Leonard Zelig est tout, et il n’est rien : il possède le pouvoir protéen de se métamorphoser comme bon lui semble, mais il en élimine toutes les composantes héroïques puisqu’il ne s’en sert que pour mieux imiter ceux qui l’entourent, de leur allure physique à leur classe sociale en passant par leur accent et leurs intérêts. C’est un homme-canevas sur lequel on peut projeter tous les fruits de notre imagination, mais pour cela, il faut qu’il soit d’abord un canevas
vide, disponible et vulnérable. Woody Allen fait de lui le fils d’un acteur, ce qui accentue le perpétuel jeu de rôle auquel il est contraint de se vouer tout en ajoutant une couche autobiographique à un film qui en compte bien d’autres. Mais contrairement aux acteurs véritables, Zelig n’a — du moins à première vue — pas de
substrat : un fond qui subsisterait, une fois retranchées toutes les personnalités-boucliers dont il s’affuble. On le voit partout, mais il ne s’agit que de façades ; autant dire qu’on ne le voit nulle part.
Ces constatations n’empêchent pas les témoins de rechercher ardemment ce substrat. Une part considérable de
Zelig est consacrée à la volonté de domestiquer l’étrangeté foncière du personnage, alors même qu’elle fait de lui une vedette, un phénomène. Mais si les autres veulent lui retirer son étrangeté parce qu’ils la considèrent comme une maladie, Zelig le fait aussi pour lui-même : il ne souhaite rien d’autre que de se fondre dans le groupe pour évacuer toutes les distinctions ou distractions, mais il le fait d’une façon si impressionnante qu’on la considère anormale.
La domestication de l’étrangeté prend plusieurs formes, dans le film : elle est surtout médicale, dans la mesure où des professionnels comprennent l’identité fluide de Zelig comme une maladie et cherchent à tout prix à l’en guérir (il n’y aura que le docteur Fletcher, jouée par Mia Farrow, pour envisager son état autrement) ; mais la domestication est aussi culturelle. Zelig pouvant se transformer à volonté, il est le symbole suprême, infiniment interprétable : attraction foraine, personnage folklorique, voleur d’emplois, modèle pour les jeunes ; poupées, montres, jouets, livres, jeux et vêtements sont produits à son image pourtant fuyante
[1]. Zelig inspire des chansons populaires et un film hollywoodien,
The Changing Man (1935), dont Allen nous offre quelques scènes mélodramatiques au possible. Son intégration dans le
mainstream sera à peu près complète à partir du moment où on lui confiera les clefs de New York, au terme d’une cérémonie solennelle : autrefois incapable de jouer son rôle rêvé de citoyen ordinaire, le voilà gratifié du statut de citoyen modèle.
Le film n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il est le reflet de son personnage titre, dans une dynamique proprement zeligienne : il passe alors d’un genre à un autre avec virtuosité, proposant un feu roulant de sous-intrigues qui auraient pu — dans certains cas, à tout le moins — engendrer des longs métrages autonomes. Le docteur Fletcher n’arrivera d’ailleurs à percer la carapace de son patient qu’en lui empruntant sa propre stratégie, mêlant les fausses confidences et des questions inspirées par ce que Zelig lui a déjà raconté ; Fletcher voulant révéler le véritable Zelig sera elle aussi révélée par son étrange interlocuteur, dont la passivité active provoque chez elle des prises de conscience inattendues. Si la personnalité de Fletcher est moins complexe que celle de Zelig, elle n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air : en témoigne un échange entre sa mère et un journaliste enthousiaste qui espère ardemment trouver chez les Fletcher une parfaite histoire américaine (suivant le modèle éprouvé «
rags to riches »), mais que la mère désamorce à coups de commentaires démystifiants.
Cette scène amusante montre à quel point Woody Allen a trouvé en Zelig un dispositif astucieux pour exprimer l’exil et le choc des points de vue. Le cinéaste a toutefois injecté un peu d’ordre dans son chaos. Certes, l’identité de Zelig est fluide, mais Allen en accentue néanmoins la judéité par divers moyens : en sollicitant notamment Saul Bellow parmi les « experts » interrogés comme dans un documentaire ; en plongeant Zelig — onze ans avant
Forrest Gump (1994) — dans des situations historiquement chargées (il devient non seulement un rabbin, mais aussi un nazi, et c’est lors d’un ralliement que le docteur Fletcher le retrouvera après une longue éclipse). D’autre part, la psychanalyse joue un rôle privilégié dans la gamme des grilles de lecture proposées dans le film, bien qu’il s’agisse d’une approche déphasée, récurrente chez Allen. La thérapie menée par le docteur Fletcher prend de plus en plus de place dans la trame narrative, qui se transforme progressivement en une histoire d’amour nettement moins intéressante que la déclinaison virtuose des nombreuses personnalités de Zelig, dans la première partie ; cette ultime portion du film s’approche dangereusement du
Changing Man parodique. Mais c’est une autre manière pour Allen d’interroger la très mince frontière entre le vrai et le faux, l’authenticité et le conformisme. Renouant avec le jeu des représentations de
Play It Again, Sam (1972), le film annonce en outre
The Purple Rose of Cairo (1985) ; le substrat de Leonard Zelig, s’il en a un, ne serait-il pas celui d’être un personnage typique de Woody Allen ?
[1] Rappelons que lefilm paraît dans la foulée de travaux marquants en sémiologie, dont ceux de Roland Barthes et Umberto Eco, qui traquent les signes jusque dans la culture environnante (Eco a notamment consacré un texte phare à
Casablanca [1943], référence intertextuelle cruciale du
Play It Again, Sam [1972] scénarisé et joué par Woody Allen). La structure même de
Zelig insère le film dans la vie intellectuelle de son temps en sollicitant les avis d’intervenants-experts comme Bruno Bettelheim et Susan Sontag sur Zelig (une structure que Jonathan Rosenbaum a comparée à celle de
Reds [1981] de Warren Beatty, qui alterne les témoignages [authentiques, cette fois] et les scènes dramatiques).