une fatalité incontournable ou tragique. Ainsi, la strong female protagonist n’est pas une battante qui lutte contre vents et marées, mais plutôt un personnage aux dimensions multiples, placé devant une variété de choix, de relations, de copains et de tracés narratifs qui ne se contentent jamais du moralisme associé aux dilemmes « formateurs » de ce type de récit.

La bad girl, c’est donc enfin Varsha Bharath, qui dans son premier film envoie paître non seulement le traditionalisme indien, mais aussi celui du cinéma. Une autrice est née. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Pastorela Peliculas

DON'T LEAVE THE KIDS ALONE
Emilio Portes  |  Mexique  |  2025  |  97 minutes  |  Harbour

Compte tenu de l’offre massive de films d’horreur inspirés des années 1980 qui sortent chaque année, il n’y a plus que l’innovation et la virtuosité qui permettent de distinguer les œuvres. Or, dans l’absence d’une véritable originalité  le film du vétéran Portes piétine volontairement les platebandes de ses nombreux prédécesseurs (on en note toute une ribambelle, de Nightmare on Elm Street [1984] à Poltergeist [1982] en passant par The Shining [1980] et Cujo [1983])  force est d’admirer la grande maîtrise technique à l’écran, l’habilité à générer de la tension, à jouer avec l’appréhension du public et à livrer une expérience qui, du moins en salle, demeure captivante de part en part, gracieuseté d’un art consommé du montage, du cadrage, mais surtout du rythme. J’en ai eu des frissons, rare occurrence étant donné le laxisme de certain·e·s artisan·e·s du genre et le caractère générique de trop nombreux titres en vitrine dans les festivals ou sur les plateformes de vidéo sur demande.

Portes est clairement un passionné, et il s’est même permis de lancer le bal en interpellant les amateur·ice·s dans la salle. Mais plus que de multiplier les références, plus que d’aligner les leitmotivs, plus que de nous ramener dans les repaires banlieusards de notre enfance (grâce à une recréation d’époque particulièrement minutieuse), il crée ici une œuvre immersive qui sert avant tout le but de générer l’horreur, le choc, l’anxiété, c’est-à-dire le pur plaisir chez les spectateur·ice·s. La prémisse est d’une simplicité désarmante : ayant tout juste perdu sa gardienne alors qu’elle s’apprête à quitter pour une soirée importante, une veuve (Ana Serradilla) décide de laisser ses deux jeunes fils, Mati (Juan Pablo Velasco) et Emiliano (Ricardo Galino) seuls dans la grande maison isolée que la famille vient de se procurer. Mais comme l’indique le titre, il s’agira d’une grave erreur, alors que la soirée des deux enfants se transformera en cauchemar.

Misant sur un scénario astucieux, le film se donne d’emblée beaucoup d’options. Notons d’abord la mort du père dans un accident automobile, mais aussi le décès du précédent propriétaire de la maison, la présence d’une boîte abandonnée remplie d’objets occultes et celle d’un molosse dans la cour d’à côté, dont les jappements incessants hantent la bande sonore, de même que la pilule qu’a oublié d’ingérer Emiliano pour contrôler une mystérieuse affliction psychologique. Cette empilade de pistes permet non seulement de maintenir l’anticipation du public, qui sent que tout peut lui tomber sur la gueule à tout moment, mais aussi de nourrir l’ambiguïté quant à l’identité du mystérieux interlocuteur téléphonique d’Emiliano, à l’origine des graffitis ensanglantés sur les murs, et aux raisons derrière les agissements erratiques des deux jeunes, qui manient dangereusement des couteaux, des arbalètes, des bouts de vitre et des planches de Ouija dans une série de péripéties qui atteignent vite un paroxysme. Le film se dote surtout d’une trame secondaire (l’histoire de la mère au party) qui, plutôt que de servir d’accalmie, nourrit la trame principale en révélant progressivement des informations funestes à propos de la maison, apportant ainsi de l’eau à un moulin qui tourne et qui tourne, de plus en plus vite… jusqu’au désaxement total. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Clouds Hill Films / Kintsugi Cine / et al.

LUNA ROSA: THE SEVENTH ASCENSION OF ATABEY
Omar Rodríguez-López  |  Puerto Rico  |  2025  |  107 minutes  |  Harbour

Une soi-disant sorcière défend sa chèvre des griffes de mystérieux robots humanoïdes, êtres inquiétants qui accompagnent les autorités religieuses et législatives de l’île de Borinquen (le nom autochtone du « territoire non organisé » de Puerto Rico), transfigurée dans une terrifiante vision latino-futuriste. Le nouveau film d’Omar Rodríguez-López, le guitariste de Mars Volta, Luna Rosa, est moins complexe qu’il n’est passionné, voire enragé, souhaitant montrer avec toute la frondeur possible l’état délétère dans lequel se retrouve prise la plus vieille colonie du monde. En plaçant son récit un siècle dans le futur, le cinéaste-musicien annonce d’emblée qu’il ne s’imagine pas que la situation puisse changer sous la tutelle d’une quelconque administration américaine à venir, voyant son pays abandonné et prisonnier à l’image de ce monde horrible qu’il nous fait découvrir, où la violence politique est partout, où le répit n’est nulle part, alors que chaque individu transporte en lui un « Quartzel », petite puce-pilule de données biométriques permettant de tout savoir des faits et gestes des habitants.

Dans ce monde glauque filmé dans un noir et blanc tranchant, les insulaires doivent céder leurs droits au clonage au gouvernement impérialiste américain, représenté par un hologramme présidentiel détestable apparaissant en robe de chambre. Les sbires étasuniens, dans l’omnipotence de leur présence sur l’île, cherchent ainsi à contrôler sa population en contrôlant sa croyance et sa force de travail, confinant l’héroïne Zur’na (Flora Sylvestre), qui espère retrouver son frère kidnappé, à une (en)quête qui lui fera lentement constater les mécanismes insidieux qui empêchent la métabolisation de tout mouvement révolutionnaire d’envergure. À ses côtés, un voisin embarqué malgré lui dans l’aventure, Vyeñu (Waldo Facco), un Sancho cervantesque crédule et bavard, constitue notre porte d’entrée vers un univers diégétique que le cinéaste dévoile patiemment et sans aucune prétention d’exhaustivité.

Culminant dans une dernière partie qui se déroule dans les entrailles d’une sorte de prison de Guantánamo à peine déguisée, le film utilise habilement entre sa charge caribéenne et décoloniale en opposant une culture locale fièrement montrée (notamment à travers les scènes de rituels et de bomba) à un imaginaire de science-fiction qui retourne sur la tête les Dune de Denis Villeneuve, jusqu’à user de cette confrontation des textures, des décors et des costumes pour créer une opposition esthétique qui dépasse le seul univers du film. Pendant que des bras s’hérissent du plancher en se tordant de douleur, qu’un haut-parleur crache du métal à tout rompre durant la nuit et que l’héroïne gémit en espérant s’en sortir, l’allégorie science-fictionnelle s’éclaircit durement en ne laissant aucune hésitation possible sur la colère qui anime le film, sur cet « alignement parfait avec la loi de la polarité » qu’une chamane exige de la protagoniste afin qu’elle puisse canaliser les forces nécessaires, « sans jamais douter », et enfin entamer cette libération collective tant souhaitée. À la fois messianique dans sa trajectoire et dantesque dans sa structure, Luna Rosa désarçonne et provoque avec une fierté si sidérante qu’elle en devient admirable. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Association of Hungarian Filmmakers from Transylvania / Sapientia Hungarian University of Transylvania

THE DEATH OF DRACULA
Attila Gödri, Gyopár Buzási, Flóra Kovács, Szabolcs Sztercey, Orsolya Orbán, Boglárka Angéla Farkas, Nóra Miklós et Zsófia Makkai  |  Roumanie / Hongrie / France  |  2025  |  60 minutes  |  Cinema Regained

The Death of Dracula est un film conçu par les étudiant·e·s de l’université Sapientia de Transylvanie. Huit chapitres, huit réalisateur·ice·s, inspiré·e·s par un film perdu de 1921, le Drakula halála (Dracula’s Death) de Károly Lajthay, qui prédatait de peu le Nosferatu (1922) de Murnau, et dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques images. Un remake en quelque sorte, une réinvention, mais à la lumière des connaissances d’aujourd’hui en matière de cinéma muet, de montage, d’effets spéciaux et de conservation. Un projet parfait pour des élèves passionné·e·s qui ont bien fait leurs devoirs, et qui livrent pour l’occasion une petite merveille faite sur mesure pour les amateur·ice·s du cinéma d’horreur d’autrefois.

Le récit est plutôt éloigné de la vision de Stoker telle qu’on la retrouve chez Murnau, Browning ou Herzog, s’intéressant surtout à la relation entre Mina (baptisée Mary) et le célèbre comte transylvanien qui veut en faire sa femme. Il est très rafraîchissant d’ailleurs de découvrir cette version, plus dépouillée, mais singulière dans un paysage sursaturé de trop nombreuses itérations de la légende. Après avoir reçu une lettre qui la convoque au lit de son père, Mary se retrouve dans un asile d’aliéné·e·s où le célèbre vampire la traque et l’amène dans son château pour la marier de force avec l’aide de ses nombreuses autres épouses. Dès la première scène, alors qu’on nous introduit la protagoniste à la machine à coudre dans son humble chaumière, c’est la complexité du montage qui nous frappe, un montage d’inspiration soviétique qui multiplie les gros plans rythmés, et qui caractérisera le reste de la construction du film, particulièrement lors des séquences délirantes de séquestration psychiatrique. Or, c’est finalement le mélange savant du nouveau et du vieux qui élève le film, le concours d’une recréation minutieuse de l’ambiance d’époque et d’un répertoire de techniques éprouvées depuis, au sein d’une fantasmagorie brillamment conceptualisée et chorégraphiée.

Les trucages à la Méliès se mêlent à un montage eisensteinien ; le gore s’immisce dans des séquences impressionnistes à saveur expérimentale où les gros plans d’yeux renvoient au Texas Chain Saw Massacre (1974) de Tobe Hooper ; les mouvements de caméra circulaires sur des figures oppressantes au maquillage expressionniste précèdent des séquences délirantes en stop-motion, qui débouchent sur des rêveries à la Cocteau ; une distribution au jeu théâtral se produit sur des images d’apparences parfaitement abîmées que complémente une bande sonore orchestrale parfaitement adaptée ; les chorégraphies érotiques des servantes zombifiées du comte se déploient de manière fascinante, tout cela au nom d’un portrait de la folie qui rivalise, à son humble échelle, avec le classique de Murnau. Un grand foutoir postmoderne qui, malgré la pauvreté apparente de la production et le caractère moins évocateur des éclairages, n’en demeure pas moins un hommage déférent et un renvoi jouissif aux grands maîtres. (Olivier Thibodeau)


PARTIE 1
(Bad Girl, Don't Leave the Kids Alone,
Luna Rosa : The Seventh Ascension of Atabey,
The Death of Dracula)

PARTIE 2
(The Crowd, L'arbre de l'authenticité,
And the Rest Will Follow,
D is for Distance,
Landscapes of Longing)

PARTIE 3
(à venir...)

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Article publié le 1er février 2025.
 

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