Jusqu’ici, je n’avais vu qu’un seul film de Laura Poitras, l’incontournable Citizenfour (2014), qui relate sa rencontre célèbre avec Edward Snowden à l’hôtel Mira de Hong Kong. La réalisatrice immortalisait alors un moment charnière de l’histoire contemporaine ; elle captait l’histoire en mouvement. Or, si son plus récent film, All the Beauty and the Bloodshed, constitue une œuvre biographique dans un sens plus strict, celle-ci n’est pourtant pas purement rétrospective, mais brûlante d’actualité, usant du passé pour nourrir le fil du présent. Elle extirpe avec soin les charbons d’une jeunesse trouble pour alimenter la fournaise d’un activisme acharné, celui de la célèbre photographe états-unienne Nan Goldin, partie en guerre contre la famille Sackler, manufacturière de l’anti-douleur hyper addictif OxyContin, auquel elle a failli succomber. Il ne s’agit plus alors que d’écrire l’histoire, mais d’en explorer le matériau également, d’en identifier les cycles et d’en éclaircir les zones d’ombres, au sein d’une œuvre magistrale, à la fois fascinante et cruelle, teintée d’une pointe d’optimisme matinée d’une sobre lucidité.
Le principe général est assez simple. Le récit est scindé en cinq parties distinctes, toutes chapeautées d’un titre mystérieux. Au début de chacune d’entre elles, Goldin narre en voix off une partie de sa vie, photos et vidéos à l’appui, conséquemment avec l’idée de diaporama qui caractérise sa pratique artistique depuis les années 1980. Puis, chacune des parties se termine par l’observation de son activisme en tant que membre fondatrice du groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), dédié à bannir le nom et les contributions de la famille Sackler des institutions muséales qu’ils financent avec l’argent de la toxicomanie. On suivra son collectif de 2018 à aujourd’hui, au fil de nombreuses actions filmées de façon fabuleusement dramatique par Poitras et son équipe : die-ins devant le Louvre, bouteilles de pilules flottant dans la fontaine du MET et ordonnances tournoyantes dans la rotonde du musée Guggenheim. À cette photographie superbe répond l’œuvre photographique superbe de Nan Goldin, qui constitue une grande partie du matériau biographique proposé en introduction de chaque chapitre. On y ajoutera bien les images tournées par Vivienne Dick et les photographies de David Armstrong, mais c’est surtout Nan Goldin qui met en scène Nan Goldin ici. Ses interventions répondent d’ailleurs éloquemment à celles de Poitras alors que les deux trames parallèles, comme les chapitres individuels, s’enchevêtrent de façon foisonnante selon une logique d’anticipation axée sur une construction sérielle astucieuse et enlevante.
Les séquences biographiques constituent sans doute les éléments les plus mémorables du film. Non seulement le propos de Goldin est-il fascinant, mais les images, ses images, le sont tout autant, relatant de concert avec la narration des morceaux choisis de son existence palpitante, portraiturant par le fait même une Amérique cruelle où l’avant-garde artistique livre un combat désespéré et incessant contre le conservatisme politique. On aborde ainsi tour à tour son enfance cauchemardesque dans la banlieue des années 1950, le suicide de sa sœur psychiatrisée, l’abandon de ses parents, sa rencontre avec Armstrong, ses expériences sur la scène underground de Boston et de New York, son intronisation dans le monde des galeries ; on aborde ses jobs douteuses et ses amours douloureuses au gré d’anecdotes savoureuses, parfois déchirantes, parfois inspirantes, mais toujours pittoresques. Son art, lui, défile à l’écran sans répit, gorgé soudain d’un surplus de sens, auscultant l’histoire qui se déploie sous nos yeux tout en dédoublant la subjectivité manifestée en hors champ, nous immisçant comme des voyageurs sensoriels au cœur de moments toujours très précis, captés sur le vif. On vit par procuration l’histoire d’un univers artistique trouble, écartelé entre les mailles chaleureuses d’un communautarisme de fortune et les pointes acérées du monde anthropophage qui l’entoure. On s’immisce dans les bordels comme dans les espaces utopiques de la Tin Pan Alley, on rencontre l’adorable Cookie Mueller, l’une des muses de John Waters, et on assiste à son mariage en Italie, mais on assiste aussi à la mort précoce des deux époux lors de l’épidémie de SIDA des années 1980, où les actions du collectif ACT UP servent de graines au mouvement P.A.I.N.. Le résultat est une épopée photographique dans le monde de la photographie contemporaine, à la découverte de son cœur palpitant, mais aussi de tout le contexte dans lequel il s’est développé.
[photo : Nan Goldin]
Plus intimement, il s’agit aussi d’un exercice psychanalytique fort perceptif, caractérisé notamment par une exploration du trauma associé à la mort tragique d’une sœur, Barbara, internée par convenance par des parents indignes, et dont on déterre en épilogue les documents psychiatriques, incluant les tests de Rorschach où elle entrapercevait « toute cette beauté et ce carnage » (expression détournée ici pour qualifier la beauté de Nan face au carnage perpétré par les Sackler). Le film orchestre en outre une vengeance douce contre les parents en question, que leur fille photographe considère comme responsables de la mort de Barbara, et qu’elle accuse depuis The Ballad of Sexual Dependency (1985). À l’aide de séquences provenant d’un documentaire inachevé, Poitras les confronte ainsi à l’écran aux artéfacts de leur fille défunte, mais avec comme échappatoire la voix conciliante de Goldin, qui constate sobrement leur inaptitude, suggérant qu’ils ont eu des enfants simplement parce que c’était attendu d’eux, indépendamment de tout désir réel de prendre soin d’une progéniture. Cette tactique fait d’ailleurs écho au traitement, distinctement plus accusateur, des Sackler, forcés par la cour d’écouter les témoignages déchirants de leurs victimes, immortalisés dans l’infamie alors qu’ils témoignent avec stoïcisme du mal causé par leur cupidité.
Et si c’est une histoire de rédemption que finit par constituer le récit biographique du sujet, le récit tortueux de son activisme se conclut tout autrement, par une victoire aux airs de défaite qui souligne l’insuffisance du pouvoir citoyen contre un système conçu pour protéger les riches misanthropes. Organisé à la façon d’un drame politique, rempli d’intrigue et de personnages polarisés (d’un côté, les gentils, de l’autre, les méchants — tactique que l’on peut difficilement reprocher à Poitras compte tenu de la puissance effarante des pouvoirs corporatistes d’aujourd’hui), le pan actuel du récit relate les efforts acharnés de P.A.I.N. pour mettre fin à l’influence des Sackler sur l’institution muséale. D’action en action, on débouche sur une victoire, puis sur l’autre (le rejet d’un don par la Tate Gallery, puis par le Guggenheim, le retrait de l’aile Sackler au Louvre, etc.) jusqu’à la « victoire » ultime, soit l’inculpation de leur compagnie, Purdue Pharma, pour son implication dans la crise des opioïdes. Or, le système judiciaire et légal avait déjà prévu une échappatoire pour les coupables, qui après avoir siphonné dix milliards de dollars à la compagnie, la mirent en faillite et acceptèrent un règlement de six milliards les exonérant complètement, leur évitant de payer les billions de dollars en dommages réclamés par une douzaine d’états. Force est donc de recevoir avec une certaine amertume la posture triomphale adoptée par Goldin à la fin, face au retrait du nom Sackler des vitres du MET.
S’il est possible de critiquer le triomphalisme légèrement exagéré du film, contrebalancé pourtant par quelques précieux bémols, il est aussi possible de critiquer l’apparente contradiction entre son approche simultanément collectiviste et individualiste de la lutte filmée, exhibant presque malgré elle l’essence d’une démocratie qui n’en a plus que le nom, alors que le vrai pouvoir se trouve dans les mains d’une poignée de personnes fortunées. En effet, si le parcours de P.A.I.N. et de ses alliés nous permet de constater le pouvoir du communautarisme suggéré en filigrane par les segments biographiques, têtes parlantes à l’appui, force est de constater que tout revient toujours à Nan. À ce titre, on a toujours l’impression qu’il s’agit moins d’une victoire collective que de sa victoire à elle. Ce qu’il importe pourtant de savoir, c’est que ceci reflète malheureusement la réalité, car c’est avant tout le poids irrésistible de cette sommité du monde artistique qui a fait pencher la balance, c'est Goldin seule qui a provoqué un boycott en chaîne en lançant un ultimatum à la Tate Gallery, dont elle menaçait d’annuler la rétrospective de son œuvre si celle-ci acceptait l’argent de ses ennemis. On pourrait même arguer qu’il s’agit moins ici de la victoire des gens contre leurs bourreaux que celle des puissants contre les puissants, dans une lutte qui se déroule bien au-dessus de la tête des victimes indigentes de l’OxyContin.
Ce que filme en fait Poitras, ce qui ressort de la superposition des temporalités sur laquelle repose la construction de son film, c’est un constat bien plus horrible. C’est la révélation de l’éreintant chemin de croix que doivent subir les femmes artistes sans le sou, abandonnées par leur parents, forcées de se prostituer pour obtenir le pécule nécessaire pour leur art, boudées par leurs contreparties masculines, contraintes d’assister à l’hécatombe de leur communauté aux mains d’un virus que certains conservateurs qualifient encore de bénédiction, afin de pouvoir, un jour peut-être, espérer compétitionner avec le grand capital acquis de naissance. C’est l’inégalité flagrante sur laquelle reposent nos sociétés, à savoir que même le plus grand dévouement, le plus grand acharnement et la plus admirable résilience ne seront jamais suffisants pour que le commun des mortels puisse tenir tête à des seigneurs vampiriques inéluctables, fruits d’une répartition des richesses de nature principalement monarchique. On ressort donc de la salle furieux, face à l’échec d’une beauté si généreuse à véritablement endiguer le massacre…
8 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |