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Twin Peaks et les mythologies du mal chez David Lynch

Par Anne Marie Piette


[© Suzanne Tenner / Showtime]


À l'origine, la série télévisée bien connue de Mark Frost et David Lynch visait à adapter au cinéma le livre
Goddess: The Secret Lives of Marilyn Monroe (MacMillan, 1985). De fait, les deux amis s’étaient associés pour l’écriture d’un scénario sur le mystère entourant la mort controversée de l’icône blonde peroxydée américaine, décédée tragiquement en 1962. Le projet de film tomba à l'eau, puis ils eurent l’idée de réinventer l’intrigue dans une petite ville fictive du nord-ouest de l'État de Washington nommée Twin Peaks. Poétique et mystérieux à souhait, le nom était parfait pour installer un récit d’horreur surréaliste, avec pour axe narratif principal la résolution du mystère entourant la mort d’une sulfureuse collégienne dont les écrits intimes allaient obséder ses lecteur·rice·s posthumes. ABC finança le tournage d’un pilote à l’univers sombre, tortueux, onirique, sur trame de fond paranormale. La pièce thématique d'ouverture, hypnotique, composée par Angelo Badalamenti, acheva d'envoûter l'auditoire. La chaîne produisit subséquemment une excellente première saison de huit épisodes, puis une seconde de vingt-deux épisodes qui s’essouffla, pour sa part, à force de trop chercher à contextualiser ce qui n’avait pas besoin de l’être. Alors que la dimension tragique du personnage de Laura Palmer (Sheryl Lee) était explorée en profondeur par Lynch dans le préquel Twin Peaks: Fire walk with me (1992), Twin Peaks: The Return (2017) poursuivait le cycle infernal de la série, après vingt-cinq ans d'absence. Désormais cultes, ces propositions forment ensemble une constellation à part dans la filmographie du défunt et bien-aimé cinéaste plasticien et marquent un tournant significatif dans l’intensification du maléfique [1] avalant l’ensemble d’une œuvre dont les assises symboliques et picturales sont en mutation constante depuis Eraserhead (1977) jusqu’au déroutant Inland Empire (2006).

L’intrigue de Twin Peaks repose sur un problème formel intéressant, une interrogation profondément ancrée dans toute la création du cinéaste : comment représenter ce mal occulte et la dualité des forces du Bien et du Mal, mais encore, comment donner forme aux courants imperceptibles qui nous traversent quotidiennement ? David Lynch n’est certes pas un cinéaste expressionniste au sens strict du terme, mais certains principes formels caractéristiques de l'expressionnisme sont néanmoins exploités couramment dans son travail et Twin Peaks n’y fait pas exception : pensons, notamment, à la distorsion de la réalité sous l’influence d’affects. Le mal y est viscéral, en tant que concept moral et philosophique, il rappelle l’archétype de l’ombre chez Jung et la part sombre de l’inconscient. En supposant que les germes de la destruction résident en chacun de nous, Lynch travaille la figure de la névrose, qu’il extériorise et décline visuellement de diverses façons en une ténébreuse réflexion métaphysique. Au-delà du personnage de Killer Bob — une entité maléfique puisant sa force vitale dans la souffrance et les tourments infligés à ses victimes, un parasite tant corporel que psychique prenant forme dans une dimension parallèle où se trouve la Loge Noire — qui deviendra la personnification du mal que font les hommes, le cinéaste s’engage très loin dans la représentation des forces invisibles, ici indissociables des tribulations humaines, en créant des frictions entre le quotidien et cette réalité coexistante sous l’emprise du mal. Dans une atmosphère de plus en plus frénétique, dominée visuellement par le symbolisme et des abstractions métaphoriques, où se mêlent rêve éveillé, langage codé, spiritisme, sciences occultes, étrangeté et laideur, la douleur se transforme en maïs en crème, appelé Garmonbozia, une substance qui nourrit Bob ainsi que les habitant·e·s de ladite Loge Noire. Ce sont alors deux modes de réalité qui entrent en collision de façon surréaliste. Les différentes saisons de Twin Peaks illustrent divers aspects de cette brutalité, à travers des actes de violence tant individuels que collectifs, comme lorsque, dans la première saison, le cadavre meurtri et nu de Laura Palmer est retrouvé enrobé d’un plastique au bord de la rive et qu’un mal latent réclame une nouvelle victime, ou encore lorsque, dans la troisième saison, la symbolique d’une déshumanisation totale est mise en évidence dans cette vision de l’anéantissement massif provoqué par la bombe atomique. Qu'elles soient internes et latentes ou représentées comme invisibles, ces forces qui nous dépassent sont inhérentes au monde et à l'humanité.



:: Twin Peaks: The Return (saison 3, épisode 8, 2017) [Lynch/Frost Productions / Showtime]


De cette manière, au fil des saisons, il devient évident que Laura Palmer est un personnage complexe parmi d’autres et qu’elle n’est pas la seule à avoir été sous l’emprise de forces contraires. En réalité, tout en explorant les mœurs douteuses, les relations tumultueuses, les corruptions intestines et les trahisons des habitant·e·s de Twin Peaks, Lynch ne manque pas de redéfinir et décloisonner l'ombre portée surplombant la série en mettant tout autant en lumière les diverses formes de solidarité, d'amour, et de communauté. Dans une énigme qui s'auto-dévore, les personnages de Twin Peaks, plus hors norme les uns que les autres, se côtoient avec force magnitude et forment à eux seuls une mythologie singulière : le nain, le géant, Killer Bob ou la femme à la bûche n’en sont que quelques exemples évocateurs, persistant dans l’imaginaire du public. Sans oublier son emblème : un agent tout à fait spécial, avide de tarte à la cerise et drogué au café, doté d'un charisme irrésistible auquel d’entrée de jeu la gent féminine n'est pas insensible, mais dont dépendent également le shérif de Twin Peaks, Harry S. Truman (Michael Ontkean), et son équipe composée de membres des plus honnêtes et dévoué·e·s. L’intuition et les prémonitions de Cooper agissent comme leur étoile de Bethléem, les guidant, dans une complicité toute fraternelle et quasi spirituelle, vers la perception de réalités s’emboitant l’une dans l’autre. De fait, le personnage de l’agent spécial Dale Cooper doit nécessairement être lié aux deux autres entités que David Lynch a créé pour son interprète, Kyle MacLachlan, dans Twin Peaks: The Return, soit celui du doppelganger Mr. C., aka le démoniaque Cooper, et celui de Dougie Jones, personnage déterminant, avatar placide et sacrificiel. Dougie est un peu le Mister Chance de Hal Ashby, ce candide et naïf individu qui influence positivement, malgré lui, quiconque croise sa route, agissant comme une redoutable machine à modifier le cours des événements.

En outre, Twin Peaks: The Return trouve une inspiration [2] étonnante à ses péripéties dans la mythologie classique, notamment L’Odyssée d’Homère. Tandis qu’Ulysse, après la guerre de Troie, met dix ans à revenir sur l’île d'Ithaque, affrontant de multiples épreuves pour retrouver sa femme Pénélope, l’agent Cooper, à son tour, est projeté depuis la Loge Noire pour retrouver Laura, qu’elle soit morte ou vive. Cette structure épique, récurrente dans les œuvres littéraires et artistiques, prend ici une forme singulière, mettant en exergue la quête de Cooper à travers les dimensions parallèles, qui s’élève au statut de mythe moderne, en revêtant une dimension légendaire. En définitive, entre Ulysse, Marilyn, et la majesté sauvage des chutes de Snoqualmie, symboles récurrents des paysages de la série, Twin Peaks s’affirme comme l’héritier d’une généalogie aussi onirique que fantasmagorique.

La ville de Twin Peaks dégage quant à elle une force d’attraction à la fois fascinante et étrange, apportant une densité supplémentaire à l’univers déjà bien décalé de la série. En mêlant des lieux familiers mais atypiques à des paysages à la fois pittoresques et surnaturels, tels que le Great Northern Hotel, le Double R Diner, la grotte du hibou ou le cimetière du Lac Noir, la série crée une atmosphère unique dont l’esthétique visuelle s’inspire de nombreux peintres. On pense notamment au surréalisme de Magritte ou encore à Hopper, qui transposait mieux que quiconque les profonds changements sociaux que traversaient les États-Unis d’Amérique. Lynch s’en imprègne pour intégrer, d’une part, l'irrationalité dans la vie courante des Twin Peaksien·ne·s et, d’autre part, la désolation et la tourmente laissées par le passage de mutations invisibles qui secouent la ville et ses habitant·e·s. Mais c’est un autre artiste qui attire particulièrement l’attention du cinéaste : Francis Bacon, peintre expressionniste, maître des distorsions, aux toiles empreintes d’effroi et chargées d’angoisse. Si on a pu remarquer son influence visuelle dans nombre d’objets de la filmographie de Lynch [3], Bacon revient régulièrement dans l’entité Twin Peaks. On reconnaît les similitudes entre la « Chambre Rouge » caractéristique de la série et l’inquiétante toile « Seated Figure », tandis que le triptyque « Three Studies for a Crucifixion » se retrouve dans l’aura velouté bizarroïde de la pièce pourpre. Les toiles « Portrait of a Man », « Two Figures at a Window » ont servies, quant à elles, de référence pour plusieurs plans glaçants de Twin Peaks: The Return. [4]



:: Twin Peaks: The Return (saison 3, épisode 3, 2017) [Lynch/Frost Productions / Showtime]
// Portrait of a man, 1953, Francis Bacon [© The Estate of Francis Bacon]


Par cette recherche formelle s’affairant à mettre en lumière les dynamiques invisibles à l’œuvre dans le tumulte de nos existences modernes, David Lynch redéfinit, avec Twin Peaks, les paramètres du feuilleton télévisé. Tout comme son antépisode destiné au grand écran, la série télévisée originale, lancée en 1990, a été filmée sur pellicule afin d’assurer une texture et un grain similaires à ceux d’un film. Pour façonner pleinement l’univers unique de Twin Peaks, Lynch déploie un ensemble de techniques cinématographiques spécifiques, telles que l’utilisation de la caméra fixe, des déformations angulaires, ainsi qu’un montage non linéaire fondé sur des ruptures de ton et des transitions abruptes. Ces choix visuels et narratifs amplifient le sentiment d’inconfort et d’oppression, tout en générant un effet esthétique à la fois surprenant et hétéroclite. À l'instar de verres progressifs, la narration brumeuse de Twin Peaks, fidèle à la filmographie de Lynch, agit comme un élément réducteur ou amplificateur, façonnant un univers étonnant qui modifie la perception des spectateur·rice·s, les incitant à adopter d'emblée un état d'esprit propice à la fusion de l’étrange et de l’ordinaire, au même titre que les lecteur·rice·s de Boris Vian acceptent de bonne grâce l’anguille dans le tuyau comme faisant partie d’une réalité alternative.

L’influence du rêve sur notre quotidien offre une nouvelle perspective sur le réel, et Lynch maîtrisait l'art d'investir cette dimension. Espace libre aux contours flous, mais que le·la rêveur·se perçoit instantanément comme définis, le rêve, même dans ses formes les plus perturbantes, cherche à donner un sens aux événements traumatiques et à en faciliter l'intégration psychologique. Il est, chez Lynch, le matériau privilégié pour réconcilier les forces opposées qui traversent l’humanité. Dans cette optique, les univers de David Lynch et Hayao Miyazaki présentent des similitudes, avec des personnages antagonistes agissant comme des métaphores pour explorer les complexités humaines. Chez l’un comme chez l’autre, la quête du Bien repose sur un optimisme qui fonde leur vision de l’humanité, mais chacun s’aventure sans réserve dans les recoins sombres de la psyché. En ce sens, Lynch ne manque pas d’explorer des pulsions perverses qu’il assume sans concession, tandis que Miyazaki dépeint les êtres humains, des aîné·e·s aux plus jeunes, dans leurs moments de colère ou de faiblesse. Dans leurs univers imaginaires et spirituels, les deux cinéastes adoptent une approche où l’ensemble du spectre émotionnel humain se manifeste de manière fluide, dans un équilibre à la fois fragile et instable, qu’il convient de maintenir au quotidien. Les contradictions y coexistent dans une tension dynamique, semblable à celle des rêves.

« Nous vivons dans un rêve », déclarait le nain de la Chambre rouge. « Je faisais un mauvais rêve ! » marmonnait aussi le personnage de Carl Rodd (Harry Dean Stanton). Comme dans un songe, il nous reste de Twin Peaks des images, des sensations, des énigmes irrésolues. Persiste pourtant ce même besoin herméneutique des spectateur·rice·s-exégètes du monde entier d’analyser le fin mot de l’histoire mais, chez Lynch, l’hallucination est un accès à une dimension parallèle, le spiritisme se fond au spirituel et ainsi Twin Peaks se mobilise entre le monde tangible et ses dimensions obscures, déstabilisant délibérément notre compréhension. Dans The Return, la réapparition de l’agent spécial du FBI, disparu depuis plusieurs années et présumé mort, nourrissait implicitement l’espoir d’une fin heureuse qui voudrait s’inscrire dans cette quête du triomphe du Bien et dans la nécessité du combat mené par les protagonistes de l’univers lynchien. Mais qu’on se le dise : l’envoyé Cooper, arraché à un passé lointain, semble désormais avoir subi un sort analogue à celui de Laura. Tou·te·s deux se retrouvent relégué·e·s à un horizon temporel insondable, où l’on ne peut que supposer que leur créateur les a rejoint·e·s. In fine, David Lynch, tel un messager, s’est retiré, emportant avec lui les réponses à ce chassé-croisé qui perdure depuis plus de trois décennies. Ce faisant, il permet à l’intrigue de Twin Peaks de se déployer en boucles infinies, alors que tout ce qui s’oppose et tout ce qui s’alimente subsiste et se perpétue, résonnant différemment suivant le référentiel de qui observe.



:: Twin Peaks (saison 1, épisode 1, 1990) [Lynch/Frost Productions / ABC]
 

 


[1] Enrique Seknadje, David Lynch, un cinéma du maléfique (Camion Blanc, 2010).

[2] Propos de Mark Frost au Festival du film de San Diego 2018.

[3] Notamment : Eraserhead (1977), Elephant Man (1980), Lost Highway (1997), Inland Empire (2006).

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Article publié le 26 mars 2025.
 

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