DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le 11 septembre et après : une décennie de cinéma (1 de 3)

Par Mathieu Li-Goyette
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La série d'articles qui suivra ne se veut pas une rétrospective complète de la portée des événements du 11 septembre 2001 dans le cinéma américain des dix dernières années. Elle se veut plutôt une série de notes éparses sur les traces et les modulations qu'a provoquées l'onde de choc de ces quatre avions. Observations isolées, réflexions approfondies autour d'un seul et même film, cet angle nous permettra aussi de nous rappeler le monde dans lequel nous vivions avant l'attaque. En dix ans, ce n'est pas seulement une invasion occidentale du Moyen-Orient qui s'est produite, mais aussi la prolifération des nouveaux médias, des médias interactifs, des réseaux sociaux, du numérique (et de la mort de la pellicule), l'explosion éblouissante du cinéma américain avec Sundance (son cinéma univoquement optimiste et doux-amer), les récentes rébellions du Printemps arabe, etc. Le cinéma a été témoin de l'histoire, il en a recueilli des informations précieuses et c'est en regardant vers l'arrière que nous pouvons aujourd'hui comprendre le lent glissement radical des dernières années, les nouvelles tangentes du cinéma commercial et les relations poreuses qu'entretiennent de plus en plus le septième art avec une actualité toujours plus près, toujours plus vraie.

Kathryn Bigelow durant le tournage de THE HURT LOCKER (2008)

PREMIÈRE PARTIE : LA GUERRE

Inconsciemment, Black Hawk Down ouvre le bal à l'hiver 2001. Relatant les hauts faits d'armes d'un groupe de militaires envoyés en Somalie en 1993, le film échoue au box-office d'abord parce qu'il est distribué pendant le temps des fêtes, ensuite parce qu'il gravite autour d'un sujet encore trop sensible. Quatre mois plus tôt, l'attentat d'Al-Quaida contre le World Trade Center fait éclater une guerre idéologique, religieuse et économique (bien avant politique) entre les États-Unis et le monde arabe. Le terroriste numéro un n'est pas Afghan, bien qu'il s'y cache. Il est international et son organisation à lui se terre dans tous les pays. Un nouvel ennemi apparaît, bien plus compliqué que celui de la guerre froide, bien plus insidieux et inquiétant qu'une « menace rouge » communiste. Il a un masque religieux et fanatique. La représentation du Moyen-Orient en prend un coup, les films américains ne s'y tournent plus que pour y montrer des terres désolées et dangereuses. Même la série The Mummy (1999) doit s'exporter pour ses volets suivants de peur de présenter aux enfants un Moyen-Orient trop ludique. Pearl Harbor (2001), sorti quelques mois avant les attentats, annonce que l'histoire ne peut que se répéter : autrefois les Japonais, maintenant les terroristes. L'édition commémorative sort en DVD et VHS et surpasse toutes les espérances des producteurs - preuve d'un nouveau marché, mais aussi d'un motif de répétition qui traîne dans l'air du temps.

Jarhead, pour sa part, sort en 2005 et parle de l'entraînement des soldats et de la mission américaine Desert Storm et des combats au Kuwait lors de la guerre du Golfe. Sans pouvoir parler des troubles psychologiques de la nouvelle guerre qui vient de commencer (depuis mars 2003), le film de Mendes parle déjà plus de l'actualité que de l'époque contemporaine à son récit. Tranquillement, les studios font face à un mur venant du public. Le film de guerre marche de moins en moins et particulièrement celui ayant pour décors le Moyen-Orient. Les oeuvres, pourtant signées par des cinéastes talentueux (Scott, Mendes, Sheridan, Haggis, Greengrass, Hood) n'ont jamais la reconnaissance voulue. Des films de complots se pointent le bout du nez, la caméra, selon une narration parfaitement omnisciente qu'a perfectionnée Greengrass dans United 93 et la série Bourne se poursuit avec l'excellent Green Zone (2010) qui, en plus de remettre en question l'implication américaine au Moyen-Orient, donne aux soldats leur premier vrai héros, Matt Damon en personne, figure importante du cinéma américain prêtant son visage au soldat idéalisé, au soldat en mission de paix pour rétablir l'équilibre dans la région. Fair Game (2010), dans la même optique, répète le même discours quant à l'opposé, Kathryn Bigelow signe The Hurt Locker (2008), un film sévère et sans pitié qui prend et tient le pari du réalisme documentaire. Pour avoir su répondre aux attentes, il gagne l'Oscar du meilleur film - le seul décerné à un film découlant des événements du 11 septembre.

ROAD TO GUANTANAMO de Mat Whitecross et Michael Winterbottom (2006)

À l'opposé, de nombreux films - les plus intéressants - sont tournés sur des sujets qui sont en périphérie de la guerre. Rendition (2007) raconte l'investigation d'un analyste de la CIA qui tente de comprendre ce qui se trame derrière des méthodes de tortures douteuses. Sans la force du Road to Guantanamo (2006) sorti l'année précédente, il poursuit une vague populaire antimilitariste allant de pair avec les manifestations anti-Bush qui se décuplent. Le vent tourne, l'intervention n'est pas terminée, bien que Saddam Hussein ait été exécuté à la fin de l'année 2006. Le public désire un autre genre de films sur la guerre, soit des films mélancoliques sur un « destin » américain qui a été celui de répondre au 11 septembre - même Jerzy Skolimowski, dans un angle complètement opposé et hautement contestataire, quittera sa Pologne natale pour raconter la survie d'un rebelle arabe pourchassé par les États-Unis dans Essential Killing (2010).

Plus le temps passe et plus les attentats terroristes et le totalitarisme irakien se mélangent en emportant avec eux le monde arabe au grand complet. Michael Bay filme les civiles arabes de son Transformers (2007) avec une vulgarité sans nom, Iñárritu propose le Moyen-Orient comme lieu de perdition pour deux Américains en vacances dans Babel (2006) tandis que Paul Haggis tourne In the Valley of Elah (2007), portant sur l'enquête d'un policier sur des violences entre soldats, et le scénariste de I'm Not There tourne son premier long-métrage, The Messenger (2009), le récit d'un soldat blessé stationné aux États-Unis et dont la mission sera d'avertir les familles de la mort au combat de leurs proches. Axés sur les troubles psychologiques lors de leur retour au pays, ces films laissent entendre qu'il est temps d'arrêter et que la guerre se poursuivra même en Amérique, dans la tête des soldats et chez leurs familles. À ce sujet, Jim Sheridan signe Brothers (2009), remake d'un film plus percutant et plus courageux de Suzanne Bier, Brødre (2004).

REDACTED de Brian De Palma (2007)

D'autres empruntent des chemins détournés. L'inconnu Embedded (2005), réalisé par Tim Robbins et sorti directement en vidéo, parle du quotidien de journaliste en Irak entre 2002 et 2003. Redacted (2006) de Brian De Palma profite du style popularisé par The Blair Witch Project et offre une brillante réflexion sur l'image « documentarisante » et le choc des images en direct du 11 septembre. Ces films rebondissent sur la thématique de la guerre pour prolonger la réflexion vers d'autres sphères, celles du genre et de son sujet, des limites du cinéma politique américain lorsqu'il s'abrite derrière ses codes industriels, de la définition d'une nouvelle esthétique plus omnisciente qui, jusque dans le sous-estimé Alexander (2004) d'Oliver Stone, trouve sa raison d'être dans la conquête du Macédonien sur les peuples de son Moyen-Orient antique. La résurrection du péplum témoigne d'ailleurs de cette volonté de faire du Moyen-Orient le théâtre d'une guerre éternelle entre la liberté et les caïds.

Ces films sont les plus nombreux à avoir découlé directement des événements du 11 septembre. Un certain commerce s'est fait autour de la mission américaine (plus qu'autour des autres pays, comme le Canada qui, par exemple, aurait bien pu sortir une oeuvre sur son engagement en Afghanistan) et les productions, propagandistes ou non, répondent à la demande de voir les soldats en action et de fonctionnaliser l'image médiatique de manière presque synchrone au déroulement des opérations.
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Article publié le 12 septembre 2011.
 

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