DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Cinémas autochtones 1 : Cahier critique

Par Zach Gourd, Anne Marie Piette, Olivier Thibodeau et Claire Valade


prod. Office National du Film (ONF)

YOU ARE ON INDIAN LAND
Michael Kanentakeron Mitchell |  Mohawk  |  Canada  |  1969  |  36 minutes

Filmé selon les tendances d’un cinéma direct bien de son époque, You Are on Indian Land est un documentaire de feu, radicalisé dans l’action, refusant le colonialisme persistant et sa mainmise sur la pérennité des peuples autochtones. Le graphisme du titre — une typographie estampillée fatalement sur l’image d’un bureau de douanes canadiennes — nous repositionne historiquement et socialement avec force : vous êtes en terre indienne. « Le peuple d’Akwesasne, que l’homme blanc appelle la réserve de Saint-Régis, vivait ici bien avant que les deux pays tracent une ligne de démarcation [Canada/États-Unis]. [ ... ] Notre droit de la traverser, sans payer de taxe, a été confirmé par le traité de Jay de 1794. Le gouvernement canadien n’en a jamais fait une loi, et maintenant ils veulent taxer les provisions qu’on rapporte si on traverse leur ligne. [ ... ] Alors on est passés à l'action ! » Allusion au blocage du pont reliant le Canada et les États-Unis bâti sur la réserve mohawk (Kanien'kéhá:ka) d’Akwesasne, tel que décrit en voix hors champ par son instigateur Michael Kanentakeron Mitchell, et à la confrontation qui s'ensuivit avec la police locale; nous remémorant au passage le mode opératoire de la communauté de Kahnawake en soutien à celle de Kanesatake, durant la crise d’Oka de 1990, lorsqu’elle fit barrage sur le pont Honoré-Mercier. Si le moyen métrage narre frontalement les revendications de la communauté d'Akwesasne, il ne perd pas de vue le contexte sociopolitique d’une longue histoire d’oppression des Premières Nations au Canada, dont découlent ces enjeux récurrents de droits ancestraux, et aura tenté de sensibiliser le public sur la condition et le sort réservés aux autochtones, sur une réalité jadis tue et dévalorisée, un tabou social postcolonial, en livrant un message vertical selon lequel ces communautés ne souhaitent plus être réduites aux « Indiens du Canada ». Mitchell y promeut, dans un cinéma-vérité choc, une attitude insoumise alors inconnue des allochtones consistant à tenir compte de qui sont les Premières Nations et de leur place dans le pays. Depuis 2016, on trouve notamment à la réserve d’Akwesasne le premier système de justice autochtone au Canada : une justice par et pour les Autochtones. Platement, le lieu géographique de la réserve est parallèlement perçu comme étant l’un des filons stratégiques de la contrebande du marché noir des États-Unis vers le crime organisé canadien, alourdissant une réalité complexe venue des contrecoups de la marginalisation d’un peuple désarçonné dans sa famille, dans sa culture, et vivant ghettoïsé dans des réserves où trop longtemps il a été répudié, faute d’être assimilé.

Créditéà tort au cinéaste allochtone Mort Ransen — qui dénonçait ouvertement cette méprise —, le film ne fut attribué qu’en 2017 à M.K. Mitchell, ancien grand chef du conseil de la Nation Mohawk d’Akwesasne et membre charismatique de l’Indian Film Crew (IFC), un programme de formation de l’ONF créé en 1968 pour les cinéastes autochtones alors que trop de films sur les Premières Nations étaient encore tournés du seul point de vue de l’individu blanc — et qui, en 1971, deviendra l’Indian Film Training Program (IFTP). Par la suite, il fallut attendre près de deux décennies pour voir arriver le Studio One tel qu’on le connaît, incarnant la vision de longue date qu’avait M.K. Mitchell d’un atelier de création dirigé par et pour les Autochtones. Durant toute cette période, des talents parmi lesquels Alanis Obomsawin ou Mosha Michael ont émergé du brouillard. La vocation militante et la valeur esthétique de You Are on Indian Land auront permis d’accentuer sa force de frappe, en soulignant l'injustice de son sujet. Il reste l’un des documents les plus saisissants et établis de l’IFC et son impact perdure dans le temps. (Anne Marie Piette)

 


prod. Office National du Film (ONF)

CHRISTMAS AT MOOSE FACTORY
Alanis Obomsawin  |  Abénaquise  |  Canada  |  1971  |  13 minutes

Départ canon pour une carrière remarquable, Christmas at Moose Factory préfigure le style de mise en scène privilégié par la légendaire réalisatrice de Kanehsatake : 270 ans de résistance (1993) tout en livrant un message subtil à propos du colonialisme catholique chez les Cris de la Baie James. Obomsawin laisse souvent les images et les victimes de l’impérialisme européen parler d’elles-mêmes tant leurs témoignages sont immédiatement intelligibles, tant le poids de l’histoire penche en la faveur des Premières Nations… Ici, elle révèle la condition autochtone au sein de la ville titulaire (sise dans le district de Cochrane en Ontario) par le biais d’une astucieuse ethnographie infantile, usant comme matériaux de base les dessins produits par les élèves d’un pensionnat local, leurs voix off et leurs portraits. Le résultat constitue une œuvre simple et puissante au message universel où l’on assiste à une succession de représentations naïves de Moose Factory réalisées sur du papier de construction avec des crayons de cire, des stylos Bic et autres crayons Prismacolor, puis commentées sans détour par les jeunes artistes. Dynamisée par des enregistrements sonores ad hoc et par les mouvements de caméra à la Colin Low qui feraient bientôt partie intégrante du travail de la documentariste, approfondie par les commentaires perspicaces de leurs créateurs et créatrices, la mise en scène des dessins n’est donc jamais fastidieuse ou banale, mais porteuse d’un constat sociologique éloquent et ardu, tapi astucieusement sous le couvert d’un mièvre vernissage préscolaire. Après tout, la vérité ne sort-elle pas de la bouche des enfants ?

Le bruit du vent qui souffle et des chiens qui aboient nous happe d’emblée et donne vie aux vignettes hivernales qui apparaissent à l’écran, où la caméra isole tour à tour des canidés hurlants, des cabanes fumantes et des collines enneigées. La plupart des dessins suivants seront d’ailleurs accompagnés de bruitages similaires, question d’approfondir leur valeur documentaire et d’étoffer le propos des enfants à leur sujet. C’est le cas du bruit des casseroles qu’on entend lors de la confection de la bannique, du tintement des assiettes au moment de déguster le rat musqué, du jappement des chiens de traineau ou d’autres manifestations sonores de pratiques culturelles ancestrales. Petit à petit, l’influence de l’éducation euro-centriste se fait sentir; par de petits symboles épars, d’abord — par les références au Coke, au Pepsi, aux voyages en motoneige vers le magasin de la Baie d’Hudson —, puis par l’imaginaire de Noël — par le carillon des clochettes qui annoncent la venue des rennes du père Noël, dans le froissement du papier d’emballage et dans les représentations diverses de sapins décorés. C’est alors que le montage commence à revêtir une valeur politique, dans l’isolement et la réitération insistante des éléments culturels importés d’ailleurs. « There is a gold star », répètent ainsi l’un après l’autre les enfants du pensionnat, référant à l’étoile de Bethléem que les Blancs ont si habilement incrustée dans leur imaginaire collectif et dont la représentation démultipliée évoque un parasitage de leurs référents traditionnels. Même chose pour les images de paroissiens communiant, d’églises titanesques et d’« anges indiens », accompagnées de chants chrétiens incongrus interprétés en langue crie. Là où le montage cerne la beauté, c’est surtout dans la succession de photos d’enfants qui clôt le film, dans le spectacle de leurs yeux innocents, témoins privilégiés de la réalité d’un peuple luttant contre l’assimilation, contre la vision d’un réel que tentent de lui imposer les Blancs. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Office National du Film (ONF)

HOLY ANGELS
Jay Cardinal Villeneuve  |  Cris, Métis  |  Canada  |  2017  |  13 minutes

Écrit et réalisé par Jay Cardinal Villeneuve, produit par l’ONF, ce court métrage documentaire allie entrevue de fond et images impressionnistes pour présenter le témoignage cuisant de Lena Wandering Spirit — alias Squish, comme l’appelait sa grand-mère —, renommée ignoblement « numéro 34 », lorsqu’elle fut conduite de force au pensionnat Holy Angels de Fort Chipewyan, en Alberta, à l’âge de sept ans, et qu’on tenta de l’assimiler, de 1963 à 1969, selon une politique de génocide culturel des peuples et territoires autochtones du Canada. Dans les couloirs sinistres et aujourd’hui déserts du lieu des mémoires traumatiques, la jeune Phoenix Alec interprète sans paroles l’enfant qu’était Wandering Spirit et danse le ballet insipide de la normalité, illustrant la solitude et le désespoir passés à Chipewyan. Pour mieux revendiquer la joie juvénile et la culture qu’on lui a toutes deux dérobées, elle enfilera une robe ornée de grelots flamboyants pour exécuter une danse traditionnelle autochtone. Nous retrouvons dans les images de Villeneuve son intérêt pour le cinéma muet et les vieux films d’horreur en noir et blanc, sans toutefois y ressentir trop de l’effroi véritable que peut ressentir une enfant abandonnée, arrachée à la chaleur maternelle et familiale. Une blessure incommensurable que l’on doit modérer et ne pas évoquer trop radicalement. Alec y chemine avec lenteur, dans une atmosphère voilée de circonstance. Pour ce faire, la directrice photo, Amy Belling, a utilisé en partie des objectifs Baltar vintage des années 1950, lentilles réputées pour leur rendu vaporeux très esthétique, et une belle qualité de bokeh avec altérations, directement à la prise de vue.

Villeneuve travaillait avec la Commission de vérité et réconciliation, filmant les déclarations privées des survivants des pensionnats autochtones, lorsqu’il fit la connaissance de son sujet pendant l’Alberta National Event. L’histoire empoignante, unique et commune, celle d’une enfant survivante en portraiturant d’autres par défaut, devenue adulte tout comme eux, et détruite pareillement dans sa famille et sa culture par un système d’abus et de colonisation ayant perduré pendant plus de 160 ans. Un drame humain de plus qui échappe à la compréhension, ayant pris racine dans une xénophobie colonialiste encore si tangible. Lena Wandering Spirit s’y trouve ouvertement et psychiquement fragile, dévastée par ses années de pensionnat, filmée dans la chapelle de l'hôpital Fort McMurray où elle fut admise peu avant le début du tournage. Cette force ricaneuse fait face à son destin tragique avec sarcasme, amertume et résignation : la résilience est synonyme de survie et le pardon reste impossible. Plus que les images du film, ce sont ses mots, évoquant la douleur abyssale de l’absence d’une mère et d’une grand-mère, qui résonnent dans nos âmes et consciences, en brisant quelque chose de pur que l’on voudrait préserver, au tréfonds d’un témoignage aussi nécessaire qu’intolérable :  « Ils m’ont emmenée, comme tous les autres, loin de nos mères, loin de l’amour. [...] Tu es perdue sans elles, tu es perdue sans ta culture… Tu es perdue sans amour ». Cet exercice exorcisant contribue à partager le fardeau moral d’un passage sombre de l’histoire et à décharger ces survivants — dont Wandering Spirit, qui ne trouve pas la paix d’esprit — d’un poids excessif qu’ils ne doivent plus porter seuls. (Anne Marie Piette)

 


prod. Wapikoni mobile

WE ARE NOT SPEAKING THE SAME LANGUAGE
Danika St-Laurent  |  Ojibwe-Crie  |  Canada  |  2021  |  8 min

We Are Not Speaking the Same Language est un film très classique. Sa forme, celle du portrait-témoignage, est consacrée depuis longtemps : une voix off qui exprime un état de fait, une pensée ou une situation particulière, et qui révèle par la même occasion des aspects intimes de la personne qui parle; une association de plans rapprochés et de gros plans de celle-ci, souvent montrée dans son train-train quotidien ou vaquant à une occupation qui la caractérise; des images franches puisées dans le réel et évitant généralement le figuratif ou le métaphorique; une bande sonore alternant entre la narration et un accompagnement musical approprié, pas trop envahissant; un montage très discret et très linéaire. Non, We Are Not Speaking the Same Language ne réinvente pas le cinéma, mais il ne cherche pas à le réinventer non plus. En fait, c’est plutôt un film qui est servi par son classicisme. Cette forme relativement sobre et facilement reconnaissable lui permet de s’intéresser à autre chose. La cinéaste Danika St-Laurent a choisi un langage filmique qui s’efface pour permettre à cette « autre chose » de s’imposer au-delà de la forme. Cette autre chose, c’est le geste et la parole.

La parole, d’abord, puisqu’après une entrée en matière ronronnante et apaisante, avec ce beau chat noir et ces patrons de bijoux perlés étalés sur cette couverture aux motifs autochtones colorés, le film débute en voix off sur ces mots percutants qui lui donnent son titre : « We are not speaking the same language. » Nous ne parlons pas le même langage, la même langue. St-Laurent cite les mots prononcés par sa grand-mère biologique maternelle durant l’unique appel téléphonique qu’elle aura eu plus jeune avec celle-ci. Elle révèle d’emblée qu’ils la hantent depuis toutes ces années. Ce sont des mots lourds — lourds de sens, lourds d’émotion. Lourds d’histoires et de blessures, portées autant par les individus et les peuples qui les ont vécues (ou plutôt subies) que par leurs descendants qui en connaissent les séquelles. Lourds d’Histoire, aussi; une Histoire trop longtemps escamotée, dissimulée, niée. Une Histoire qui veut que, bien qu’elles parlent la même langue, un même code, il est impossible pour une petite-fille et sa grand-mère de se comprendre : il y a incompatibilité de langage, fruit d’un vécu différent, d’expériences différentes, d’apprentissages différents, de cultures différentes pour chacune, et qui ont forgé différemment le code qu’elles utilisent pour s’exprimer.

Ce point de départ est une porte pour St-Laurent, qui lui permet de parler de sa relation avec son histoire personnelle, sa famille — l’adoptive et, surtout, la biologique —, sa culture ojibwe-crie. L’impact émotif de cette parole est considérable. Par son film, elle donne un pouvoir à cette parole : celui d’exprimer la tristesse, la détresse, le désenchantement, la colère, la perte, l’incompréhension éprouvées par tout un peuple, dans une perspective universelle; et par une famille, ses enfants, une grand-mère, sa petite-fille, dans une perspective intime. Trop jeune durant cet appel, la réalisatrice ne pouvait pas comprendre alors ce que son aïeule lui racontait, entre autres sur les pensionnats et sur sa séparation de ses enfants envoyés en adoption au Québec, à des milliers de kilomètres de chez elle en Saskatchewan. Aujourd’hui, par ce film (et par son métier), St-Laurent raconte son questionnement, sa quête pour se trouver elle-même dans sa culture et pour trouver la place de cette culture en elle, pour se réapproprier sa part autochtone, la compréhension enfin acquise à l’âge adulte de tous ces traumas du passé qui l’ont menée là où elle est au moment présent. Et en être fière! Son métier est son lien avec cette grand-mère qu’elle n’aura jamais pu connaître de son vivant et, bien que celle-ci n’a pu lui enseigner ce métier, c’est clairement une fierté pour la cinéaste que de déclarer qu’elle est une excellente perleuse comme sa grand-mère.

Ce qui nous amène au geste — et c’est ici que j’avoue avoir un peu exagéré sur la forme du film puisque la réalisatrice ajuste à son avantage au moins un aspect classique de la forme choisie pour mieux servir son propos. Ainsi, les inserts se substituent aux habituels plans rapprochés et gros plans pour capter l’objet de l’occupation de la narratrice, le perlage, plutôt que la narratrice elle-même. St-Laurent filme au plus près la précision du geste artisan : les petits amas de perles qu’elle dépose sur sa surface de travail feutrée, l’aiguille qui enfile les perles, les doigts qui les font passer jusque sur le fil, l’espace de travail, l’aspect méthodique et patient des mouvements, la complexité de l’assemblage qui requiert une attention si pointue pour éviter les erreurs dans l’alternance des couleurs, le fil qui passe et repasse dans le bijou pour en assurer la stabilité, la beauté du motif qui émerge peu à peu. Ces images qui défilent permettent de ne rien manquer de la lente mais sûre progression de l’ouvrage et d’admirer la minutie et la délicatesse extrêmes nécessaires pour manipuler ces minuscules perles multicolores et en tirer des objets de beauté.

Oui, parfois, le classicisme a du bon lorsqu’il s’agit d’honorer le geste et la parole d’une culture trop longtemps ignorée et de traiter avec un respect infini de tout le savoir-faire ancestral époustouflant qui peut tenir dans une simple paire de boucles d’oreilles. (Claire Valade)

 


prod. Office National du Film (ONF)

NALUJUK NIGHT
Jennie Williams  |  Inuite  |  Canada  |  2021  |  13 minutes

À la dernière édition de Regard, festival annuel du court métrage au Saguenay, j’ai eu la chance d’assister à la projection du premier film de l’artiste multidisciplinaire Jennie Williams, Nalujuk Night, une production de l’ONF continuant un projet photographique de l’artiste. Cette Inuk du Labrador a travaillé́ longuement à photographier une tradition de sa communauté́ établie à Nain (Nunainguk). 

Chaque année, durant la nuit du 6 janvier, ce village est envahi par une horde de créatures grotesques, inhumaines, mais pourtant tout à fait humanoïdes qui viennent semer une terreur festive chez les habitants du village : les Nalujuit. De prime abord, je croyais qu’après avoir travaillé autant sur cette célébration, l'artiste aurait choisi une approche documentaire, qui en serait une favorisant la présentation et l’explication, une sorte d’étude anthropologique. Loin de cela, Williams nous offre une œuvre à la frontière du cinéma direct et du film de genre, ne faisant aucune concession sur son sujet ou sa forme. Elle ne témoigne aucun intérêt à rendre cette tradition compréhensible ou acceptable pour̀ un public extérieur. Cette approche donne beaucoup de force à l’œuvre; c’est un choix courageux que d’offrir si peu d’explications au public. On assiste donc sans entrevue ni narration à la venue des Nalujuit, tout aussi grotesques et monstrueux qu’ils sont, venant terroriser la communauté réunie pour cet exercice festif de peur. 

Le film embrasse une approche presque fabuleuse, que ce soit dans la direction photo en noir et blanc très stylisée ou dans les passages mettant en scène les créatures sur la glace, les traitant comme des monstres d’horreur. Ces passages plus proches de la fiction font beaucoup pour nous amener à nous prendre au jeu de cette fête, pour nous pousser au bout de nos chaises. On accepte la nature magique de l’évènement. 

Pour le reste du film, on voit les créatures pourchasser les enfants du village avec des bâtons ou des harpons, créant l’épouvante. De l'extérieur, cette célébration n’est pas sans rappeler l’Halloween, avec cette mise en scène de l’horreur, mais loin du plastique et des bonbons, les Nalujuit sont légitimement terrifiants avec leur masque osseux et leurs armes bien réelles. On est vraiment inconfortables par moments et, pris dans ce même mélange de terreur et d’engouement, on en vient à anticiper les actions des Nalujuit. Une tentative d'expliquer la célébration serait venue désamorcer cette réaction viscérale, nous privant de la chance de nous faire croire à nous-mêmes que ces monstres sont bien réels. 

Les questions avec lesquelles nous sommes laissé·e·s quant aux origines de la pratique peuvent susciter diverses réflexions; par exemple, y retrouve-t-on l'empreinte des missionnaires ayant œuvré́ dans la région? Mais peu importe qu’il y ait ou non hybridité culturelle, c’est le silence du film à ce sujet qui permet d’offrir une expérience de l’évènement comme motif de rassemblement et de célébration vivante, au présent. 

Même les adultes de la communauté ont l’air pris d’un mélange de peur, d’excitation et de respect, ce qui est visible et amusant dans un passage où les Nalujuit entrent dans une maison et rendent visite à une famille réunie dans le salon à les attendre. Les enfants attroupés autour de la mère sont clairement terrifiés, mais amusés de leur peur, et la mère aussi, bien qu’elle se fasse rassurante, semble se laisser prendre au jeu entièrement. On voit sans qu’on ait besoin de nous l’expliquer comment une telle célébration peut renforcer les liens de communauté et enrichir les individus qui y participent en les poussant à affronter et vaincre leurs peurs. 

En prenant en compte l'origine autochtone de l’œuvre, cette dernière apparaît aussi comme politique; rien n’est fait pour rendre cette célébration plus acceptable et compréhensible pour les sensibilités euro-descendantes. Ce qui témoigne du respect de l’artiste envers les traditions de sa communauté et pousse le spectateur à faire un travail de son côté pour chercher à se renseigner par lui-même. Pour ma part, c'est en me questionnant sur ce film que j’ai appris l’existence de la communauté de Nunainguk et que je suis allé·e m'informer sur cette tradition. Aussi, voir ses traditions représentées à l’écran doit sans aucun doute signifier beaucoup pour la communauté de Nunainguk. 

Ces choix sont braves parce qu’en les assumant, Jennie Williams prend le pari que le public sera réceptif et curieux envers cette célébration, même s'il n'en comprendra pas l'origine, le fonctionnement ou le but. Probablement qu'on est d’autant plus intéressé que rien ne vient démystifier ou désacraliser les Nalujuit. Tout ce qu’on a besoin de savoir se transmet par les événements de la fête et par les choix artistiques du film. Williams n’a pas besoin de compromettre la nature spirituelle et magique de cette célébration en prenant un positionnement extérieur et en révélant tous ses secrets pour que son film réussisse à en en livrer un portrait fort et riche de sens. (Zach Gourd)

 

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Actif·ve depuis 2018, Zach Gourd est un·e cinéaste, critique et activiste ayant travaillé sur une vingtaine de courts métrages allant de la fiction au documentaire en passant par l'animation en stop-motion et le cinéma expérimental. Autant dans la théorie que dans la pratique artistique, son intérêt se trouve dans l’art radical, dans sa forme comme dans son sujet. 


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Article publié le 14 août 2022.
 

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