:: Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) [Paradise Films/Unité Trois]
La projection de Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), vu à la Cinémathèque il y a quelques années, fait partie de mes expériences cinéphiles les plus marquantes à vie, notamment parce que l’événement marquait ma première vraie rencontre avec Chantal Akerman, une cinéaste qui a été dans les derniers temps une amie, presqu’une confidente. Chef d’œuvre s’il en est un, je ne suis pas choqué de le voir apparaitre au sommet d’un palmarès des meilleurs films de l’histoire du cinéma, tel que celui établi récemment par le bassin de critiques internationaux consultés par Sight & Sound, venant ainsi détrôner les éternels Citizen Kane (Orson Welles, 1941) et Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958).
Oui, un énième texte sur le sujet, mais il ne s’agit pas ici de complimenter ou de se plaindre des changements apportés à cette liste depuis la dernière édition en 2012 : je veux plutôt questionner l’idée même de canon artistique et la possibilité de le rénover. Que tel film réussisse à prendre la place devant tel film est une discussion assez vaine qui nous renseigne surtout sur l’époque à laquelle le sondage a été mené, mais si nous voulons entamer un réel changement il ne suffit pas de remplacer une œuvre par une autre. Il faut plutôt remonter aux soubassements pour examiner les critères de jugement implicites sur lesquels se fondent l’exercice et la vision du cinéma que dessine le fait même d’effectuer un tel sondage.
Alors soyons francs : on pourrait rire de l’insignifiance de notre canon cinématographique s’il n’était pas autant toxique.
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Le critique moyen vous dira volontiers que les jugements artistiques sont subjectifs, mais en réalité, pour établir un top 10 des meilleurs films de l’histoire du cinéma, ledit critique ne risque pas de se reposer sur son expérience personnelle. Il devra plutôt utiliser des critères qui ont des allures d’objectivité : la maîtrise technique, par exemple, est indéniable (pour quelqu’un qui a été éduqué pour remarquer ce genre de choses), la capacité à chorégraphier un plan-séquence démontre une réelle virtuosité que l’on ne peut pas contester, de même que l’influence d’une œuvre peut se mesurer, l’inventivité se constater. Ce qui est plus contestable, c’est que ces critères permettent réellement de juger de la qualité d’un film : pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Et il ne fait aucun doute qu’ils ont joué leur rôle pour que Jeanne Dielman se retrouve en tête de liste, car il ne suffisait pas qu’il s’agisse d’une des œuvres féministes les plus commentées de l’histoire du cinéma : il faut aussi prendre en considération l’impact qu’a eu Jeanne Dielman sur le cinéma d’auteur contemporain, c’est-à-dire sur le slow cinema tant en vogue dans les festivals, et devenu, depuis les années 1970, plus slow que jamais, au point d’être souvent léthargique et sans vie. Une influence qui nous permet aujourd’hui de mieux apprécier la maîtrise formelle d’Akerman, sa virtuosité, tant son accomplissement demeure unique.
Seulement, un canon artistique n’est rien d’autre qu’un phénomène tautologique puisque l’on choisit des œuvres en utilisant des critères qui sont de facto jugés valables puisque les heureux élus démontrent que les critères utilisés permettent, en effet, de déceler les « meilleurs ». Ainsi, l’inventivité d’un Citizen Kane permet à la fois de déclarer qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre et de rendre utile ledit critère d’inventivité, qui remplit son rôle de désigner les chefs-d’œuvre. Tout cela est parfaitement arbitraire, nos critères partagés sont des conventions implicites sur lesquelles nous nous accordons tous plus ou moins par habitude. D’ailleurs, ce que les esthètes les plus arriérés reprochent aux cultural studies tient exactement à cela : en parlant de représentation au détriment de la mise en scène (du moins c’est le reproche), les critères de jugement changent. On se retrouve alors dans un dialogue de sourds puisque le débat ne repose pas réellement sur la qualité d’un film, mais sur la valeur des critères utilisés pour le juger (et il faut avoir une étroite définition du cinéma pour ne pas admettre qu’on peut l’approcher, l’apprécier et le critiquer depuis une infinité de perspectives).
Est-ce que Jeanne Dielman est réellement un « meilleur » film que Vertigo ? Qui peut sérieusement trancher cette question ? À quoi bon y répondre ? Sur quelle base pouvons-nous comparer des œuvres aussi différentes, produites dans des contextes radicalement distincts ? La classification hiérarchique entraîne cet esprit compétitif on ne peut plus ridicule, et laisse supposer qu’il y a une certaine objectivité dans notre manière de qualifier les œuvres d’art. Car la question de Sight & Sound est bien : quels sont les meilleurs films de l’histoire du cinéma, et non quels sont vos films préférés, ce qui résulterait sans doute à un tout autre palmarès (ou peut-être pas : par la force des choses, le consensus triompherait encore). Le biais que suppose la question, les critères qu’elle impose implicitement, effacent les différences pourtant fondamentales entre des films aussi singuliers que Jeanne Dielman, Citizen Kane ou Vertigo pour laisser place aux platitudes qu’ils ont en commun : leur virtuosité, leur façon de réinventer le cinéma, leur influence notable et durable sur l’histoire du médium.
Et ils sont bien pratiques pour le canon poussiéreux, ces critères, puisque ce sont précisément eux qui ont permis pendant longtemps d’écarter ce cinéma minorisé qu’on cherche à revaloriser aujourd’hui : qui peut innover techniquement, sinon celui qui a accès à la technologie ? Qui peut être influent, sinon celui qui est distribué sur tous les écrans ? Et bien sûr, l’accessibilité des œuvres est ici essentielle, mais celle-ci dépend aussi de nos critères, dans un autre cercle vicieux où les « meilleurs » films sont mieux distribués, plus vus, et se répandent plus facilement tandis que les autres restent dans l’oubli. Ces problèmes sont bien connus aujourd’hui, d’où tout le travail nécessaire pour aller chercher des Daisies (Věra Chytilová, 1966) et autres Killer of Sheep (Charles Burnett, 1978), qui ne sont déjà plus très obscurs désormais, mais qui a fallu à un moment excaver.
:: Daisies (Věra Chytilová, 1966) [Filmové studio Barrandov]
:: Killer of Sheep (Charles Burnett, 1978) [Third World Newsreel]
La nouvelle liste de Sight & Sound nous dit donc que les choses sont en train de changer, par l’inclusion bienvenue d’une plus grande diversité, mais aussi qu’elles sont encore exactement les mêmes. Get Out (2017), par exemple, ne se retrouve pas là simplement parce qu’il a été filmé par Jordan Peele, un cinéaste noir, mais aussi parce qu’il s’agit d’une œuvre plus respectable, esthétiquement parlant, que celles d’un William Crain ou d’un Bill Gunn, enfermés qu’ils sont dans le carcan du cinéma d’exploitation des années 1970. De même le Parasite (2019) de Bong Joon-ho répond plus à l’étiquette du bon goût que ses films précédents, ou encore que ceux d’un Tsui Hark, pour nommer un autre cinéaste asiatique travaillant dans le cinéma de genre, et ayant réalisé des œuvres bien plus féroces et engagées. Mais Tsui Hark n’a jamais été véritablement élu dans le rang des « auteurs », sauf par une poignée de critiques encore trop peu nombreux, alors il ne pourra jamais figurer dans une telle liste — ce qui en révèle le véritable biais : il ne s’agit que d’« auteur·rice·s » bien établis en Occident, le réalisateur ou la réalisatrice demeurant l’artiste ultime, ce qui va de soi lorsque l’on accorde autant d’importance à la mise en scène et à la maîtrise technique. Non pas qu’il n’y a pas de grandes interprétations d’acteur·rice·s, par exemple, dans les films choisis (ne serait-ce que Delphine Seyrig, à qui appartient Jeanne Dielman autant qu’à Akerman), mais aucune de ces sélections ne reposent entièrement sur une performance extraordinaire dans un film esthétiquement « médiocre » (selon nos critères habituels), ou sur un scénario exemplaire tourné par un cinéaste anonyme.
Alors que nous dit cette liste ? Pour ma part, même si j’aime la grande majorité des œuvres choisies, je n’y reconnais nullement le cinéma ; si l’on pouvait résumer le septième art par ces cent films, aussi bien quitter le navire. Même si nous y trouvons une diversité nouvelle, elle reste dans un cadre très restreint, largement élitiste et d’une étroitesse d’esprit navrante. Où se trouve mon cinéma de genre, mon slasher, mon blaxploitation, mes wu xia pian, mes films de revanche, mes films de VHS amateurs, mon chambara (au-delà de l’évidence Kurosawa), mon Bollywood, mes films d’action, mes weepies, mes B-movies, mes women in prison — il n’y a même pas un seul slapstick, pourtant un des genres les plus importants du Hollywood classique. Mais on ne peut pas s’étonner de ces absences si la question demande de désigner les dix meilleurs films de l’histoire du cinéma : même un slasher aussi fondateur et génialissime que Halloween (John Carpenter, 1978) ne risque guère de se retrouver dans le palmarès final.
:: Female Prisoner #701 : Scorpion (Shun'ya Itô, 1972) [Toei Company]
:: Sword of Doom (Kihachi Okamoto, 1966) [Toho Company]
:: Make Way for Tomorrow (Leo McCarey, 1937) [Paramount]
:: The Gold Rush (Charles Chaplin, 1925) [MK2]
Je ne questionne nullement la valeur des œuvres choisies (ce serait tomber dans le piège) : j’aime Andreï Tarkovski autant qu’un autre cinéphile, mais l’importance de son cinéma est extrêmement relative si on le met en perspective dans l’ensemble de la production mondiale. Il est important pour ce cinéma, cette idée très restreinte proposée par une telle liste, et pour une cinéphilie traditionnelle (qui pendant longtemps a été constituée par des hommes blancs occidentaux). Mais est-ce vraiment là ce que le cinéma a de meilleur à nous offrir ? Sa force ne réside-t-il pas plutôt dans la multiplicité de ses possibilités, que des artistes continuent de découvrir ? Quel genre de cinéma prône-t-on, en proposant ces cent films pour résumer la vaste et protéiforme histoire d’un art qui n’en finit pas de se métamorphoser ? Et si l’on pense que ce problème ne concerne qu’une poignée de critiques, de cinéphiles et de cinéastes, et bien c’est précisément parce que cette liste ne prend pas en considération 99% de ce qui constitue l’essentiel du cinéma, autant au niveau du public que des productions, ce qui perpétue la tautologie propre au canon. Et de façon plus concrète, la vision du cinéma véhiculée ainsi influence les films produits, car c’est aussi celle que l’on enseigne, celle que la critique en général exprime, et celle dont les cinéastes héritent, d’où, en partie, le fait que le cinéma d’auteur se replie de plus en plus sur lui-même et ne parle qu’à ceux capables d’apprécier une telle liste. Ce n’est tout de même pas un hasard non plus si c’est une œuvre tirée d’un cinéma d’auteur indépendant qui vient maintenant déclasser deux films hollywoodiens.
Nous avons tendance à minimiser l’importance de ces questions, en valorisant le débat engendré, qui est en effet plus intéressant et pertinent que la liste elle-même. Mais tant que nous continuons de mener la discussion dans les termes établis par le canon, tant que les seuls participants à la discussion appartiennent à une communauté précise, tant que nous posons la question du « meilleur » et favorisons l’esprit compétitif et hiérarchique (qui n’est rien d’autre que la victoire du darwinisme social et du capitalisme), nous n’allons jamais le réviser, sauf de manière très superficielle, ce qui entraîne des conséquences très concrètes sur le type de cinéma produit. En réalité, la première chose à faire est d’abattre l’idée même de canon, et en particulier le classement qualitatif des œuvres tel qu’établi par une élite quelconque. Il n’y a nul doute que les listes sont utiles, et que tout néo-cinéphile a besoin d’un peu de repères pour découvrir l’étendue des possibilités du septième art, mais il y aurait des manières de présenter un bassin d’œuvres de manière plus productive. La plus évidente : proposer des titres variés qui représentent divers pans du cinéma, en gardant un ordre alphabétique ou chronologique pour éviter toute idée de « meilleur ». Plutôt que d’imposer une étiquette du « bon goût », défini par des critiques et des universitaires, il faut enfin admettre que tout cela tient du pur nombrilisme de cinéphiles en position de pouvoir se réconfortant dans leurs opinions partagées, et qu’il n’y a rien de plus nocif que la prétention à pouvoir établir le « meilleur », même si c’est fait avec un astérisque qui explique que l’exercice demeure biaisé et subjectif. Le rôle de la critique n’est pas de déterminer les « bons » films, mais plus crucialement d’accompagner les lecteur·rice·s dans leur cinéphilie pour qu’ielles puissent former leur propre regard, ce qui ne peut se faire qu’à travers l’écriture, en donnant l’exemple, le verdict qui se résume en une note ou des étoiles étant en définitive accessoire.
Jeanne Dielman est un immense film, mais il n’y a rien de plus triste que de le voir désormais porteur, fier représentant malgré lui de toute cette vacuité élitiste nocive, anti-cinématographique, tout ce que n’est pas le cinéma d’Akerman, beaucoup plus invitant et accueillant qu’on le dit. La cinéaste d’ailleurs refusait de participer à de tels exercices, comme Isabel Stevens, de Sight & Sound l’a fait remarquer dans un tweet, en partageant la réponse de l’artiste lorsque le magazine l’avait invitée à participer à un sondage semblable, en 2014. Les derniers mots en reviennent donc à cette chère et regrettée Chantal Akerman :
« I don't really like the idea, it is just like at school. But I will try to think of it, I just don’t understand why you always want to classify everything, sorry.
Could you put my sentences instead of ...... what you suggest. Please do it, ......
It is tiring and not really necessary to do those kinds of things.
Chantal »
:: Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) [Paradise Films/Unité Trois]
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