« Nous avons un sérieux problème. C’est grave. La puce qui commande le système d’épuration de l’eau nous a lâchés. Impossible d’en produire une autre. [...] En un mot, plus une seule goutte d’eau potable. Pas d’eau, pas d’Abri. » [1]
– Fallout (Black Isle Studio, 1997)
Si, comme moi, votre première rencontre avec l’univers de
Fallout s’est effectuée grâce à son premier opus, vous aurez peut-être reconnu les phrases adressées à votre avatar avant sa toute première sortie dans le
wasteland américain. Pour les néophytes, ou ceux qui seraient restés trop longtemps à l’abri – ou pas assez –
Fallout est une série de jeux vidéo dont le premier volet fut développé par le studio Black Isle et édité par Interplay en 1997. Comme l’évocation des retombées a dû mettre la puce à l’oreille du lecteur bilingue, la narration prend place au sein d’un univers post-apocalyptique, dans sa version la plus belliqueusement nucléaire !
La thématique post-apocalyptique est régulièrement sujette à adaptation vidéoludique. La victoire numérique semble revenir à l’apocalypse virale avec sa manifestation la plus zombifiée qui soit, par des titres aussi
deadement transparents que
Left 4 Dead,
Dead Island,
Deadlight,
Dying Light,
The Walking Dead,
Dead Rising ou
The Last of Us, remontant même au tout premier jeu développé par Ubi Soft (oui, oui, en deux mots) en 1986 :
Zombi. Mais, bien que l’intérêt porté à ce type de cataclysme soit contagieux, la petite sœur militairement atomique n’est pas en reste, avec de fameuses licences telles que
Wasteland,
Metro 2033 et
S.T.A.L.K.E.R. ou des productions plus intimes telles que
Lisa,
60 seconds, Fallout Shelter ou encore
Convoy.
Mais, vous l’aurez compris, le compteur Geiger pointe ici sur la série de jeu de rôle
Fallout, tout particulièrement sur l’évolution d’une de ses mécaniques de jeu : la gestion des ressources. En effet, jouer à
Fallout requiert inévitablement la gestion de l’inventaire de votre avatar. Car ce dernier est limité dans la quantité d’objets qu’il est capable de transporter, mais, surtout, l’environnement et les personnages non-joueurs ne proposent que des ressources uniques et limitées. Inutile, donc, d’attendre une quelconque réapparition d’un objet consommable.
Cette mécanique de gameplay s’ajuste parfaitement à l’idée qu’il est possible de se faire d’un univers post-apocalyptique. Chaque aliment sain et goutte d’eau pure sont privilégiés à leurs abondants cousins contaminés, chaque munition de votre arme à feu compte dans les situations de conflit, chaque trousse de secours repousse un inévitable handicap, chaque petite bricole en votre poche peut devenir une monnaie à troquer pour continuer l’aventure. De plus, le premier volet de
Fallout ajoute à cette gestion des ressources un impératif temporel : la nécessité de trouver un moyen de remplacer la puce électronique défectueuse de l’abri antiatomique, dont votre avatar est originaire, avant son épuisement en eau potable. Une fois votre avatar à l’air libre, la précarité dans laquelle le
wasteland sait le placer se ressent bien vite, donnant à chaque objet et chaque heure une importance dans l’évolution de la narration. Le jeu n’est pourtant pas difficile, son déroulement est assez agréable. Il offre simplement cette sensation de précarité post-apocalyptique qui fait, de temps en temps, revenir à d’anciennes sauvegardes pour pallier un petit défaut de gestion des ressources ou du temps, défaut se manifestant bien plus régulièrement par un dilemme moral sur l’évolution narrative qu’une mort de votre avatar.
:: Fallout (Black Isle Studio, 1997)
Votre personnage devra donc s’accommoder des évènements, bon gré, mal gré, hors de l’abri qui incarne les vestiges d’une société d’abondance désireuse de perdurer par-delà une apocalypse dont elle fut en partie à l’origine. Votre avatar sera contraint d’accepter la réalité des limites en ressource et d’abandonner l’utopie édénique d’un passé perdu et, il l’apprendra, idéalisé.
Ce n’est d’ailleurs certainement pas pour rien que, malgré une amorce diégétique débutant en 2077, la société uchronique pré-apocalypse de
Fallout reprend l’esthétique d’une Amérique des années 50. C’est-à-dire une période durant laquelle les dernières manifestations de l’esprit moderne permettent encore d’imaginer une surabondance des ressources, pour tous, induite par les découvertes sur les engrais chimiques de la première moitié du siècle et l’expansionnisme militaire, économique et culturel des États-Unis sur le reste du monde. Le post-modernisme aura bien vite fait de remettre en cause toutes ces douces illusions pour rappeler que, malgré les conquêtes spatiales et les découvertes scientifiques, notre univers n’est pas infini et que toute chose de ce monde nécessite des ressources et implique leur gestion. Se réactivera ainsi, à la suite des menaces de guerre nucléaire avec le bloc soviétique, la hantise d’une potentielle fin du monde – la fin d’un monde – incarnée par des problématiques bien plus triviales et ancestrales : le climat et les ressources.
Ce contexte culturel a indubitablement influencé les créations de toutes les sphères médiatiques, révélant des problématiques socioculturelles et environnementales bien concrètes derrière un habillage fantastique ou science-fictionnel. Les jeux vidéo n’échappent pas à la règle, jusque dans leurs mécaniques de jeu. Il est ainsi possible de penser à
Dune de Frank Herbert et à ses adaptations vidéoludiques,
Dune par Cryo et surtout
Dune II : La bataille d’Arrakis, par les studios Westwood, tous deux édités par Virgin Interactive en 1992. Leurs intrigues et gameplays s’articulent autour de problématiques de gestion de ressources, en l’occurrence l’Épice, offrant d’ailleurs une des premières occurrences du jeu de stratégie en temps réel reconnu comme tel.
Mais revenons à nos brahmines, car si le second opus de la série
Fallout reprend les mécaniques du premier, le troisième volet, développé et édité par Bethesda en 2008, tend vers une surabondance d’items. Cette profusion réduit à néant l’impression d’un univers exsangue rappelant à chaque instant la fragilité de l’existence de votre avatar et sa responsabilité face à sa propre subsistance et celle de son entourage. Le jeu dilue une des essences de la thématique post-apocalyptique, n’en conservant plus que le décor.
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Don't Starve (Klei Entertainment, 2013)
Les gameplays induisant un impératif de gestion des ressources ne semblent pourtant pas avoir perdu de leur puissance de rayonnement. J’en veux pour preuve leur présence active sur la scène indépendante, au travers de jeux désormais qualifiés de
« survivals », à tendance majoritairement «
sandbox » et «
open world ». Et quoi de mieux que des termes évoquant un désert de sable sans limites dans lequel survivre comme réponse à un imaginaire post-apocalyptique nourrit de
Mad Max et de
A boy and his dog. Ainsi, il n’est pas étonnant que les titres orientés vers la survie et la gestion des ressources inscrivent leur diégèse dans des univers post-apocalyptiques ouverts, que leur cataclysme soit d’origine virale, nucléaire, climatique, extraterrestre ou parfois plus ésotérique. L’expérience est, ici, celle de la précarité et de la solitude, même paradoxalement, lorsqu’un mode multijoueurs est disponible. Ainsi, ces mécaniques de jeu se retrouvent dans les futurs
H1Z1,
DayZ,
7 Days To Die,
Rust,
The Flame In The Flood,
The Long Dark, ou dans des titres moins apocalyptiques tels que
Don’t Starve,
ARK : Survival Evolved,
The Forest et
This War of Mine, tous en cours de développement ou sorti depuis moins de 3 ans.
Dès lors, pourquoi ne pas s’interroger sur les raisons de cette différence d’évolution dans la mécanique de gestion des ressources entre les productions AAA et indépendantes ? Se pourrait-il que les équipes de développement indépendantes, plus restreintes, voient dans ce genre de gameplay une facilité de création ? En effet, se concentrer sur les mécaniques de gestion et de survie, en en faisant la pierre angulaire d’un jeu, permet de mettre l’accent sur la dimension ludique plus que narrative. C’est une possibilité. Pourtant, le développement indépendant de
Wasteland 2, certes réalisé par une équipe chevronnée, semble contredire cette hypothèse par sa qualité d’écriture.
Du côté des grosses productions à forte tendance narrative, comment expliquer le recul d’un type de gameplay qui semble être une épidémie indé ? Se pourrait-il qu’il y ait un lien avec l’évolution de la création vidéoludique en industrie aux revenus
plus importants que celle du cinéma ? En effet, la création d’un jeu AAA requiert certes des ressources humaines extrêmement importantes et talentueuses, mais elle induit aussi une gestion des ressources économiques. Ce qui semble plutôt logique, notre avatar n’en ferait pas moins. Mais, se pourrait-il que la série
Fallout fût victime de ce que les vlogueurs d’
Un drop dans la mare ont nommé le
syndrome Watch_Dogs, c’est à dire une intervention de considérations marketing dans le développement créatif du jeu afin de standardiser le produit vidéoludique et d’amadouer ou rassurer des investisseurs ? En l’occurrence : diminuer la nécessité de gérer des ressources dans le jeu afin de réduire la frustration des joueurs occasionnels et étendre la cible potentielle, au détriment de l’essence de l’univers diégétique utilisé.
En étendant la problématique, serait-il possible que cette orientation vers une réduction de la gestion des ressources dans la série
Fallout puisse provenir du même souci marketing qui, dans d’autres sphères, tente de pousser à la consommation en faisant oublier l’impact environnemental que celle-ci aura sur des ressources bien réelles ? Ne serait-ce pas là la manifestation d’un esprit mercantile ne cherchant aucunement à faire culture, mais bien plus à faire profit de produits stériles, désireux de garder ses consommateurs à l’abri jusqu’à ce que la puce d’eau lâche, les obligeant enfin à regarder le désert s’offrant désormais à eux ?
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Fallout : New Vegas (Obsidian Entertainment, 2010)
Wow... calmons la tempête ! Car si
Fallout 3 peut s’avérer décevant, le dernier volet,
Fallout : New Vegas, paru en 2010 et développé par Obsidian Entertainment, fait tout de même preuve d’une certaine remise en cause de la part de son éditeur, Bethesda. Renouant avec certaines mécaniques des débuts de la série, un mode «
Hardcore » permet d’expérimenter à nouveau la précarité post-apocalyptique. La dimension optionnelle de ce mode marque ainsi un équilibre intelligent entre impératifs marketing et créatifs, et rappelle, tout comme l’impitoyable
wasteland, que rien n’est tout noir ou tout blanc.
Il semble ainsi convenable de garder en tête qu’un jeu vidéo est une production culturelle induite par une imbrication de paramètres et d’enjeux tantôt esthétiques, tantôt économiques et que l’équilibre entre les deux puisse se lire au sein même des mécaniques de gameplay. En restant critique de la sorte, il semble possible de mieux discerner une œuvre vidéoludique d’un produit (contaminé). Il sera alors possible de consolider l’idée selon laquelle un jeu vidéo n’est pas un simple divertissement, mais peut également être un objet culturel offrant une expérience esthétique complexe, à même d’offrir un regard critique sur la société. Ainsi, quand
Fallout 4 sera enfin disponible, fébrilement...
«
I’ll say “MAYYYYBEEEE” ![2] »
[1] Sous-titres francophones de la vidéo d’introduction de
Fallout. (
Fallout. 1997. Black Isle Studio. Interplay. PC.)
[2] The Inkspots. 2012. « Maybe ».
Best of the Essential Years: The Inkspots. Xelon Entertainment.
Biographie
Erwan Geffroy est actuellement doctorant en cotutelle entre le département des Littératures et langues du monde de l’Université de Montréal et le département d’Histoire et critique des arts de l’université Rennes 2. Ses recherches portent sur l’ontologie de l’art, les interactions entre les formes d’expression artistique et les évolutions médiatiques.