Keiko, premier long métrage de Claude Gagnon et seul film québécois à avoir été financé par la Art Theatre Guild, maison de production reconnue pour avoir propulsé la Nouvelle vague japonaise, inaugurait la rétrospective que lui a consacré la Cinémathèque québécoise. La présence de Gagnon et de sa compagne et collaboratrice Yuri Yoshimura est venue bellement encadrer la projection, en lui donnant un contexte mémoriel et humain qui aujourd’hui apparaît quasi inespéré. Mais au-delà de la fraicheur exercée par un « présentiel » qui autrefois s’appelait réel, le récit du tournage et de la réception du film a permis de recadrer le trajet plutôt inouï d’un film à la fois simple et audacieux, accueilli élogieusement au point de se mériter le Prix du jeune réalisateur par l’Association des réalisateurs du Japon [1].
Mais d’abord, qu’est-ce que Keiko ? Il s’agit d’un fragment saisi dans la vie d’une jeune femme, alors que le temps à venir regorge de possibles, mais où, a contrario de cette sensation d’ouverture, la pression paternelle de se marier — thème par excellence du cinéma japonais — s’exerce de façon intempestive. Les premières séquences du film installent l’appétence de Keiko. En très peu d’images, nous comprenons en effet l’indépendance où la jeune femme cherche à se situer elle-même : à travers les plans de son appartement, nous la devinons savourer cette liberté de la prise de possession d’un espace à soi, aussi petit soit-il, et de façon extensive, exercer ce que Judith Butler nous a depuis appris à nommer, dans la théorie du genre, agentivité. Une agentivité que Keiko pratique d’ailleurs en recontactant un homme marié, sachant très bien qu’elle pourra séduire dans le dessein de perdre sa virginité. Et dès lors, cette conscience de séduction, nichée à l’intérieur d’un fonctionnement que la jeune femme sait trop bien — cette logique réglée et oppressive contre laquelle résiste et se déploie la puissance d’agir —, dessine une adresse au 2021 d’où on la regarde, formant un contrepoint historique qui nous semble très exact et qui nous invite alors à remonter le temps (vers Butler, vers Keiko) plutôt qu’à ne le descendre.
Mais le film de Gagnon, loin de se contenter de montrer de manière critique le ressort de cette agentivité à l’intérieur du système patriarcal particulier de la culture japonaise — cette confrontation de Keiko aux hommes qu’elle croise, de près ou de loin —, bifurque à mitan. Après avoir noué une relation avec un photographe pour lequel elle a développé des sentiments, voire un espoir conjugal qui s’avérera déçu lorsqu’elle découvrira que ce dernier est à vrai dire marié, Keiko s’octroie de la distance, et en profite pour se rapprocher de la petite bande avec qui elle travaille. Nous la voyons s’adonner à des loisirs (le bowling), la promenade en plein-air, profiter un peu de son temps, en-dehors de la sphère amoureuse. Un soir de fête entre femmes, les choses basculent lorsque Kazuyo, une collègue au tempérament délié, curieux et attentif, ose le rapprochement physique. À partir de ce moment, ce qui menaçait de tourner à vide à travers la déception ressentie à l’endroit d’une relation avec un pauvre type ordinaire, se transformera, comme par magie, en un récit de félicité, brossé par petites touches de quotidien, de décisions spontanées prises à deux, de rires partagés, en somme, de compréhension mutuelle et d’amour non pas projeté, mais incarné.
Ce temps du récit illumine le film de l’intérieur et déploie un art du moment par lequel ce que les personnages ressentent n’est en effet pas tant transmis par ce qu’ils sont à même de s’avouer ou de dire, mais par ce qu’une écriture de la trouvaille, de la situation permet de faire figurer. Cette écriture, toute en économie de moyens, se bâtit en outre sur un contraste entre le premier et le deuxième segment du film : faisant d’abord apparaître l’espoir et la déception, par le truchement des changements de vêtements ou encore, par exemple, des plans et situations répétés qui se chargent de révéler un état intérieur d’attente, elle s’élance, par la suite, dans le sillage de Keiko et Kazuyo, qui ont maintenant élu domicile ensemble en banlieue de Kyôto, vers des plans qui circulent davantage entre l’intérieur et l’extérieur, à l’image du sentiment d’émancipation que l’on sent parcourir la timide Keiko. Et c’est à la fois cette candeur dont est capable le cinéma direct dont Gagnon se dit ouvertement l’héritier — ici aux prises avec les problèmes que posent les étroits intérieurs japonais — et ce contraste tout simple, dont le premier terme apparaissait au départ un tantinet appuyé, qui construit l’émotion du second segment, cette tendresse s’épanouissant entre les deux femmes. Cette tendresse prend sous son écharpe tout ce qu’elles croisent et font ensemble, tout ce qu’elles sont à même de se donner la capacité de faire, parce que, désormais, elles « s’ont » l’une l’autre. Et quand même bien le film s’achève sur une fermeture de la relation, Keiko succombant finalement aux injonctions paternelles du mariage, ce qui reste en nous dans l’après-coup, ce sont les images tranquillement prégnantes de cette émancipation dérobée aux dictats normatifs. Cette quiétude printanière que les deux femmes cultivent, ouvertes à ce qui peut leur faire ressentir des sensations d’adéquation au monde.
Installé au Japon depuis 8 ans au moment de faire son premier long métrage, Gagnon se montrait préoccupé, à la veille de son retour au Québec, par l’idée de rendre compte d’une culture du non-dit. À quel point voyait-il dans cette culture quelques parallèles avec le Québec et à quel point le Japon a vu du même ou de l’Autre dans le film de Gagnon [2] ? Le naturel avec lequel les deux cultures se prêtent écho est en tous les cas confondant, comme si, dans la niche du thème de la pression à se marier, Gagnon avait su trouver un point de modernité transversal dans lequel sans nul doute Japonais.es et Québécois.es pouvaient se retrouver, non sans justement pouvoir instaurer du « tiers » dans chacun des cas de configuration [3]. Rappelons aussi que si le concubinage était et demeure encore beaucoup plus admis au Québec, le lesbianisme y était (et y est encore) peu souvent abordé. De fait, Gagnon aurait pu, par exemple, faire œuvre de contre-culture avec ce film, or il n’en est rien. Avec pour toute aide théorique ou pratique L’aventure du cinéma direct de Gilles Marsolais (1974) en poche et une petite équipe, il a plutôt misé sur un esprit propre au cinéma direct : cette approche paradoxalement pudique et révélatrice que le direct octroie aux sujets qu’il filme, cette façon de beaucoup montrer mais qui ne se brûle à aucun voyeurisme, et qui, en privilégiant un resserrement sur l’instant, intervient de façon humble dans l’univers social. Et il est tout à fait remarquable que le regard croisé que pratique Gagnon déjoue ce que notre méfiance actuelle est si sujette à repérer. Nulle trace d’orientalisme ou de réification genrée n’entachent a posteriori Keiko, seules les couleurs et l’état de la pellicule de ce film non-restauré accusent une certaine pâleur. Comme quoi la délicatesse est un « faire » et que d’autres avant nous ont su, fallait-il s’en rappeler, s’y employer.
[1] À noter que les seuls autres lauriers japonais octroyés à un film Québécois reviennent à Jacques et novembre (1984) co-réalisé par Jean Beaudry et François Bouvier, grand gagnant du Prix du Jury au Festival du film de Tokyo en 1985.
[2] Cette question posée renvoie indirectement au titre de cet article, qui est un hommage discret à Claude R. Blouin. Dans son livre, Du Japon et d’ici, Claude pose l’altérité comme une invitation à (se) penser à travers un jeu réflexif de métamorphose et à interroger par exemple la perception de nos perceptions, à travers le regard de la culture nipponne. Blouin, Claude R. 1975. Du Japon et d’ici. Montréal : Les Éditions Pleins Bords.
[3] J’emprunte le terme à Marion Froger qui délimite la fécondité du « tiers » à partir des écrtis de Georges Simmel, en dégageant ses capacités de médiation, de mise en réserve et de liant, dans l’introduction du numéro qu’elle a dirigé « Inclure (le tiers) », Intermédialités, n° 21, 2013, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2013-n21-im01011/1020617ar/
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