DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Girlfriend Experience, The (2009)
Steven Soderbergh

Les affaires sont les affaires

Par Jean-François Vandeuren
Dans quelques-uns de ses premiers longs-métrages, Jean-Luc Godard abordait le sujet délicat, et assez peu reluisant, de la prostitution en France sous un angle qui aura contribué - à sa façon - à changer l’image préconçue que nous pouvions avoir de ces femmes pratiquant le plus vieux métier du monde. Le cinéaste franco-suisse nous introduisait ainsi à de jeunes femmes ordinaires et à des mères de famille sans histoire ayant opté pour cette pratique peu respectée dans le but de subvenir aux besoins du foyer (2 ou 3 choses que je sais d’elle), ou de simplement survivre à un quotidien dans lequel les rêves ne se seront jamais réalisés (Vivre sa vie). Le contexte de ce Girlfriend Experience du toujours très prolifique réalisateur Steven Soderbergh est évidemment bien différent, mais il fait néanmoins écho, dans une certaine mesure, à la situation que Godard avait pu observer à Paris dans les années 60, et surtout au rôle que ce dernier désirait réellement lui conférer à l’écran. L’Américain nous immisce ainsi par le biais d’un récit partiellement déconstruit dans la routine de Christine Brown (Sasha Grey), une escorte de luxe oeuvrant au coeur du chic quartier des affaires de Manhattan. Chelsea (le nom de travail de Christine) tentera alors d’améliorer sa situation financière en développant de nouvelles stratégies pour attirer de nouveaux clients tout en s’assurant de conserver l’appui de ses plus fidèles adeptes. Mais là où les « héroïnes » de Godard cherchaient tant bien que mal à joindre les deux bouts, la call-girl de Soderbergh s’exécutera pour sa part dans le but de préserver un mode de vie lui permettant de fréquenter les endroits les plus huppés et de garnir son magnifique appartement d’une impressionnante collection d’oeuvres d’art. Le tout alors que la planète en entier s’apprête à entrer dans une longue et fastidieuse période d’incertitude économique.
 
À l’instar du réalisateur franco-suisse, Soderbergh se sert lui aussi de la problématique de la prostitution pour traiter d’un sujet évidemment beaucoup plus ambitieux. La routine de Chelsea sera ainsi banalisée à l’extrême par les scénaristes David Levien et Brian Koppelman - qui avaient déjà collaboré avec le cinéaste américain à l’occasion du fort sympathique Ocean’s Thirteen de 2007 - là où, dans la majorité des cas, celle-ci aurait témoigné de l’existence difficile de la protagoniste à des fins purement (mélo)dramatiques. Il faut dire que la principale intéressée n’agit pas non plus ici par obligation, mais bien par choix. La situation personnelle de Christine demeurera d’ailleurs assez secondaire durant la quasi-totalité du récit. Alors que Godard présentait la prostitution comme un domaine d’affaires tout à fait légitime, mais non moins vicieux, en récitant point par point la réglementation civile qui était en vigueur à l’époque dans Vivre sa vie, tous les aspects du scénario de Levien et Koppelman tournent, quant à eux, autour de l’argent, de l’actuelle crise financière et de l’importance de l’élection présidentielle de 2008. Car la travailleuse du sexe est présentée ici comme une femme d’affaires offrant un service, gérant sa « petite entreprise » avec tout ce que cela implique en termes de marketing (l’importance d’une bonne visibilité sur la toile) de présentation (les constantes énumérations des marques de vêtements portés) et de concurrence. Ce qui ressort d’ailleurs de la relation qu’entretient Chelsea avec sa clientèle - composée d’hommes d’affaires très prospères parmi lesquels plusieurs semblent avoir une vie de famille harmonieuse, c’est que celle-ci pourrait être facilement confondue avec quelque chose d’aussi banale qu’une rencontre avec un collègue de bureau. Car la jeune femme ne se retrouve jamais en position de servitude face à ses habitués, elle qui n’a absolument rien à leur envier sur le plan de la richesse et des possessions matérielles.
 
C’est d’ailleurs l’utilisation d’un point de vue aussi peu orthodoxe sur un univers que le cinéma approche habituellement en partant soit des bas-fonds ou des plus hauts sommets qui rend la présente expérience - c'est le cas de le dire - à ce point concluante. Et même s’il ne fait jamais état des histoires d’horreur émanant constamment de ce genre de milieux, The Girlfriend Experience ne cherche évidemment en aucun cas à redorer le blason de la prostitution en la présentant comme un « secteur d’activité en pleine expansion ». De toute façon, là n’est jamais le coeur de l’exposé de Soderbergh, Levien et Koppelman qui, à travers ce regard pour le moins inusité, forge surtout une image très puissante de la condition de ces haut placés plongés dans l’incertitude la plus totale quant à l’avenir de leur mode de vie. Cela explique que toutes les relations interpersonnelles dépeintes dans le présent effort soient aussi glaciales et décalées, en particulier dans un univers où l’on semble accorder beaucoup plus d’importance à l’argent et à la réussite personnelle qu’aux émotions humaines. Un phénomène que nous pourrons principalement observer dans la liaison unissant Christine et son ami de coeur, où la profession de celle-ci ne sera la source d’aucun malaise alors que les démonstrations d’affection au sein du couple se feront plutôt rares. La mise en scène extrêmement maniérée de Soderbergh se colle évidemment sans problème à un tel discours, de par ses cadres fixes d’une froideur clinique et ses clichés on ne peut plus raffinés de ces lieux luxuriants où se déroule la grande majorité des séquences du film. Le recours à un montage non linéaire est aussi parfaitement justifié, et ce, autant sur le plan narratif que dramatique. La déconstruction d’une réalité dépourvue de tout affect, suivant les déboires peu communs de ces individus tournant continuellement en rond tout en s’éloignant toujours un peu plus de l’essentiel.
 
L’ingéniosité du montage sonore et visuel fait depuis longtemps partie intégrante de la signature du cinéaste américain, et ces éléments sont encore une fois gérés de façon exceptionnelle dans The Girlfriend Experience. Soderbergh fait également sentir sa présence au coeur d’une démarche esthétique évidemment très distante en proposant un jeu de couleurs assez similaire à celui qu’il avait si habilement intégré à la facture du remarquable Traffic de 2000, notamment par cette prédominance de teintes bleuâtres venant renforcer à la perfection cette idée de vide et de désunion. Ce que nous remarquons également, c’est cette utilisation récurrente de gros plans sur le visage de Christine, comme si le réalisateur cherchait désespérément à percer l’épaisse muraille que celle-ci aura su ériger autour d’elle au cours des années. Ce sera aussi le cas de ce journaliste auquel la principale intéressée accordera une longue entrevue tout au long du film qui, au même titre que le spectateur, tentera de comprendre comment cette dernière réussit à garder un équilibre entre deux sphères de sa vie pourtant destinées à entrer continuellement en collision. L’ultime faute de Christine sera d’ailleurs de baisser sa garde sous le coup d’une intuition, révélant que la jeune femme aspire bien à quelque chose de plus concret au-delà d’un simple confort artificiel. Un geste qui compliquera davantage la situation avec son amoureux qui, de son côté, cherchera tant bien que mal à améliorer sa situation professionnelle. Le tout mènera à une occasion unique d’aller s’éclater le temps d’une fin de semaine à Las Vegas en compagnie de quelques hommes d’affaires. Un périple qui, pour certains, pourrait bien être le dernier. Ainsi, Steven Soderbergh prouve une fois de plus sa versatilité et sa créativité, et ce, indépendamment de la taille du projet ou des noms avec lesquels il est appelé à travailler. C’est le cas ici de la star du X Sasha Gray, qui se révèle tout à fait convaincante dans ce premier rôle d’envergure au grand écran.
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Critique publiée le 3 mars 2010.