C’est dans un petit local de Neukölln, sans enseigne ni tapis rouge, qu’avait lieu le contre-festival Berlinale On Strike, et dans son cadre la première mondiale de Masturbation Is Easy, Finding the Video Is Hard, première réalisation du collectif indien Badnām, fondé en 2024 par Teresa A. Braggs et Namita A. Malhotra. Posé·e·s sur de longs bancs d’église, on y troquait l’idéal d’un festival « glamour » (dixit Tricia Tuttle) pour celui d’un lieu de rencontre communautaire où s’interrogeaient ouvertement, sans cynisme, les possibilités de la création filmique face au contexte politique mondial et berlinois, à savoir comment le cinéma pouvait réfléchir le génocide à Gaza, dans les marges d’un événement qui s’évertuait à interdire ces questions. Les quinze premières minutes de Masturbation Is Easy sont un exposé clair, d’une limpidité presque ridicule, de l’état d’une censure allemande qui dépasse les bornes, et vise à limiter la portée des discours propalestiniens. On y entend un enregistrement, capté de façon illicite, d’une conversation avec un employé de l’Institut Goethe de la ville indienne de Bangalore indiquant les restrictions apposées à la programmation d’un festival de cinéma queer, et ouvertement propalestinien, qui devait s’y dérouler. La captation sonore fait entendre toute l’impossibilité, dans ce contexte, d’une collaboration institutionnelle pour créer un espace de réflexion filmique solidaire. La parole contourne et dérive, dans un jeu hypocrite où la censure se présente de façon contradictoire comme le don d’une liberté d’expression simplement balisée. L’employé désigne les termes à proscrire — genocide, occupation, from the river to the sea —, propose de faire du festival un évènement privé — un « safe space », avance-t-il, et le public à ce moment s’est esclaffé d’un rire amer —, puis prononce une phrase clé où transparait toute la stratégie insidieuse de son autorité morale néocoloniale : « There’s no limitations to what you can do, as long as it’s within what is correct. » En parallèle de la bande son défile alors l’image d’une bobine 8 mm tournée dans les années 50 où un lion va et vient, tournant sur lui-même dans l’espace contraint de sa cage.
Les 45 minutes suivantes de Masturbation Is Easy répètent en boucle l’image d’un drone, vu du sol, circulant dans le ciel de Gaza, dans une captation qui, par un jeu de superposition multiplie le vol circulaire de l’engin, et sur laquelle est apposée une musique minimaliste. On pense immédiatement à William Basinski et ses Disintegration Loops, pièces musicales basées sur le bris progressif de bandes audio, dégradées par leur passage circulaire au fil de leur transfert numérique. Dans l’image de drone glanée sur les réseaux sociaux que travaille à réemployer ce second segment se devine, comme en écho de sa première partie, une critique de la complicité allemande au génocide. En 2023, l’Allemagne était le second pays, après les États-Unis, à fournir des armes aux forces de défenses israéliennes, et avait la même année autorisé l’envoi de deux drones Heron TP détenus par l’armée allemand [1], devenus à la fois une technologie de surveillance et une arme de guerre, naviguant sans relâche le ciel de Gaza. De ces panoptiques tueurs surnommés zananaen référence au vrombissement constant qu’ils induisent, Fatma Al Zahraa Sehwail écrivait en janvier 2025 que : « Durant le génocide, la proximité et le volume de leur bruit s’était intensifié, envoyant un message clair : les drones avaient soif des âmes des Gazaoui·e·s. C’était comme si l’occupation avait placé une caméra de surveillance au-dessus de chaque personne habitant Gaza. On avait l’impression que, dans le ciel de Gaza, les drones étaient plus nombreux que les oiseaux. » [2] Le film de Badnām se fait l’aveu de ce ciel perdu. Mais l’image semble au premier abord, poser problème, contourner l’usuelle mise en image de la Palestine : ni l’imagerie militaire captée par les drones, ni l’exposition de la violence meurtrière perpétrée au sol, mais le tiers portrait d’un pur louvoiement.
De retour à Montréal, je retrouve un extrait de The Arab Apocalypse, recueil poétique d’Etel Adnan publié en 1989 :
When the living rot on the bodies of the dead
When the combatants’ teeth become knives
When words lose their meaning and become arsenic
When the aggressors’ nails become claws
When old friends hurry to join the carnage
When the victors’ eyes become live shells
When clergymen pick up the hammer and crucify
When officials open the door to the enemy
When the mountain peoples’ feet weigh like elephants
When roses grow only in cemeteries
When they eat the Palestinian’s liver before he’s even dead
When the sun itself has no other purpose than being a shroud
the human tide moves on... [3]
Les mouvements de circularité, ce sont ici les flux et les reflux de la marée, comme l’occupation devenue l’arrière-plan d’un quotidien pavé d’ignorance. Ce qui tourne, part et revient, répète l’insensibilité des regards et justifie les silences, comme les when répétés d’Adnan qui travaillent moins à désigner l’évènement singulier qu’à souligner leur évitable récurrence. Et c’est cette même imbrication entre répétition et invisibilité que travaille le film de Badnām. La boucle qui compose la seconde partie de Masturbation Is Easy génère une ambiguïté qui, depuis le parcours giratoire incessant de ces drones jusqu’à l’expérience de sa durée qui s’allonge, nous porte vers un état progressif de méditation à partir duquel se noue la dynamique la plus intéressante du film : comment réagir à cette archive de guerre, à cette image d’évocation de la mort, alors qu’au fil de sa répétition, elle subit un procédé d’abstraction progressif ? Après dix, vingt, trente boucles, les drones prennent l’allure d’un mouvement dépourvu de référence. L’image perd de son caractère de figuration. Il ne s’agit presque plus d’un drone, mais de simples points ondoyants, et c’est à notre regard de négocier avec cette archive pour résister à la contemplation qu’elle induit.
Avant la projection, les organisateur·ice·s de Berlinale On Strike avaient averti que la seconde partie du film de Badnām s’inscrivait dans un travail minimaliste de la durée, et avaient signalé au public la possibilité de naviguer librement l’espace de projection. Que certain·e·s personnes aient rapidement fui la salle après quelques minutes de la boucle, préférant discuter et fumer des cigarettes à l’extérieur, ne prenait pas tant l’apparence d’un geste de contestation, mais reflétait une autre façon de se débattre avec la question que Masturbation Is Easy travaille précisément à problématiser : quel est le statut de l’attention cinématographique face au génocide ? Il est d’autant plus significatif que ce questionnement se déploie à partir d’une pratique expérimentale qui ne peut se targuer des mêmes poncifs attribués au cinéma narratif classique (tricoter l’empathie, dépeindre le réel). Loin de représenter un travail « masturbatoire », un art indépendant de toute réalité sociale, le film de Badnām infuse son investissement dans l’expérimentation formelle d’un espoir d’imbrication entre la création filmique et le regroupement politique. Les tensions dont faisaient montre son premier segment ne sont-ils pas la preuve précise que le cinéma, les lieux de sa diffusion, les choix de programmation, et les façons d’aménager les paroles qui l’entourent, sont politiques par le simple fait qu’ils font déjà partie du monde ? Le public qui avait quitté est en grande partie revenu se poser devant l’écran pour attraper la conclusion soudaine de son expérience cyclique (une simple coupe au noir, sans catharsis), et pour assister à la riche discussion d’une heure qui a suivi, interrogeant la façon dont la production cinématographique se crée à l’intérieur d’un circuit de diffusion occidental. Car le discours officiel de la Berlinale agit comme un nouveau cycle de répétition, qui tour à tour dit sans dire, pour ailleurs se taire dans la vacuité des mots prononcés, favorisant l’omission ou occupant une perspective supposément apolitique du cinéma tout en explicitant constamment ses solidarités sionistes. Et ce soir-là, j’ai quitté la projection avec l’impression que c’était là, dans la marge des circuits marchands du festival industriel, que le cinéma avait véritablement lieu, qu’il créait l’espoir d’une alternative, par cette confiance réitérée envers un film jamais perçu comme un simple divertissement nécessaire ou comme l’objet d’une industrie à fructifier.
[1] Voir l’enquête approfondie publiée par l’association Forensis au sujet de l’exportation d’armes allemandes vers Israël de 2003 à 2023 : https://counter-investigations.org/investigation/german-arms-exports-to-israel-2003-2023
[2] Fatma Al Zahraa Sehwail, « I dream of a quiet, drone-free Gaza », Al-jazeera (21 janvier 2025).
[3] Etel Adnan, The Arab Apocalypse (New York : Litmus Press, 1989), 214.
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