On pourrait chercher dans le cinéma de Koberidze quelque héritage du ciné-journal, tisser des liens avec la caméra de Jonas Mekas captant éclats de beauté au gré de sa déambulation. De fait, Let the Summer Never come Again se présente comme une longue traversée de la Géorgie, fleuve d’images prises sur le tas avec une veille caméra numérique embarquée dans la poche d’une paire de jeans. Les photogrammes 16 mm de As I Was Moving Ahead de Mekas se sont chargés d’une force nostalgique au gré des années inscrites dans un film tourné sur trente ans pour offrir en 2000 un long mouvement entre les époques. Ici, les moments de vie sont volontairement marqués par la texture d’une caméra dont la basse résolution appartient à la décennie précédent le tournage. Inscrit dans un temps tout juste écoulé, le film impose une mélancolie au présent et semble insinuer que la ville n’a pas de contemporain, que ses pavés et ses briques appartiennent instantanément au souvenir sans jamais être vécus.
Ce sentiment est redoublé par des images qui jouent paradoxalement avec les codes du cinéma de fiction. Bien loin de la Bolex agitée, le film est principalement composé de plans fixes dont la nature reste insaisissable. On bondit de vues englobantes renvoyant à la vidéosurveillance à des plans capturés en cachette dans une rame de métro. Mais la friction la plus déstabilisante est celle qui se produit entre la fluidité romantique de certains mouvements de caméra et la banalité absolue des gestes qu’ils accompagnent. La voix off vient amplifier cet effet en narrant l’histoire d’un personnage que l’on croit reconnaître dans les plans avec son sac de sport et qui semble animé par un désir d’ailleurs. Mais sa quête n’est que fragments disparates, interactions absurdes avec des officiers ou des amis, lecture de lettres qui délivrent des informations à l’apparence dramatique mais qui n’ont aucun impact sur la trajectoire circulaire du jeune homme.
Difficile de déterminer les raisons de cette lenteur froide, la ville a-t-elle toujours été si léthargique ou est-ce la guerre qui y a interrompu le temps ? Des séquences en haute définition montrent les mains d’un projectionniste manipulant des pellicules 35 mm en racontant des souvenirs de guerre. Ces ruptures graphiques ouvrent la possibilité d’une réponse, elles offrent un peu de clarté en revenant à un discours qui semble documentaire et en quittant la monotonie d’un film qui garde à distance. Mais tout reste pris dans un nuage pesant, il ne s’agit pas d’expliquer mais de renforcer une force qui traverse les âges pour nous ramener brutalement sur un quai pixelisé. Si les fantômes du passé traversent encore les rues, sont-ils responsables de l’odeur persistante de beurre fondu au soleil des bombardements ou bien, est-ce la faute de ces trottoirs, de ces fontaines dont l’apathie naturelle offre aux fantômes la parfaite terre d’accueil ?
Koberidze joue de cet ennui comme dans une séquence d’ascension en manège où la confrontation entre une piste musicale entrainante et un mouvement d’ascension à la lenteur lancinante fait émerger avec humour une mélancolie oxymorique. Dans cette langueur cependant, se glisse progressivement un regard juvénile, quelques séquences frénétiquement montées sur une musique légère, et au cumul des plans sans intérêt, les espaces singuliers s’estompent pour laisser place à une cartographie par le détail. Un trait dessine les contours du territoire et de ceux qui le traversent, la symphonie de la grandeur insignifiante d’une ville. La vision du promeneur semble progressivement se charger de l’énergie des lieux, donnant un sentiment étrange et difficile à transcrire en mots : l’impression que la subjectivité du regard est celle d’une ville se filmant elle-même.
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