DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Comment les images peuvent aider

Par Alexandre Koberidze

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Le texte suivant a été soumis par Alexandre Koberidze dans le cadre de notre dossier en cours sur la Semaine de la critique de Berlin. Nous l’avons invité à se remémorer son passage à l’événement par le passé étant donné qu’il s’agit d’un réalisateur que la Semaine a soutenu dès le début de sa carrière. Son premier long métrage, Let the Summer Never Come Again faisait partie du programme de la Semaine en 2017.


 

D’une certaine manière, le coronavirus a altéré ma mémoire, pas de façon permanente je l’espère, mais ça semble être le cas en ce moment. J’ai l’impression d’avoir oublié plusieurs choses. En fait, tout est là, et je n’ai besoin que d’un petit effort pour que ça me revienne, mais ce petit effort n’a pas toujours lieu. Même aujourd’hui, alors que j’essaie de repenser à février 2017, il n’y a pas grand-chose dont je me souviens. Je sais que je prenais alors souvent des photos, la photographie étant une habitude que j’ai développée en tournant mon premier film. J’ai pris une quantité infinie de photos, et cette habitude m’a aidé à voir plus clair qu’autrefois. Le tournage de mon film Let the Summer Never Come Again faisait partie du même processus d’apprentissage, et février 2017 est le moment exact où il a été projeté pour la première fois. Je me souviens très bien que cela s’est passé à la Semaine de la critique de Berlin; je me souviens encore de certains détails. Mais pas de beaucoup. Pour me rapprocher de cette époque, j’ouvre un dossier d’images: Foto/Telefon/2017/Februar. Il y a 969 images dans ce dossier. Apparemment, j’ai passé la première moitié du mois à Tiflis, ce dont je ne me souviens pas non plus. Pas plus que d’y avoir pris plusieurs photos de plein de choses  des arbres, des rues, des enfants, des chiens, des branches, des ami·e·s, plusieurs personnes inconnues, des maisons, la rivière et beaucoup de gants perdus. Puis, je me suis rendu à Berlin et j’ai continué. J’ai vu encore plus de gants perdus, des pommes, des mains, et il semble y avoir eu quelques jours ensoleillés en février 2017. Il a neigé aussi, ce que j’aimerais d’ailleurs revivre bientôt. Puis, il y a l’image d’un arbre qui a éventuellement été coupé. Je sais combien j’aimais cet arbre et comment, à un certain moment, l’an dernier peut-être, quand je suis revenu à Berlin après une longue absence, j’ai remarqué qu’il n’était plus là. Il restait le tronc, mais tout le reste était parti. Ça m’a rendu triste. L’arbre était très proche de mon appartement, et chaque fois que je le voyais, sa beauté me rendait joyeux et fringant à la fois. Il poussait dans un très bel endroit. Certaines personnes décrivent ces endroits comme des non-lieux puisqu’ils n’ont pas de fonction spécifique, même s’il est évident qu’ils n’ont pas besoin d’avoir de fonction. C’était un coin magnifique. En février 2023, j’ai revu le même coin, le tronc était là, et c’était bien dans un sens. J’ai pris une photo de l’endroit, pas pour capter le vide, mais puisqu’un autre arbre que je n’avais pas remarqué auparavant s’y trouvait aussi, un bel arbre qui vit une vie étrange entre deux murs, assez grand et élancé, peut-être seulement à cause des murs; l’espace vide sur le coin demeure pourtant remarquable. Je préfère ouvrir le fichier Foto/Telefon/2017/Februar et contempler l’image de l’arbre, du soleil et de l’ombre qu’ils ont créée ensemble. Cet arbre avait presque disparu de ma mémoire, mais les images sont là, et maintenant je peux m’en souvenir très clairement à nouveau, il vit dans ma mémoire, dans les photographies, le tronc demeure aussi, et je souhaite que vous aussi puissiez voir l’image de cet arbre, afin que son souvenir dure encore plus longtemps:
 



Toutes les photographies proviennent des archives personnelles d'Alexandre Koberidze.

 

 

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Alexandre Koberidze est né en 1984 à Tiflis, en Géorgie. De 2001 à 2005, il a étudié la production cinématographique à l'académie de cinéma et de théâtre de Tiflis. En 2009, il s'installe à Berlin, où il commence à étudier la réalisation à l'Académie allemande du cinéma et de la télévision de Berlin (DFFB). Pendant ses études, il réalise plusieurs courts métrages, comme Looking Back is Grace (2014), produit en collaboration avec Arte ou Colophon (2015) qui a eu sa première au Festival international du court métrage d'Oberhausen où il a obtenu une mention spéciale du jury. Son premier long métrage Let the Summer Never Come Again (2017) qui est une fiction avec des éléments documentaires, a eu sa première à la Semaine de la critique Berlin. Il a également été présenté au FIDMarseille 2017 où il a remporté le Grand prix de la compétition internationale. Il réalise ensuite What Do We See When We Look at the Sky? (2021), gagnant du Prix FIPRESCI à la Berlinale.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 26 décembre 2023.
 

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