DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Langue universelle, Une (2024)
Matthew Rankin

Comme une douce maison figée dans la glace

Par Thomas Filteau

À la vue d’un billet de banque logé dans la glace, on se demanderait par instinct comment le retirer, le prendre pour soi ou au profit d’un·e autre, comment le ramener à la maison. Il faudrait trouver les outils, les gestes nécessaires pour arriver à manipuler l’objet s’offrant avec tentation à notre regard qui souhaite rapprocher l’image de nos mains, tremblantes par le froid ou l’avidité. S’il faut trouver la manière de tracer un chemin vers chez soi pour ce qui semble à la fois si près quoiqu’inatteignable, c’est sans doute dans la chaleur que se dessine la route à emprunter.

Une langue universelle est en premier lieu un film construit autour de la relocalisation d’une référence : celle d’un cinéma iranien transporté dans une Winnipeg fantasmée, où le farsi se présente comme la langue de la majorité. À travers cette double géographie entrecroisée se déplient ses deux récits baladeurs permettant un panorama onirique de la métropole. D’abord deux sœurs, Negin (Rojina Esmaeili) et Nasgol (Saba Vahedyousefi), élèves winnipegoises dans une école d’immersion française, tentant de trouver de visite en visite le moyen de déloger de la glace un billet de 500 riels (monnaie elle aussi rêvée par Rankin à partir de la transposition d’une lettre, alors que le rial iranien se mue à l’image de Louis Riel, héros métis fondateur du Manitoba) afin d’offrir à un camarade de classe une nouvelle paire de lunettes pour remplacer celle que celui-ci a égarée. Puis en parallèle, un fonctionnaire provincial à Montréal nommé Matthew Rankin, qu’interprète avec réserve et justesse le cinéaste, décide d’abandonner son poste pour revenir à son Winnipeg natal après plusieurs années d’absence.

Les délinéaments des diverses trames forment ce qui s’apparente à une série de renvois citationnels. Avant même que le film ne commence, le logo qui apparaît à l’ouverture pour indiquer que le film est produit par « l’institut winnipegois pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes » s’avère une évocation mensongère, calquée à l’image du Studio Kanoun, maison de production iranienne à vocation éducative dont l’oiseau qui lui sert de symbole est ici costumé en la dinde qui se présente définitivement comme l’emblème tutélaire d’Une langue universelle ; le billet de 500 riels convoité par les deux enfants rappelant celui de 500 toman chapardé à la jeune Razieh dans le Ballon blanc (1995) de Jafar Panahi ; comme l’errance dans la ville menée par le désir d’aider un collègue de classe nous permet de remonter au voyage solitaire et labyrinthique de l’écolier Ahmad dans Où est la maison de mon ami ? (Abbas Kiarostami, 1987). Et sa première scène, dépeignant le début d’une journée scolaire dans une école que l’on pourrait d’abord méprendre à raison comme située dans une Téhéran en proie à l’hiver canadien, semble justement piocher son jeu de face à face entre professeur et élèves directement dans le répertoire esthétique du maître Kiarostami. Les racines du projet se devinaient déjà dans un court autoportrait réalisé par Rankin en 2008 sur téléphone portable, où une conversation, en farsi, entre Rankin et un Winnipegois d’origine iranienne, faisait transparaître l’inadéquation de soi à soi qui sous-tend le récit d’Une langue universelle. Rankin y jouait le rôle d’un imitateur de lui-même, méprisé par son interlocuteur pour son incapacité à se raconter fidèlement : « Un cinéaste devrait exprimer la vérité. Que dieu te punisse de te dénaturer. »

« Touriste ? », demande un professeur de français (Mani Soleymanlou) à Rankin, dans l’autobus les menant de Montréal à Winnipeg. Sa réponse — « Un peu » — suggère d’emblée une réflexion sur ce qu’implique de faire-maison, de trouver un lieu d’accueil où s’inscrire, que celui-ci dérive d’une tradition cinématographique ancrée dans la spécificité géographique de sa création ou des lieux bien connus d’une ville familière pourtant longuement délaissée. Ce que pointe Une langue universelle, c’est néanmoins bien davantage que l’identification individuelle dans une culture cinématographique particulière dérivée de pratiques cinéphiliques modernes, alors que les filmographies nationales dépassent les bornes de leurs frontières. Il s’agit plutôt d’interroger la possibilité de créer un lien entre une identification au cinéma iranien à travers une collaboration avec une diaspora bien présente à Winnipeg comme à Montréal, de même qu’avec un réel investissement du farsi dans l’écriture scénaristique (dans laquelle Rankin était accompagné de Pirouz Nemati et de Ila Firouzabadi). Penser les films à la manière d’un lieu où résider et à partir desquels s’enchâsse une création spéculative. On nous permet ici de revoir l’universel titulaire non comme la langue totalement commune ou partagée qui ratisserait l’entièreté du globe et réécrirait la différence au profit d’une compréhension totale et réciproque, mais plutôt de voir le potentiel de partage et de relation qu’implique la création d’un imaginaire filmique hybride.


[Metafilms]


Rankin développe ainsi l’esquisse d’une éthique relationnelle qui recadre les modèles de l’identité nationale canadienne au profit d’autant de jeux féconds que de dérivations comiques. La posture canadienne est dénuée d’un rapport à l’anglais, langue hégémonique s’il en est une, et talon d’Achille d’un
canadiana cherchant la mesure de sa singularité culturelle hors d’une comparaison à la puissance englobante états-unienne. Chez Rankin, la canadienneté se doit donc d’être rêvée, dans un mouvement de transmutation cinématographique dont les cinéastes de Winnipeg se sont précédemment fait les hérauts, faisant de la ville à la réputation malfamée ou d’un simple ennui banal — comme l’indiquent les différents quartiers d’Une langue universelle, désignés d’après les couleurs ternes qui teintent leur paysage — le terreau d’une rêverie mélancolique. Car bien qu’elle reconduise les formes autoréflexives du cinéma iranien de la fin du 20e siècle, la proposition de Rankin s’ancre également dans ce geste cinématographique typiquement winnipegois : celui d’une métamorphose filmique de la capitale provinciale en lieu de rêverie. Dans une tradition qui s’enracine dans l’organe de production municipal du Winnipeg Film Group, de jeunes cinéphiles se sont affairés à rebricoler la ville à partir d’une expérience de la rétrocinéphilie, Guy Maddin et son My Winnipeg (2007) en étant probablement l’exemple le plus probant. Car certain·e·s semblent faire du cinéma l’espace chaleureux ou familier d’un domicile à recomposer. Ainsi dans l’apparition du réalisateur se devine à la fois la pratique employée, encore une fois, dans son corpus iranien (chez Panahi, ou Makhmalbaf), tout en rappelant celle du Winnipegois John Paizs, dont le maniérisme teinté d’incertitude et de postures figées pourrait dicter la grammaire chorégraphique qu’incarne ici Rankin à merveille.

Le plus impressionnant, c’est la largeur de l’étendue que ratisse l’imaginaire de Rankin à travers son récit d’origine à demi retrouvée entre familiarité et altérité. Car si Une langue universelle se refuse à être une allégorie politique parfaitement claire (et c’est tout à son avantage), le récit réussit néanmoins à délier habilement, et avec mesquinerie, le plus grand soubassement des discours réactionnaires conservateurs ethnonationalistes — la crainte d’être remplacé — pour y troquer un imaginaire de la douceur et de l’accueil réciproque, une pensée mélancolique sur ce que signifie la désignation d’un lieu comme l’espace familier d’une ascendance. L’idée même d’un lieu à soi est bousculée au profit d’une accumulation, d’une stratification des différentes couches d’expériences vécues dans un même espace, telle la maison d’enfance du personnage Rankin arborant toujours sur ses murs les inscriptions tailladées, témoignages du corps d’enfant grandissant, traces conservées par la famille l’habitant aujourd’hui. L’accueil se réfléchit dès lors par l’absence quasi totale d’inimitié, par une confiance en attente de partage et, décidément, un appel à la douceur sans attente, à la chaleur qui pourrait initier la fonte des postures figées, la déliaison des corps contigus.

8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 28 janvier 2025.