DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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REGARD 2023 : Partie 4

Par Jimmy Beaulieu, Thomas Filteau et Olivier Thibodeau

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prod. Colonelle films

À LA VIE, À L’AMOR 
Emilie Mannering  |  Québec  |  2022  |  15 minutes  |  Compétition 10

C’est l’exquise tendresse et l’acuité de la portraiture qui frappe chez Emilie Mannering, sa faculté d’épouser la subjectivité de ses personnages jusque dans l’épanchement onirique, qu’elle déploie ici avec une maestria irrésistible. L’œuvre débute sur Cesar (le coscénariste Lex Garcia), un jeune Panaméen dont il s’agit aujourd’hui du trentième anniversaire, assis dans l’habitacle d’un véhicule, hésitant à en sortir pour une raison qui deviendra de plus en plus évidente au fil du récit. Il y a quelque chose qui cloche chez lui, et qui s’exprime subrepticement dans sa connexion tacite avec des animaux fantasmés, des fauves solitaires perchés sur quelques piédestaux inaccessibles, dans le glissement langoureux de ses pas parmi les feuilles, mais surtout dans sa quête de recueillir des témoignages sur le sujet de « l’amour inconditionnel » auprès d’une série de personnages adorables de son quartier prolétaire. Et si ces derniers s’avèrent tous particulièrement généreux dans leurs savoureuses idiosyncrasies, leur parlure liquoreuse, leur palpitante honnêteté, leur humanité entière cadrée dans des décors minutieusement confectionnés, expressivement éclairés et parfaitement révélateurs de leur caractère, ceux-ci dévoilent aussi tranquillement la nature du problème de Cesar, particulièrement sensible à ce moment charnière de son existence. Ce qui frappe aussi chez Mannering, c’est sa direction d’acteur·rice·s, impeccable ici, même avec les jeunes Sami et Taha Hamzaoui, deux petits basketteurs qu’on croirait tout droit sortis de La haine (Kassovitz, 1995). C’est la capacité de l’autrice à créer du pittoresque directement à partir de l’humain, et d’ainsi peupler une diégèse où la douce amertume de l’existence est toujours éminemment palpable. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Animate Projects

THE DEBUTANTE  
Elizabeth Hobbs  |  Royaume-Uni  |  2022  |  8 minutes  |  Compétition 8

Dans cette adaptation d’une nouvelle publiée en 1939 par la peintre et autrice surréaliste Leonora Carrington, une femme relate le bref souvenir d’une jeunesse aristocratique, alors que sa mère richissime s’efforce à l’entraîner dans des soirées mondaines. Pourtant, devant l’injonction d’une bonne conduite et la répétition de chorégraphies strictement ficelées où la civilité se conçoit comme la mise en pratique d’un effacement discret ou d’un rire bien placé, la jeune femme préfère la fuite, flânant au zoo tout l’après-midi pour discuter avec les bêtes. Un échange de bons procédés se dessine immédiatement avec sa meilleure amie, une hyène mesquine et amusée : l’animal s’évadera de sa cage la nuit tombée pour aller danser, prenant la place de la débutante, qui pourra se prélasser en lisant dans la solitude de sa chambre, se défilant ainsi des obligations parentales. Le récit est porté par une charmante monstruosité des corps, où tous les visages bienséants semblent contenir une transformation en attente, qu’un regard aiguisé pourrait relever en observant les menus détails d’un mouvement. Mais hors d’une métaphore animalière plutôt classique quoique bien appliquée, c’est dans son travail d’animation aussi étourdissant que magistral que The Debutante arrive à impressionner. L’aquarelle, les collages ou les fins traits noirs qui silhouettent les protagonistes se succèdent sur des arrière-plans que Hobbs renouvelle à chaque image, et ce n’est que dans la valse agitée de ses traits économes que se dessinent des figures qui prennent vie. On devine déjà, dans les quelques points bien placés qui suffisent à former les contours de la hyène, un refus du décorum convenu auquel se supplée une superbe cruauté. (Thomas Filteau)

 


prod. Valk Productions

NEIGHBOUR ABDI (BUURMAN ABDI)
Douwe Dijkstra  |  Pays-Bas  |  2022  |  29 minutes  |  Compétition 7

Il s’agirait d’un film amusant s’il ne concernait pas une réalité aussi tragique, s’il ne visait pas à panser des blessures aussi larges, à canaliser une violence aussi passionnée. Car au-delà de ses mises en abyme gigognes, au-delà des traces constantes qu’il laisse de sa production, gracieuseté d’une utilisation très libérale des écrans verts (dans une perspective anti-fantaisiste par contre, a contrario du cinéma de Nobuhiko Ôbayashi), Buurman Abdi est avant tout une plongée mémorielle dans la psyché d’un homme meurtri. « You should make a film about my life », déclare Abdi, un Soudanais exilé en Hollande, au réalisateur Douwe Dijkstra, la tête posée sur une maquette de son ancien quartier de Mogadiscio, qui semble alors s’épancher de sa tête. Cette image hautement évocatrice est aussi parfaitement à-propos, car c’est bien de son esprit que tout jaillit ici : les panoramas de son enfance, la narration en voix off, la direction des acteurs, l’assemblage des bâtiments miniatures, mais aussi les objets utilisés dans le film, qu’on le voit façonner dans un processus continu d’auto-guérison qui transcende de beaucoup les limites du cadre. Soi-disant « maître de la créativité », Adbi gagne aujourd’hui sa vie en fabriquant des étagères de fer forgé, mais il crée aussi à l’écran les Kalashnikov et les bagnoles qui apparaissent dans le film, s’aidant ainsi lui-même à mettre en scène son passé trouble pour mieux l’exorciser. Et, comme dans sa vie réelle, cet exorcisme passe ici par le triomphe de la créativité sur la violence. « But that passion for fighting is gone », dit le réalisateur Dijkstra, auquel Abdi répond simplement : « Yeah, I create now. » (Olivier Thibodeau)

 


prod. Raquel Sancinetti

MADELEINE 
Raquel Sancinetti  |  Québec  |  2023  |  15 minutes  |  Compétition 10

Ce qu’il y a de magnifique avec les documentaires d’animation — c’est aussi le cas pour Letter to a Pig (Tal Kantor, 2022), Strange Beasts (Magalie Barbé, 2022), It’s Nice in Here (Robert-Jonathan Koeyers, 2022) et La Grande Arche (Camille Authouart, 2023) —, c’est qu’ils permettent aux cinéastes de transcender le réel, de lui injecter un surplus de subjectivité, d’en exacerber la teneur dramatique, d’en contourner les règles, bref de se jouer ouvertement de lui. C’est ce que fait ici la réalisatrice indépendante Raquel Sancinetti avec une ingéniosité et un humanisme irrésistibles. Mélangeant de manière subreptice les prises de vues réelles et les scènes de poupées en feutre animées, elle fait bien plus que surprendre le public, allant jusqu’à libérer son amie Madeleine de sa prison gériatrique en l’amenant à la plage dans sa voiture ovni, par-delà les grands pics sablonneux et les dunes fleuries. « Moi, je ne veux plus aller nulle part », déclare d’abord Madeleine, « la vieille par excellence » du haut de ses 103 ans, préférant rester assise sur sa chaise dans sa maison de retraité·e·s. Or, c’est par le montage que Sancinetti parvient à la convaincre, puis par la substitution qu’elle la traîne à sa suite, lui créant pour l’occasion un alter-ego à la gestuelle étudiée, animé par sa voix éraillée mais chaleureuse, qui débite à l’écran un flot constant de remarques idiosyncrasiques. Plus prosaïquement, le film constitue le portrait charmant d’une amitié intergénérationnelle inspirante, où l’intelligence créative de la jeune femme n’a d’égal que la sagesse et la répartie de son aïeule, à qui il s’agit ici d’un touchant hommage. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Grace D. Singh / Sita Singh

NDDJ (NOTRE-DAME-DU-JAMBON) 
Grace D. Singh / Sita Singh  |  Québec  |  2022  |  18 minutes  |  100% Régions

Notre-Dame-du-Jambon témoigne avec brio de la souplesse des flâneries enfantines, reproduisant ces matins où la manipulation d’une caméra permet de transformer une balade inopinée en aventure, alors que l’objectif tourné vers soi oblige à l’improvisation désinhibée. Le cabotinage joueur entre Karan et Rohan, deux jeunes frères laissés à eux-mêmes dans un petit patelin du coin d’Arthabaska, naît d’un rien : des mouches attrapées au vol puis déposées dans un verre d’eau, une pièce bien connue jouée hâtivement au piano, une dizaine de chats errants qui miaulent en attendant d’être nourris, l’explication maladroite d’un tour de magie ou une sortie au dépanneur pour acheter des bonbons avec le change récupéré ci-et-là dans la maison en construction, tant de gestes impensés qui servent pourtant à composer une rare mise en image d’un flottement d’été, sans la nécessité d’une trame dramatique structurante.

Ce refus du grand sujet fonctionne précisément grâce à la proximité devinée entre les réalisatrices et ces deux enfants acteurs qui jouent peut-être moins pour la caméra, au rythme d’un scénario dicté d’avance, qu’avec elle. Difficile alors de distinguer la force dirigeante, entre l’équipe de tournage et ses sujets oscillant entre le rire et la bagarre. Sur le bord de la route, le plus jeune frère, Juan s’indigne d’une insulte lancée par Karan, puis réplique en lui lançant des cailloux. Il faudra que, derrière la caméra, une voix exige le retour à l’ordre, qu’une autre s’interroge : « Is he actually mad? », explicitant par la bande le plaisir même du manège espiègle que travaille le court, l’indistinction typique de l’enfance entre l’affect et ses simulations. (Thomas Filteau)

 


prod. La Banda del Sur Films

PALOQUEMAO 
Jeferson Cardoza Herrera  |  Colombie  |  2022  |  19 minutes  |  Films de genre

Vainqueur des prix du meilleur réalisateur et de la meilleure direction artistique au Festival du court métrage de Bogotá, où l’action se déroule, Paloquemao vise à « faire du Gothique populaire une réalité », pari qu’il relève avec un grand raffinement, évident dans l’élégance de sa photographie noir et blanc aux ombrages expressionnistes savamment étudiés. Fondée en 1972, la place du marché titulaire est le point de convergence de diverses cultures, mais aussi d’une communauté de vampires, nous informe prosaïquement un intertitre liminaire, de sorte que la présence des suceurs de sang constitue ici un fait établi plutôt qu’une réalité à découvrir. Le travail de mise en scène est donc principalement atmosphérique, visant à nous immiscer sensuellement au cœur de ce monde crépusculaire, labyrinthique, d’une sombre beauté qu’est ce microcosme uchronique où vivent le petit Tilín, la belle Angie, avec sa statue de Vierge à vendre, et Pedro, le vampire muet. Les leçons historiques du cinéma d’horreur ont été parfaitement assimilées : les comptines funestes nous invitent dans la diégèse, les silhouettes ténébreuses glissent le long de murs obliques et l’ombre des mains meurtrières sur le dos des enfants, des yeux dérobés nous toisent et les travellings attrapent des monstres ambulants au pas décidé, des prières susurrantes emplissent les espaces vides, les visages en sueur zyeutent la viande avec concupiscence, les éclairs tonnent et les madones revêtent des traits blasphématoires. Le montage dynamique nous guide avec le même zèle que les pas empressés des jeunes au jeu, à la découverte d’un univers parfaitement immersif où pleurent des violons inquiétants, mais sans que rien ne puisse nous faire oublier qu’il s’agit simultanément ici du portrait ethnographique d’une pauvre population pieuse, vivant pile à l’intersection du réel et des mythes. (Olivier Thibodeau)

 

 

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Illustrations: Jimmy Beaulieu




 

Partie 1
(Collines et montagnes, Fairplay, 
Le matelot volant, La théorie Lauzon,
Simo, When You Left Me on That Boulevard)

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Article publié le 26 mars 2023.
 

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