DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Boy and His Dog, A (1975)
L.Q. Jones

Un brave chez les visages pâles

Par Olivier Thibodeau
Réalisé, produit et scénarisé par le vétéran acteur L.Q. Jones, fréquent collaborateur de Sam Peckinpah, A Boy and His Dog (1975) est une adaptation plutôt fidèle du roman éponyme signé Harlan Ellison (gagnant du prix Nebula en 1969). Or, l’exercice n’en est pas moins pertinent puisqu’il permet ici au réalisateur de déconstruire plusieurs genres typiquement cinématographiques, dotant du coup sa prémisse échevelée d’une qualité postmoderne inédite. Western de science-fiction, le film use ainsi de son cadre post-apocalyptique pour mieux redéfinir l’idée de civilisation, transformant les « visages pâles » en arlequins ridicules, fiers défenseurs d’une idéologie anachronique préservée de l’extinction par un zèle aveugle. Le film se révèle en outre comme un astucieux conte initiatique, usant de la pénurie diégétique de femmes et de l’iconographie propre au cinéma pour adolescents afin d’évoquer la maturation sexuelle laborieuse du protagoniste, forçant du coup la comparaison entre ce gamin concupiscent et le « sauvage » des westerns d’antan. Au final, c’est d’ailleurs le caractère ludique de l’oeuvre, incarné par la mixité des genres, le rythme haletant de l’action et l’attitude irrévérencieuse du réalisateur, qui parvient à nous séduire plutôt que ses qualités intrinsèques, faisant de cet humble divertissement un film culte entièrement méritoire de son succès critique.
 
Comme son titre l’indique, A Boy and His Dog raconte les aventures de Vic (un très jeune Don Johnson) et Blood (chien télépathe communiquant par l’entremise de la voix de Tim McIntire, aussi responsable de l’excellente bande sonore). Alliés indispensables dans le désert d’après-guerre, ces compagnons dépareillés profitent d’une relation de commensalisme fort efficace. Ainsi, Vic manie le fusil et le revolver pour aider Blood à se procurer des vivres, tandis que ce dernier use de sa perception extrasensorielle pour localiser de jeunes nubiles capables d’assouvir les bas instincts de son comparse. C’est ainsi qu’ils rencontrent Quilla June Holmes, séduisante jeune femme chargée par ses pères d’attirer le protagoniste vers la cité enfouie de Downunder, réplique grossière de l’Arkansas des années 50, là où l’esprit de clocher de l’époque semble voué à une vie éternelle. Aveuglé par des sentiments amoureux bourgeonnants, Vic se prête volontiers au stratagème, allant jusqu’à sacrifier la compagnie de Blood pour celle de Quilla, ignorant le sort véritable qui l’attend dans sa Topeka souterraine, sanctuaire sempiternel de l’absurdité dogmatique où il sera forcé de céder sa semence afin de poursuivre la lignée de ses maîtres. Étalon enchaîné, il sera alors prêt à tout pour recouvrer la liberté des plaines. 
 
Bien que son titre suggère une fable enfantine, le film se situe en fait dans les limbes hormonaux de l’adolescence, faisant du protagoniste un barbare candide dont l’appétit sexuel s'avère non seulement comme un important trait de caractère, mais comme la pierre d’assise de sa quête tout entière. La séquence d’ouverture nous le montre ainsi durant une avancée stratégique parmi les dunes de débris amoncelés dans un reg radioactif, attiré par les cris d’horreur d’une jeune femme assaillie par une bande de pillards nomades. Hypnotisé par un tel chant de sirène, Vic attend le départ de la meute avant de rejoindre la scène du crime, un bungalow arkansasais enfoui sous le sable où il découvre le cadavre meurtri de la jeune femme, étalé sur un matelas crasseux lancé au travers d’une table de cuisine comme les restants d’un repas goulûment dévoré. C’est alors que le héros exprime sa déception sincère en si peu de mots éloquents : « Inutile de la tuer », peste-t-il, « elle aurait encore pu servir encore deux ou trois fois ». On découvre alors violemment la véritable nature du peau-rouge de l’an 2024, adolescent ignare et bestial tanné par le soleil nucléaire, implorant la venue d’une femme civilisée pour mieux l’apprivoiser.  
 
Double archétype, le protagoniste se présente ainsi comme un intrépide et ingénieux guerrier dont la méconnaissance des femmes le force à adopter une attitude prédatrice à leur égard. On le voit donc traquer Quilla June au sortir d’un cinéma de fortune, la suivant jusque dans un gymnase enseveli où il doit s’agenouiller et plaquer l’oeil contre une paroi brisée afin d’admirer son corps dénudé. On assiste alors au comble du voyeurisme juvénile, exacerbé par un décor et une mise en scène qui se prête volontiers à la souillure du fantasme adolescent. Le visage illuminé de Vic nous apparaît ainsi auréolé de noirceur, l’oeil plissé et la langue pendante de convoitise. En contrechamp se profile ensuite l’aguichante silhouette de la jeune femme, se pavanant dans un vestiaire poussiéreux recouvert de fatras et de toiles d’araignée. Or, les dernières traces de romantisme imprégnant la scène s’évanouissent complètement lorsque Vic tente de violer Quilla à la pointe du revolver, se heurtant à une tentative de dialogue de sa part qui le rend soudainement conscient de la profondeur réelle de son interlocutrice. Bientôt dérangé par une bande de brigands venus quérir son butin, il décidera donc de les combattre pour protéger la jeune femme, obéissant moins à son tempérament guerrier ou protecteur qu’à une sensibilité nouvelle qui lui vaudra finalement les charmes de la belle. Après une nuit d’amour passée dans une fournaise abandonnée, il deviendra même follement épris d’elle, la poursuivant aveuglément vers son antre souterrain, se transformant du coup en bête apprivoisée, prête à se loger docilement dans l’écurie de la grande ferme d’en bas. 
 
Choc culturel majeur, son arrivée à Downunder le voit arpenter de longs corridors industriels, serpentés de câbles électriques annonçant la révélation prochaine de quelque prodige de technologie. Comble de l’absurdité, c’est l’Arizona des années 50 qu’il découvre finalement, minutieusement recréé grâce à une biosphère artificielle, merveille de technologie futuriste utilisée pour mieux faciliter la régression sociale. La satire est brillante puisqu’elle permet non seulement de redéfinir la cité dystopique traditionnelle, mais de nous confronter à la réalité d’un univers cyclique ou les erreurs de l’humanité ne changeront jamais ses moeurs, le faisant vivre dans un éternel avant-guerre. On revisite ainsi les kermesses dominicales et les églises de l’époque, assistant même à un ridicule mariage de masse avec les jeunes femmes qu’il devra engrosser, alignées pour l’occasion à la porte de la chambre d’hôpital ou sa semence est extraite par électroéjaculation. La parodie est, certes, grossière, mais elle évoque d’autant plus efficacement le sentiment d’étrangeté qui submerge alors notre protagoniste, extirpé des grands espaces sauvages par un subterfuge, puis exhibé comme bête curieuse par une bande de puritains fous qui n’ont d’intérêt pour lui que pour son exotisme et ses qualités physiques.
 
S’échappant de sa captivité avec l’aide de Quilla June, Vic retrouve finalement le corps mourant de Blood à la porte de la cité, symbole simultané de sa jeunesse et de son attachement à la nature, sacrifiés aveuglément pour l’attrait de la civilisation. C’est à ce moment qu’il devra prendre sa première décision véritablement éclairée, déchiré entre l’amour de la jeune femme et la fidélité de son chien. Mirant de trop près la perspective de l’âge adulte et de la vie domestique, il décide finalement de demeurer le garçon titulaire, refusant du coup le leurre du confort anesthésiant propre à l’ordre social, nous prouvant en outre que l’expérience de celui-ci ne parviendra jamais à dévoiler autre chose que son caractère absurde et carcéral.
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Critique publiée le 9 juin 2015.
 
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Panorama-cinéma Volume 3. Numéro 2.

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