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Télescopages est une série de chroniques éditoriales consacrée aux réalités industrielles et politiques des cinémas québécois et canadiens. Au lieu de les considérer à même leurs écosystèmes actuels, Télescopages les mettra en parallèle ou en confrontation à des comparables internationaux et historiques. |
Les journalistes s’amassent dans le hall d’entrée du nouveau quartier général de l’Office national du film du Canada, planté sur la Place des Festivals de Montréal, qui occupe quelques étages de l’Îlot Balmoral. Ce grand édifice, plutôt impressionnant, est traversé sur sa hauteur par un tracé rouge reluisant, une « ligne de désir », nous dit-on pendant la visite guidée ; terme éminemment deleuzien pour un immeuble qui n’a rien à voir avec le désir, utilisé pour décrire la volonté de la bâtisse à s’articuler par rapport au centre du Quartier des spectacles. La structure bétonnée, parée de vitres, abrite donc les nouveaux bureaux de l’Office après son fameux déménagement du bâtiment historique sur Côte-de-Liesse, geste politique, sans doute pragmatique, sur lequel nous ne reviendrons pas ici car il importe que cette chronique soit le plus possible, malgré les apparences, conjuguée au futur.
Depuis le temps (2014) qu’on entend parler de ce nouveau QG, il fallait bien répondre à l’invitation et se rendre sur les lieux flambant neufs, essayer les sièges assez rembourrés de la salle Alanis-Obomsawin finement équipée, scruter ses bureaux de production qui accueillent des studios de mixage, de bruitage, de stop-motion, d’animation, de post-production ainsi que le légendaire écran d’épingles d’Alexeïeff. Passer ensuite à travers les locaux de la coordination du contenu numérique, ne surtout pas remarquer le léger malaise de l’employée qui a avoué à demi-mot qu’évidemment, la majorité du catalogue onéfien n’était pas encore numérisée, c’est-à-dire à peine la moitié de ce qu’on retrouvait jadis à la CinéRobothèque [1], ce repère géographiquement limité, numériquement vétuste, mais tout de même gratuit et ouvert au public au coin St-Denis et de Maisonneuve entre 1992 et 2012.
Le lieu, qui permettait de promouvoir le catalogue de l’Office, d’y vendre les jolis coffrets DVD de la Collection Mémoire était, au risque de le répéter, gratuit et ouvert au public (les contribuables qui font vivre l’Office), ce qui est exactement le contraire du nouveau QG, censé remplacer les anciens studios autant que cette présence urbaine et ouverte, mais qui s’avère plutôt une machine professionnelle aux ambitions professionnalisantes de start-up, chromé, lissé au possible, vitré dans une apparence de transparence qui cache surtout une institutionnalisation morbide de ce qui a pourtant été la plus belle et impressionnante singularité du cinéma québécois et canadien. Dans cet espace qui surplombe la ville, le public ne pourra entrer qu’à condition d’un événement spécial (et de toute façon l’architecture même de la salle évoque davantage la salle pour professionnels que la salle publique).
On compte ces événements sur les doigts d’une seule main pour tout le printemps 2023, sans non plus savoir sur quelle plateforme ou de quelle façon l’on pourrait consulter une quelconque programmation, parce que, au moins pour l’instant, l’ONF mise sur ses éventuels partenaires, se cabrant seulement au nom des occasions parfaites sans vouloir assurer une présence réelle dans l’espace public sinon celle d’une historicité dont l’Office a perdu toute la passion au-delà de quelques artéfacts (un Oscar, la chaise de McClaren accrochée au mur de l’entrée à la manière d’une tête d’orignal dans un chalet, le vieil éclairage de l’ancien studio récupéré en plafonnier en face de la salle Alanis-Obomsawin…). Comme de la poudre aux yeux, quelques chiffres répétés ad nauseam durant la visite, au demeurant sympathique dans sa manière de camoufler les véritables écueils du déménagement, viennent compléter un tableau qui m’apparaît politiquement lugubre, malgré tout le respect qu’il faut continuer à avoir pour les gens qui y œuvrent sérieusement et à qui on n’a certainement pas demandé l’avis. Ils ont déménagé les vieilles patères en bois des anciens studios au moins. On nous l’a dit deux fois.
:: Les studios d'animation [photo : Anthony Morin-Hébert]
:: Souvenirs de l'Office [photo : Élodie François]
Que les créateurs en animation travaillent maintenant au centre-ville de Montréal devrait être l’occasion de mettre en vitrine leurs démarches aux ramifications techniques fascinantes — pas seulement de les rapprocher du food court de la Place Desjardins. Que la plus prestigieuse institution cinématographique du pays soit au centre de l’espace public le plus imposant de la métropole devrait donner lieu à un nouveau carrefour cinéphile, à une célébration de cette Histoire et de son avenir. Mais à l’instar de la visite et de la décoration, où les pionniers Michel Brault, Gilles Carle, Gilles Groulx, Claude Jutra, Colin Low, Arthur Lipsett, Pierre Perrault, Anne-Claire Poirier et compagnie sont totalement absents, on remarque grossièrement que le futur de l’Office s’imagine à travers l’animation, les œuvres numériques et une production documentaire dont la générale médiocrité télévisuelle fait pâle figure face aux pionnier·ère·s du cinéma direct, suivant une ligne éditoriale où toute forme d’engagement se montre docile, encadrée, surstructurée, dans un espace aseptisé et régimenté qui se tient à des milliers de cordes de bois de la Manouane de l’esprit créatif, frondeur, autonome et rebelle qui fait qu’encore aujourd’hui, malgré tout, l’apparition du logo de « l’homme qui voit » au début d’un film me semble si émouvante, si précieuse, au risque de me laisser aveugler par une nostalgie que j’espérerais plutôt actualiser.
Non, l’ONF n’épatera personne avec sa prestigieuse démonstration d’exclusivité en plein centre de la ville. Elle ne gagnera pas non plus de nouveaux adeptes en se plantant là où tout le monde passe sans savoir les approcher doucement, passionnément, sans imaginer une « ligne de désir » dirigée vers les gens plutôt que vers l’asphalte. Une preuve supplémentaire, si jamais il en fallait encore, de la désuétude « événementielle » de Montréal et de sa Place des Festivals, gigantesque piège à crabes où la culture va pour devenir éphémère.
*
Berlin, deux semaines plus tard.
Le confrère Olivier Thibodeau arrive le lendemain, en provenance de Rotterdam et de son festival récemment défiguré par les décisions comptables. Ça ne va pas bien à Montréal, mais ça ne va pas bien ailleurs non plus. Les causes sont semblables, les effets aussi. La balance du pouvoir penche trop du côté des gestionnaires technicistes et des politiques institutionnelles, qui n’entretiennent aucun rapport senti et pensé à l’art et l’esthétique, à un point tel que celles et ceux qui en entretiennent un, c’est-à-dire les cinéastes indépendants et leurs équipes parfois quasi bénévoles ou sous-payées, les programmateur·rice·s, les travailleur·euse·s des festivals, les critiques, sont les moins bien payé·e·s d’une industrie qui n’aurait pas grand-chose de beau à offrir si ce n’était de leur travail.
Ici à Berlin, la Berlinale 2023 marque son grand déconfinement. L’édition de 2020, la dernière que nous avions couverte sur place, s’était terminée quelques jours avant la déclaration de l’état d’urgence pandémique. Après celle de 2021, hybride et éclatée, celle de 2022 écourtée de moitié, la 73e édition qui s’amorce présentement sur la Potsdamer Platz reprend sa formule d’antan et se déroule sous l’ombre de la guerre en Ukraine — même Zelensky a prononcé un discours, introduit par Sean Penn, lors de la soirée d’ouverture. Dans l’air, on attend plus qu’avant du cinéma qu’il soit humaniste, doux, unifiant, voire réconfortant. Le slow cinema, ou le cinéma comme épreuve du temps, semble avoir disparu pour l’instant, ou du moins se faire discret face au cinéma des minorités, des expériences singulières et des images de l’anthropocène.
C’est sous ce parapluie qu’il importe de parler de la soirée d’ouverture de la Semaine de la critique de Berlin, de la Woche der Kritik, événement parallèle et contestataire dans la frange du festival (qui n’a jamais financé la Semaine) et qui ouvrait sa part des festivités par une impressionnante conférence donnée à l’Académie des arts de Berlin. Dans cet espace vitré ouvert à tout·e·s, pendant que s’amassait le public devant le respecté cinéaste Thomas Heise (Heimat is a Space in Time, 2019) venu prononcer le discours de bienvenue, des chants provenant de l’extérieur, de la Pariser Platz, sont venus troubler le cérémonial.
Il s’agissait de la communauté turque, extrêmement importante à Berlin, qui était là pour se recueillir après le séisme terrible du 6 février dernier qui a déjà fait plus de 40 000 morts en Turquie et en Syrie. « The truth is very concrete », répétait Heise, ce qui ne manquait pas d’avoir de puissants échos avec la situation contemporaine, engluée en une stratification d’invisibilisations médiatiques, elliptiques, où le réel et sa vérité disparaissent régulièrement des champs de vue, faisant du désengagement la force d’inertie de plus en plus naturelle à tout engagement (« loin des yeux, loin du cœur »), et rendant peut-être aussi de plus en plus difficile de brandir le cinéma comme solution aux problèmes du monde comme aux problèmes qu’on nous impose ou qu’on porte en soi. Qu’est-ce que le cinéma peut après la pandémie ? Une question qui résonne d’une certaine façon pour le public et peut-être d’une manière plus intense encore pour les gens qui s'y consacrent (sans nécessairement pouvoir en vivre), qui se font quotidiennement exploiter par ce cinéma, identitairement, formellement, créativement, corporellement, énergétiquement, financièrement, etc. Peut-être que cette conférence d’ouverture, Cinema of Care — Who Looks After Film Culture ?, allait aider à renouveler, ou au moins à relancer ces questions.
:: Devika Girish, Claire Denis, Abby Sun et Marek Hovorka [photo : Tabita Nives Hub © Woche der Kritik, VdFk e.V.]
Le care, cette notion anglo-saxonne qui a fait beaucoup de millage à travers la pandémie, a des équivalents dans toutes les langues, ce que ne manque pas de souligner en introduction l’impressionnante Claire Denis, invitée prestigieuse d’un panel aussi composé de Marek Hovorka (directeur général du festival du documentaire de Ji.hlava en Tchéquie) et d’Abby Sun (directrice du programme artistique de l’International Documentary Association), dont les interventions sont modérées par Devika Girish (éditrice chez Film Comment et programmatrice au New York Film Festival).
En français on pourrait donc parler de « prendre soin ». Et pour Claire Denis, le care est avant tout inscrit dans une dynamique relationnelle avec la Vie, au risque, sous l’encapsulation du terme, de réduire la spontanéité plus naturelle du « prendre soin », cette proximité avec la peau, les plantes, les animaux, avec quelqu’un dans la rue. « You don’t expect no reward from it », précise-t-elle, avant de pointer que ce rapport à la Nature qu’un certain cinéma du care écologiste, avec ses films sans personnages, habités seulement par des paysages, rejoint au fond une vieille obsession des peintres classiques, ceux qui cherchaient à saisir par exemple la différence entre un paysage solitaire et un paysage habité — interrogation simple mais d’une richesse infinie. Questionnée plus précisément sur sa manière de prendre soin du cinéma, Denis lance une réponse non moins immédiate que frondeuse : « I don’t care a damn shit about cinema. I care about the people I work with. »
À cela, il faudrait ajouter de notre côté que le care est peut-être aussi le nouveau mot-clé le plus en vue dans la sphère politico-culturelle. Pour les subventionnaires, pour les universitaires comme pour les artistes et celles et ceux qui écrivent à leur sujet, l’empathie de laquelle toute notion de care dépend n’a évidemment rien d’un nouveau concept. La question du care qui nous importe ici est peut-être moins celle de sa définition, courue d’avance, que celle de son utilité tactique dans les débats actuels sur les sujets des œuvres (liées à la diversité notamment), à l’esthétique (à l’image de cette conférence) et éventuellement à la production (les coordinateur·rice·s d’intimité qui n’existent sur les plateaux que depuis quelques années par exemple). La notion de care arrange un peu tout le monde présentement et c’est tant mieux, mais elle ne devrait pas non plus dédouaner automatiquement toute organisation ou démarche qui la brandit.
:: Claire Denis [photo : Tabita Nives Hub © Woche der Kritik, VdFk e.V.]
Justement, pour Abby Sun, le fait de cinématographiquement prendre soin est crucial en documentaire car une éthique du care a toujours été essentielle à la forme, notamment pour ne pas exploiter ses sujets, même pas au nom de la sensibilisation collective qui pourrait en découler (la vraie question qu’on aurait dû oser poser au Québec lors de la sortie de l’intrusif Dehors Serge dehors [Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe, 2021]). Tous les panelistes sont d’accord d’ailleurs pour dire que le care n’interdit pas la confrontation, que parfois, la confrontation est même nécessaire afin d’apprendre à prendre soin, que le débat est sain pour quiconque souhaite mieux se porter à long terme au-delà du froissement d’une conversation qui tourne mal et c’est en cela que Denis rappelle que le cinéma, même quand il désire prendre soin, doit surtout savoir représenter la douleur. Elle évoque à cet égard le modèle qu’est encore pour elle Yasujirô Ozu, capable de faire du cinéma « sans jugement », en prenant soin tout en montrant la souffrance, s’évertuant finalement à montrer que la vie est difficile, à l’occasion cruelle, et qu’une éthique du filmage commence par l’absolu respect de ses propres personnages, qu’ils soient fictionnels ou documentaires.
Au terme d’une soirée de trois heures de discussions, la dernière question posée par Girish est peut-être celle qui tracasse le plus les cinéastes et cinéphiles « trop » attachés au cinéma, ou du moins celles et ceux qui en ont délibérément fait le centre de leur monde : « How to care about cinema while you cannot care about something else? », autrement dit, le cinéma peut-il être un moyen de substitution pour prendre soin et pour s’engager dans une éthique collective du prendre soin ? Pour Claire Denis, la réponse est systématiquement au cas par cas, dans le regard des spectateur·rice·s, dans cette éthique du filmage qu’on ressent au fond immédiatement lorsqu’on regarde une œuvre, qu’on voit bien si le cinéaste prend soin de ses personnages et du récit qu’ils partagent. Sait-il prendre soin de leur corps à l’image ? De leur beauté intrinsèquement humaine ? Comment s’aligne-t-il sur leurs vibrations individuelles ? Comment amène-t-il le public à une plus grande et belle compréhension de leur individualité et de l’espace, historique comme environnemental, dans lequel les protagonistes se tiennent ? Quant à Hovorka, il a eu le judicieux mot de la fin, évoquant le fait que ces réflexions, aussi utopiques puissent-elles paraître dans une industrie si lourde, si exigeante, sont toutefois porteuses d’ouvertures dans lesquelles il est important de se lancer, d’imaginer, de tenter ou d’écrire.
« To dream is to work ».
*
Au sortir de la soirée, à marcher sur la Pariser Platz bondée tout à l’heure par la solidarité turque, à passer juste à côté devant l’Ambassade de Russie clôturée, avec un mémorial ukrainien improvisé et installé devant ses grilles, la transparence (esthétique, éthique, industrielle, budgétaire, etc.) et le prendre soin post-pandémique frappaient comme le thème prédominant de cette édition et des réflexions qui allaient nécessairement nous habiter pendant notre couverture à venir. Comment, à l’issue des confinements successifs, convier le public au cinéma ? Non pas pour renflouer les caisses (ce n’est plus une question que la critique devrait se poser puisque nous n’avons plus depuis longtemps la capacité d’y jouer un rôle), mais pour que le cinéma puisse à nouveau donner au réel plus qu’il ne lui en a pris, pour qu’en prenant soin du cinéma le cinéma puisse peut-être, idéellement, prendre soin de nous à son tour.
Il semblait aussi évident qu’en se rappelant du confort lointain de Montréal, cette visite à l’ONF, alors que l’Office se retrouve pour la première fois au centre névralgique de la métropole, était annonciateur d’un tournant que l’institution allait devoir négocier avec un certain devoir d’exemplarité. Au nom de son emplacement, de son ampleur, de son Histoire, il faudra maintenant observer comment l’ONF passera par-dessus cette impression de froide impassibilité afin de montrer qu’il peut encore prendre soin de la socialité québécoise et canadienne dont il a si longtemps été une des parts les plus constituantes.
:: Le goût du saké (Yasujirô Ozu, 1962) [Shōchiku]
[1] L’ONF a produit environ 13 000 œuvres depuis 1939. 10 000 étaient disponibles gratuitement au bout du bras du robot Ernest. 5000 œuvres sont aujourd’hui disponibles sur onf.ca.
TÉLESCOPAGE
Chasse à l'ours
PARTIE 1
(About 30, In Ukraine, Sun and Concrete,
The Survival of Kindness)
PARTIE 2
(Bones and Names, Cidade Rabat,
Past Lives, White Plastic Palace)
PARTIE 3
(Between Revolutions,
Ingeborg Bachmann — Journey into the Desert,
Superpower, Tótem)
PARTIE 4
(Almamula, Forms of Forgetting,
Mal Viver, Samsara)
PARTIE 5
(Anka, Allensworth, Music, Solmatalua,
Still Free, Revolution+1, Viver Mal)
PARTIE 6
(Kiddo, Remembering Every Night,
Scenes of Extraction, Suzume)
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