Attaché de presse indépendant tout au long des années 60, réalisateur de deux petits courts métrages intégrés à des collectifs durant les mêmes années,
Bertrand Tavernier atteint le grand écran en 1974. Épaulé, d’une part par un immense passé cinéphilique et, de l’autre, par Aurenche et Bost, scénaristes stigmatisés de la Nouvelle vague des jeunes turcs des Cahiers du cinéma - les fameux qui écrivaient du « cinéma de papa » -, Tavernier entre par la grande porte. Lui qui connaît comme le fond de sa poche les oeuvres des Ulmer, Walsh et
Ford ne se gêne pas pour pondre une grande oeuvre, maîtrisée comme le sont peu de « premiers films », en adaptant Simenon au grand écran; là encore, peu de cinéastes l’auront compris comme lui l’a saisi.
Car Tavernier rend à Simenon sa tendance tragique, son goût pour l’inéluctable destin, pour ces pièges d’âmes où seuls les truands peuvent survivre, ceux pour qui la morale est accessoire. Dans un monde comme celui-là, que Tavernier superpose au nôtre d’une façon tout à fait fine en les faisant se confondre, l’homme droit, dans toutes ses nuances et ses subtilités, représente la dernière valeur sûre d’un chaos retentissant au loin, mais de plus en plus proche. Et le héros républicain américain typique, c’est peut-être celui qu’incarne Philippe Noiret, alias Descombes, l’horloger du quartier Saint-Paul de la ville de Lyon. Ici, l’après-68 fait mal à la France, qui s’écroule comme ces personnages. Elle punira le fils de Descombes, un jeune amoureux, nouvellement assassin du patron de sa copine. Normal, il l’a violé. Mais le fils ne voudra rien dire, ni à son père ni à la justice, et préfèrera prendre tout le blâme du meurtre sur lui. Normal, il l’a violé. Et un viol, c’est la honte. Et la honte, la famille Descombes en a assez.
C’est pour cette raison que le père, bien à l’affut des alibis du fils, ne dira rien non plus et qu’à eux deux ils seront, pour l’observateur externe, aussi pitoyables qu’un Meursault patientant à la veille de sa potence, le père regardant le fils s’en aller vers vingt ans de prison. Il n‘y a donc pas de coupables, mais que des culpabilités, des états d’âme et des alibis creusant tous la même spirale mélancolique : celle de Descombes, dont l’intervention du commissaire Guilboud (Jean Rochefort, parfaite réplique à Noiret) viendra tenter de stopper la descente. En effet, l’homme de loi, incompatible à Descombes par sa profession - il ne peut apporter qu’une aide relative au père du meurtrier qu’il pourchasse - agit comme un tamis dans un scénario où le rôle des personnages est prélevé du récit pour n’y laisser que le personnage lui-même, individu tourmenté prenant ses distances avec son quotidien (l’horloger ou le policier) pour se poser des questions qui dépassent sa profession. Dans le cas de Guilboud, pour qui le jour le jour n’est qu’attraper des truands, il dira que le fils n’est pour lui qu’une cible comme les autres, mais que s’il désire tant l’aider, c’est bien parce qu’il y en a autant d’« autres ».
Il y en aurait tant d’autres parce que la France du temps (et peut-être pas seulement de ce temps-là), tombe en ruine et qu’il faudrait revenir aux derniers mots du père et de son ami, accoudés contre le pont Bonaparte sur le Saône en plein coeur de la ville : mais quelle révolution? Mais quel renouveau? Tavernier critique les années Pompidou, celles pleines de promesses où la France prend un tournant qu’il observe d’un mauvais oeil. Pour ce faire,
L’horloger de Saint-Paul, film qui donne bel et bien l’heure juste, se passe à Lyon et exploite la ville dans tous ses recoins. Le parc de la tête d’or, la façade de la mairie, l’horloge astronomique de la Cathédrale Saint-Jean - le signe d’un temps idéal où la cadence de l’ordre régnait -, son fleuve, tout y passe, est utilisé comme un prolongement organique et rebelle d’un homme essayant de comprendre un environnement qui se dérègle; lui, l’horloger, devra se résoudre à voir le mécanisme se briser, incapable de sauver son oeuvre la plus importante, le fils, avalé par la France. L’oeuvre prêche la politique antipolitique, la résistance face à la politique telle qu’elle se pratique dans la France des années 70 et chaque aparté, chaque montée de ton dans le moindre bouchon lyonnais, viendra confirmer cette ambiance.
Tavernier signe donc une oeuvre sur Lyon en tant qu’allégorie de tout un pays, comme Scorsese et Allen l’ont fait avec New York. Ces lieux, l’auteur sait les découper et c’est là que son sens aigu de la mise en scène fait ses premiers grands pas. Capable de sectionner l’espace, créant des cloisons entre Descombes et ses interlocuteurs - utiles sont les portes et les fenêtres pour le metteur en scène sachant s’en servir - jusqu’à offrir au spectateur une vision panoramique des événements. Non pas omnisciente (nous n’avons des nouvelles du fils que dans le dernier tiers du film), notre point de vue s’étend strictement à l’espace-temps immédiat du héros, nous montrant autant son quotidien que les menaces qui planent constamment au-dessus d’une tête plus chanceuse qu’héroïque. Ainsi, il tente de conjuguer ses objectifs avec les individus qui l’entourent. Le commissaire, les journalistes, les voisins, les visages filmés par Tavernier prennent un sens immédiatement autre : déficient - le voisin devient honte puisque le quotidien de Descombes est télévisé, les journalistes des harpies traquant le fils jusqu’à sa chambre et le film, nettement divisé en deux parties, le récit d’un pays malade et non plus une enquête policière. La première - celle du grand bouleversement - précède la deuxième - celle des retombés, de l’accalmie, du remord d’un père qui aurait mieux aimé connaître son fils et qui, dans la tristesse comprendra enfin, dans la mesure d’une morale que l’on questionnera toujours dans l’épilogue, le meurtre du patron, une de ces ordures parmi tant d’autres, l’un de ces symptômes incurables du mal être humain.
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