:: No Skin Off My Ass (Bruce LaBruce, 1991) [Gaytown Pictures / The New Lavender Panthers / Jürgen Brüning Filmproduktion]
No Skin Off My Ass, sorti en 1991, raconte l’obsession croissante d’un coiffeur désabusé (Bruce LaBruce) pour un jeune skinhead (Klaus von Brücker). J’ai entamé le film depuis à peine quinze minutes lorsque je réalise que ce n’est pas l’idée la plus brillante de le visionner dans un endroit public. La configuration est la suivante : assise au comptoir d’un café du Village, je fais face à la fenêtre qui donne sur la rue Atateken et par laquelle me voient les passant·e·s (ainsi collée à la devanture, on me croirait exposée en vitrine) ; derrière moi, chaque quidam se présentant au barista pour lui commander un espresso peut observer en gros plan, sur mon écran de quatorze pouces, un homme en train de faire une fellation goulue à un skinhead couché lascivement dans une baignoire.
J’hésite avant de poursuivre l’exercice, et je me poserai les mêmes questions tout au long des soixante-treize minutes que dure ce film dont Kurt Cobain avait, parait-il, déclaré qu’il était son préféré : tandis que les images sur l’écran sont inaccessibles à leur regard, que voient les passant·e·s sur mon visage ? Du trouble, de la gêne, de l’excitation, de l’indifférence ? Qu’éprouvent les autres client·e·s à la vue de ces corps nus et cambrés, et qu’imaginent-iels que je ressens, elleux qui à l’inverse ne peuvent pas interpréter mon expression faciale ? Plus prosaïquement : vais-je me faire gentiment expulser du café par les employé·e·s pour comportement indécent ? Vais-je céder à la tentation d’éteindre l’ordinateur et de quitter les lieux ?
Malgré l’inconfort (le mien, celui des autres client·e·s), quelque chose m’empêche d’appuyer sur pause, de fermer l’onglet et de remettre l’activité à plus tard. Ce quelque chose, c’est l’adéquation mimétique, mais éclairante entre la situation ponctuelle que j’ai involontairement créée et la réception de l’œuvre de Bruce LaBruce. Tandis que les gens aux alentours sont mal à l’aise face à ces images qui mélangent les codes du film d’auteur et du porno gay, je prends ostensiblement des notes dans mon cahier, comme pour bien signifier que ce que je regarde est un objet artistique et que mon rapport à celui-ci est critique, intellectuel. Par ce geste, quelque chose se révèle : le fait qu’on n’arrive pas aisément à imaginer qu’il soit possible (voire souhaitable) d’avoir un rapport analytique à la pornographie ou, inversement, un rapport jouissif à la connaissance — et l’idée tenace que l’art et la porno sont distincts, mais que la limite qui les sépare est difficile voire impossible à tracer. Ce questionnement épineux n’est pas nouveau, mais LaBruce le réactive avec une bonne dose d’humour caustique, de jeux de mots salaces et d’insolence queer.
Le cinéma de LaBruce est à la fois reconnu pour générer dans le public ces deux attitudes (le choc, la posture intellectuelle surjouée) et les parodier. Ses propositions cinématographiques irrévérencieuses flirtent avec de multiples tabous sociétaux — inceste, paraphilie, fétichisation du fascisme, BDSM, gérontophilie, name it. No Skin Off My Ass occupe une position particulière dans la carrière du cinéaste : il inaugure un chapelet de long métrages, mais au moment de sa parution il fait aussi suite à une poignée de courts qui ont déjà contribué à forger la renommée de l’artiste dans les milieux alternatifs. Dès son second long, LaBruce met des bâtons dans les roues à quiconque prétendrait aseptiser son cinéma à coup de commentaires pseudo-savants (la masturbation n’est permise que si elle n’est pas intellectuelle) : Super 8 ½ (1994) est un documenteur éclaté dans lequel un pornographe (Bruce LaBruce, interprété par lui-même) auparavant encensé par la critique tombe en désuétude et accepte qu’une réalisatrice à la carrière montante (nommée Googie) tourne un film sur son parcours. Alors même qu’elle en est à ses débuts, la trajectoire flamboyante de LaBruce nous est présentée comme terminée dans cette fausse rétrospective moqueusement métacritique. Ainsi des procédés d’ordres technique et plastique comme l’usage de voix ajoutées en postproduction, la présence systématique de références à d’autres films et artistes, la récurrence des jeux de zoom et d’effets flous : tous ces éléments susceptibles d’être englobés dans une lecture de l’esthétique typique au cinéma de LaBruce par les critiques et les universitaires sont présentés comme les conséquences de l’indigence et d’un je-m’en-foutisme dilettante. Dans les fausses entrevues qu’il accorde et qui ponctuent le film, le pornographe confie sans honte que les jeux de caméra relèvent de son incompétence à la manier lorsque vient le temps d’ajuster le focus ou de son incapacité à financer l’achat de nouvelles lentilles de contact. Ce que les critiques de cinéma décrivent comme une pratique artistique citationnelle de l’hommage et du collage devient, dans la bouche de l’interviewé, un vol d’idées éhonté, effectué par paresse et manque de respect envers les créateur·ice·s du contenu d’origine (s’il y a là une façon de neutraliser le sentiment d’imposture en se jouant de lui, j’y vois aussi une charge contre la propriété intellectuelle).
:: Bruce La Bruce dans Super 8 1/2 (1994) [Gaytown Productions / Jürgen Brüning Filmproduktion / Strand]
Cette façon comique et citationnelle d’ironiser sur le discours entourant son œuvre (il y réussit d’ailleurs très bien, et il le sait — « My inner monologue is like a press conference... even talking to myself is work », soupire son personnage) est l’une des raisons pour lesquelles il est si laborieux de parler du cinéma de LaBruce : non pas parce qu’on a peur d’être tourné en ridicule, mais bien parce qu’il est difficile de ne pas se relire sans entendre ce que notre posture a d’intrinsèquement parodique. D’une certaine façon, son cinéma est à la critique ce que le drag est au genre : l’amplifiant de manière caricaturale, il révèle les travers et les présupposés prescriptifs qui le fondent.
LaBruce semble ainsi appeler de ses vœux un discours pédant pour mieux le contrecarrer de manière pédée. On n’est jamais si bien exploité que par soi-même, pourrait dire l’adage si on s’amusait à le modifier un peu, et c’est ce que laissera aussi entendre Googie : « Why do you think they call them exploitation films? Somebody’s gotta be exploited, it might as well be you, you’re good at it. […] You know, there’s sexploitation, blaxploitation… this is Bruceploitation. » Il y a ainsi dans les films de LaBruce un farouche désir de s’opposer à la récupération de son œuvre par un discours propre, une vigilance face à la possibilité d’être nettoyé de ses aspects problématiques pour être ensuite mieux institutionnalisé par celleux qui rêvent de dissocier ses films des conditions sociales qui les ont rendus possibles et de le rendre juste assez edgy pour se féliciter de savoir l’apprécier sans ressentir d’inconfort politique.
Car il y a en effet une autre particularité qui caractérise mon expérience de visionnement au café, et sur laquelle je ne me suis pas encore attardée : je suis en train de regarder No Skin Off My Ass dans le Village, un haut lieu de l’homonormativité (cette façon, pour les plus privilégiés de la communauté LGBTQIA+, d’intégrer les codes hétéros). Ce sont précisément ces espaces (physiques mais surtout symboliques) que les images pirates et les séances de fisting révolutionnaires de LaBruce essaient de fragiliser en les investissant sans y être invitées. « We hate gays but we love fags », peut-on entendre dans Super 8 ½. Plutôt que de proposer une analyse de son œuvre, je choisis de célébrer LaBruce pour le saint patron des transpédégouines qu’il est : je préfère de loin mettre du porno dans mon café que de l’eau dans mon vin.
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